Raphael

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Mes forces et mon moral commençaient à reprendre vigueur. Un soir de début de printemps, encore sombre, froid et pluvieux, je passais selon mon habitude à la boulangerie. À la limite de la fermeture, je me pressais et me pris les pieds dans ceux d’un clochard affalé devant la vitrine, sans qu’il réagisse. Je ressortais ma baguette à la main, j’avançais de quelques pas quand mon esprit me hurla :

— Le clodo, c’est un gamin !

Je m’arrêtai, me retournai. Oui, mon inconscient avait bien vu : il avait une allure jeune, même si sa tête plongeait au fond de ses épaules. J’allai vers lui :

— Eh, mon gars…

Pas de réponse.

— Oh, tu dors ?

Pas de réponse.

Une force m’empêchait de passer mon chemin en l’ignorant. Tant pis pour mon beau manteau, je m’assis près de lui. J’attendis. Je posai ma main sur son bras. Un léger tressaillement.

— Tu as besoin de quelque chose ?

— …

— Tu vas dormir là ?

J’entendis à peine :

— M’en fous… crevé…

— Bon, arrête ton cirque. Debout, allez, lève-toi ! essayai-je de le brusquer pour le faire réagir.

Enfin, je vis sa bouille : un petit gamin, le visage ravagé par des larmes séchées. La pitié m’envahit pour cet oisillon tombé du nid et qui pépiait un secours. Je me levai, le tirai par le bras.

— Allez, debout. Ce soir, tu vas dormir au chaud.

Il se leva péniblement, en gardant la tête baissée. Nous commençâmes à avancer lentement. En passant devant la pizzéria, une intuition me vint.

— Attends-moi là.

Je rentrai dans le restaurant. Deux pizzas fumaient sur le comptoir, tout juste sorties du four.

— Combien ces pizzas ?

— Pas à vendre ! … Pour une table, dans la salle.

Je sortis un bon billet.

— Vous pouvez garder la monnaie. Vous me les mettez dans un carton, s’il vous plait ?

Mon gars m’attendait à la porte du restaurant, les bras ballants, dans l’exacte position où je l’avais laissé.

— On y va ?

Je le fis entrer dans mon appartement.

— Viens, assieds-toi.

Je coupai une part de pizza.

— Allez, mange.

Il la dévora. Puis une seconde. J’étais étonné de sa capacité à avaler, autant, si vite. Entre deux bouchées, j’entendis un marmonnement :

— … o… a ?

Je le regardai, interrogateur.

— T’aurais pas du coca, s’il te plait ?

— Ah non, désolé. Je n’ai pas ça en stock. Je vais te chercher de l’eau.

Quand je revins, une nouvelle part avait été avalée. Une fois les pizzas englouties, il commença à se réveiller, à regarder autour de lui.

— Ça fait combien de temps que tu n’avais pas mangé ?

— Deux jours.

— Bon, on va compléter. Mais avant, tu vas aller te laver, tu pues ! Je veux bien recueillir les chiens perdus, mais je n’aime pas l’odeur de chien mouillé. La salle de bain est là. Tu trouveras une serviette dans l’armoire.

Il paraissait assez crade et sentait fort, de cette odeur mi-acide, mi-sucrée des enfants. Quand je l’entendis sous la douche, j’allais chercher ses vêtements. Il sortit de la salle de bain, à moitié dégoulinant :

— Mes fringues ?

— À la machine, en train de tourner. Tu ouvres ce placard et tu prends ce que tu veux, ça devrait t’aller.

Le temps qu’il se trouve une tenue et qu’il l’enfile, je vidais le frigo sur la table. Il revint l’air embarrassé.

— Tu as des vêtements bizarres…

— Pourquoi ?

— Tu es un pédé ?

— Oui ! Je suis gay, homo !

— C’est pour ça que tu m’as fait monter ?

— Tu es vraiment à la ramasse ! Tu te souviens que tu étais sur le trottoir ? J’ai eu pitié, c’est tout. Et c’est normal.

Il me lançait des regards par en dessous, ne sachant visiblement pas quoi penser. Son instinct reprit vite le dessus. Je le regardais manger toujours effaré par sa rapidité d’absorption.

— Qu’est-ce qu’un gamin comme toi fait dans la rue ? Et d’abord, tu as quel âge ?

— Quinze, non, quinze et demi, en fait bientôt seize.

— Et sur ce que tu fais tout seul dans la rue ?

Alors il me raconta : trois jours auparavant, il était dans sa chambre avec Paul, son meilleur copain. Ils avaient découvert le plaisir de se toucher et de se caresser. Là, ils testaient la sensation de s’embrasser. Il n’avait pas fait attention, car normalement le lundi son père travaillait. Manque de pot, ce lundi, il était à la maison ; il était entré brusquement dans la pièce. En voyant les deux garçons bouche contre bouche, les mains de l’un sur les fesses de l’autre, il devint noir de colère et les jeta hors de la maison.

— Pas de pédés chez moi. J’avais dit à ta mère qu’il ne fallait pas te traiter en fille. Résultat, mon fils est un pédé, alors dehors ! Ne reviens surtout pas. Et ton pervers de copain aussi, dehors !

