Le fond

6 minutes de lecture

Mon état sanitaire se dégradait. Un jour, gros boutons sur ma verge, à l’aspect dégoutant. Je n’en avais rien à foutre, me vautrant au fond du ruisseau, attendant que tout cela finisse. Un dernier sursaut d’instinct me fit quand même aller chez Verdier. Il ne put retenir une grimace en me voyant entrer. Je devais vraiment arborer une très sale gueule, mais je ne m’étais pas regardé dans un miroir depuis belle lurette, ne me rasant plus.

Diagnostic immédiat : syphilis. Il m’observa longuement, me questionna délicatement. Il prit son temps, comme toujours, alors que sa salle d’attente débordait et que je ne l’avais pas prévenu de ma visite. Je craquai soudainement, je lui racontai tout, mon désarroi, ma déprime, ma prostitution… La digue se rompait. Sans que je puisse l’empêcher, tout mon malheur se répandait devant lui. Il m’écouta attentivement. Il se leva, vint près de moi, me saisit la main, m’entoura les épaules, murmura :

— Jim, Jim, je vais t’aider ! Ça va aller.

Il me sourit, un de ces sourires rares, source d’éternel réconfort, comme on n’en rencontre que quelquefois dans sa vie.

Ce fut une petite bouée à laquelle je pus m’agripper au milieu du torrent infernal qui m’emportait depuis des mois. Cet apport d’un peu de chaleur, après que je me suis vidé de mon pus, me permit d’esquisser un mince sourire. Le premier depuis si longtemps !

Il commença par vouloir m’envoyer chez un psychiatre.

— Mais je ne suis pas fou, juste… perdu, complètement paumé.

Il se reprit et me dit qu’il pensait que c’était une dépression, légère, ajouta-t-il pour ne pas m’effrayer. Il allait me prescrire quelque chose pour m’aider.

Il laissa passer un long moment, le temps de me permettre de remonter un peu. Puis il se mit à m’engueuler, crescendo, à me dire, avec des mots directs, très durs, que j’étais le dernier des imbéciles. Que je n’avais pas le droit de me faire ça ! Qu’il existait des solutions, des amis, des gens, forcément, autour de moi, qui tenaient à moi ! Je n’avais pas le droit de me mettre en danger, physiquement et médicalement. Il voulait m’ébranler, mais surtout il montrait une grande colère contre moi, déçu par mon comportement, peut-être blessé que je n’aie pas fait appel à lui plus tôt. Il fit suivre ce savon d’abord d’une ordonnance, associée à toute une batterie de tests pour estimer ma dégradation physique, test VIH et autres MST. Il conclut par une sévère ordonnance orale et morale sur la conduite que je devais adopter. Rendez-vous dans une semaine !

— Et ne déconne plus ! me lança-t-il, tout en me poussant hors de son cabinet, me tenant fermement l’épaule, me faisant sentir son attachement paternel (ou fraternel ?).

Son coup de pied aux fesses me secoua. Verdier venait de bétonner le fond de la cuve, consciemment ou non, m’empêchant de descendre plus bas. Je ne pouvais que rebondir ou rester dans ce fond que j’avais, enfin, atteint… Ma nature me fit choisir le coup de talon : je remontais.

En attendant des résultats du test VIH, je réalisai que je n’étais pas mort, que je ne tenais pas à mourir, pas encore. On ne quitte pas la vie si facilement. On s’accroche, on s’agrippe malgré soi ; on ne peut pas partir simplement parce qu’on le souhaite.

Le test revint négatif et pour les autres maladies également. Comment avais-je pu me mettre à ce point en danger ? Pourquoi avais-je cédé devant ces pulsions d’anéantissement ? Parce qu’elles se tapissaient en moi ?

Je suivis ses prescriptions à la lettre, sauf, bien sûr, l’antimachin et l’anxio-truc que je n’allais même pas chercher. Je voulais rester lucide pour comprendre. Je retrouvais de l’intérêt à mon travail. Mes petits moteurs recommençaient leur ronronnement, d’abord faiblement, puis montant en régime.

Je rebranchais mon téléphone. Ils arrivèrent vite, immédiatement. J’étais réchauffé par la compassion, la sollicitude, l’amitié profonde que je lisais dans leur regard la première fois que je revis mes amis. Cela faisait si longtemps, quelques mois, une éternité. En fait, ils étaient tous là, ils l’avaient toujours été, et, sans s’être donné le mot, ils sont accourus, les uns après les autres.

— Jim, pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

— Jim, qu’est-ce que tu as foutu ?

— Jim, j’étais là.

— Jim, on t’attendait.

— Jim, j’avais besoin de toi, Jim… 

Nous avions partagé de belles choses ensemble, des aventures, des potacheries, des discussions sans fin, que du bonheur. Alors que, sans aucune hésitation, je me serais jeté à l’eau pour soutenir l’un d’eux, je ne me sentais pas assez de valeur pour demander de l’aide, pour les importuner en allant pleurnicher sur leurs épaules ou quémander un réconfort. De toute façon, mon malheur me gangrénait à tel point que rien ni personne n’y aurait pu quoi que ce soit. J’avais ignoré ce qu’amitié voulait dire. J’avais ignoré ce que se perdre voulait dire.

Je ne leur ai pas tout raconté. Je n’étais pas fier d’avoir perdu le contrôle de ma vie. Je n’étais pas fier de ne pas avoir eu confiance en leur amitié.

J’ouvris ma boite mail, saturée. Après plusieurs mois et des messages plus que quotidiens de Pascale, ce n’était pas étonnant. En les parcourant rapidement, je constatai qu’elle voulait venir à Paris, mais cela n’avait pas été possible pour des raisons de visa.

(— Pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi ne t’es-tu pas plus inquiétée que ça ? Pourquoi…

— Mais non, te voir m’aurait encore plus détruit en rendant palpable la fin de notre vie à deux.

— J’avais tant besoin de toi ! Je voulais tant ne pas te voir.)

Je restais toujours désemparé vis-à-vis d’elle. Son séjour aux States se prolongeait de six mois, agrémenté de péripéties inénarrables avec l’immigration américaine.

La remontée fut longue. Comment sait-on quand ça va mieux, que l’on sourie de nouveau, que l’on se sente sauvé ? Un écœurement me prenait sur ma chute : je m’étais souillé volontairement ; je ne valais pas grand-chose. Pour autant, à quoi bon vivre ? J’oscillais entre l’appel du bas et celui du haut. Mes amis étaient très présents, s’enquérant sans cesse de mes activités, ne me laissant pas l’occasion de retrouver l’ivresse de l’oubli.

Pendant toute cette période, Verdier m’avait demandé de venir le voir chaque semaine, « pour vérifier que tout va bien ». Il relançait les tests VIH régulièrement. En fait, il voulait ainsi m’obliger à marcher droit. Surtout, il m’incitait à parler pour essayer de comprendre comment et pourquoi s’était produit ce dérapage.

Il me fit entendre, puis admettre que j’avais été violé. Je repoussais cette pensée, me sentant responsable de ce qui était arrivé : c’étaient mes choix, mes décisions (foutue volonté de croire maitriser ma destinée !). Quand j’acceptais cette idée, il m’expliqua que, de la sorte, on avait planté un dard empoisonné dans mon esprit, une bombe à retardement. Profitant d’un affaiblissement psychologique (je ne lui avais pas dit la profondeur et l’immensité de ma relation avec Pascale, sinon le mot de ruine psychologique aurait été mieux venu), elle avait explosé. Il en était de même pour mon agression, que j’avais à peine évoquée (mes cicatrices s’étalaient encore fraiches et il avait tout de suite compris en m’examinant). Cette bombe aussi était amorcée et me sauterait à la figure à la première occasion. Je devais me faire suivre pour traiter ces traumatismes. Cette suggestion se heurta à ma grande réticence à aller voir un psy, ne voulant pas ouvrir mon placard à cadavre, comme évoqué par Pascale, ne voulant pas non plus savoir pourquoi j’avais déconné à fond plusieurs fois. J’avais peur de moi. Il ne me laissa pas le choix, me disant que seul un vrai travail sur moi pouvait retirer ces deux traits de ma tête ou au moins m’aider à les contrôler.

Bien sûr, cette analyse m’a approché du placard. Il était bien réel, avec quelque chose dedans qui remuait et me manipulait parfois. Je voulais savoir ce qui m’avait poussé à des gestes odieux, éclaircir certaines de mes incapacités, sans vouloir vivre avec un cadavre, même apprivoisé.

Cette introspection fit aussi apparaitre un deuil enfantin, une disparition douloureuse non pleurée. C’était une infinie tendresse, un immense amour qui s’était évanoui brusquement, sans raison, sans explications : Jeannette, ma nounou, Tatija ! Impossible de retrouver une bribe de souvenir au-delà de cette absence.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0