Il les avait attrapés par les vêtements, les avait poussés du pied et jetés violemment hors de la maison, en claquant la porte derrière eux, lui laissant à peine le temps de prendre son sac. Juste un pull sur les épaules. Paul lui avait proposé de l’héberger. Leurs pères étaient collègues de bureau, copains mêmes (c’est ainsi que s’étaient connus les deux apprentis). Paul risquait fort de déguster en rentrant chez lui.

— Alors je suis allé à la gare et, comme j’avais mon passe, j’ai pris le premier train qui passait. Arrivé à Paris, j’ai marché. La première nuit, je me suis caché dans un immeuble, en entrant derrière quelqu’un. Mardi, j’ai marché, marché, trop froid pour m’arrêter. J’ai trouvé un robinet pour boire. J’ai réussi à me planquer dans une station de métro, sans clodos et sans que les mecs de la RATP me voient. Pareil aujourd’hui, puis plus rien, fini, les jambes m’ont lâché. Je me suis effondré à l’endroit où tu m’as trouvé. C’est tout.

— Avec Paul, ça faisait longtemps que vous jouiez entre vous comme ça ?

— Non, deux ou trois fois. On ne faisait rien de mal. On n’était même pas tout nu. On s’amusait juste parce qu’on était bien dans les bras l’un de l’autre.

Les innocents ! Ils étaient en train de franchir le pas. Le lait était bien chaud et n’aurait pas trainé à déborder !

Il commençait à se faire tard.

— Bon, écoute, le canapé là, il n’est pas fait pour dormir dessus, tu te casserais le dos.

— J’vais dormir par terre, j’ai l’habitude maintenant, t’as une couvrante ?

— Tu me saoules ! J’ai un très grand lit. Tu vas dormir à côté de moi. Je ne te toucherai pas. En frères.

Inutile de lui préciser que des raisons médicales m’obligeaient encore à l’abstinence, mais de toute façon un frein puissant me retenait de le toucher.

— Eh, j’suis pas une meuf !

— Arrête ! C’est une expression ! Éteins et viens. Au fait, moi, c’est Jérôme, mais tout le monde m’appelle Jim, et toi ?

— Raphael, sans tréma.

— Bonne nuit, Raphael-sans-tréma !

Autant il était vif l’instant d’avant, autant il s’endormit à peine allongé. Je le regardai, un peu ému devant tant de grâce encore enfantine. Une colère sourde monta en moi contre son père, contre cette société ignoble, avec ses préjugés, sa morale débile d’un autre temps. Comment pouvait-on jeter son gamin à la rue, le renier ? C’était révoltant, à hurler. Je mis longtemps à me calmer puis retournai me coucher. Dans la nuit, je fus réveillé par de faibles miaulements. Il s’était blotti contre moi. J’essayais de l’apaiser en lui parlant silencieusement. Quand je me levai, il était replié en position fœtale, de l’autre côté du lit, dormant paisiblement, m’offrant la magnifique image de l’enfant innocent, abandonné et serein dans son sommeil, avec ses ondes blondes, son visage à peine ombré d’un petit duvet, un petit ange qu’on avait envie de câliner et de protéger.

Je lui laissai un mot et de la monnaie. « Je reviens vers dix-neuf heures. Achète-toi à manger pour midi. Tu peux remplir le frigo que tu as vidé ! Ne pars pas avant que je sois rentré. Pas de cigarette, stp. » Plus mon numéro de téléphone et un trousseau de clés.

Ma journée s’étirait, trop longue à passer, j’avais hâte de rentrer, de savoir comment il allait, avec la crainte qu’il fut reparti dans ses errances. En même temps, je m’interrogeais sur ce gamin qui venait d’entrer dans ma vie. Pouvais-je héberger un mineur chez moi ?

À six heures et demie, je poussai ma porte, vis de la lumière et lâchai un soupir de soulagement.

Il était allongé sur le canapé, une pile écroulée de BD à ses pieds. La table était mise et une bonne odeur de cuisine flottait dans l’appartement.

— Tu vas bien ?

— Ouais. T’es plus tôt que tu m’avais dit, c’est pas encore prêt.

Je m’assis au bout du canapé et commençai à ramasser mes bandes dessinées.

— Tu sais, j’y tiens beaucoup. C’est la collection de mon grand-père. C’est aussi tous mes souvenirs d’enfance quand je les dévorais l’été chez eux.

— Ouais, il y en a qui sont vraiment bien. C’est mieux que Mickey Magasine.

— Je veux ! En plus, il y a de vieilles éditions originales.

— Ça veut dire quoi ?

— Regarde cet album de Tintin, le titre est le dernier de la liste. Là, la date du dépôt légal. Ici, la date d’impression. La même année : 1956. Cet exemplaire, par exemple, vaut une fortune. J’en ai d’autres.

— C’est quoi, le dépôt légal ?

— L’âge des « c’est quoi ? », c’est quatre, cinq ans !

Pourtant, je lui expliquai. Nous avons continué à bavarder sur ces petites choses jusqu’à ce qu’il me proposa de nous mettre à table.

— Ça doit être prêt. J’ai toujours aimé faire la cuisine, je la fais souvent avec ma mère.

Il s’arrêta, se souvenant de sa situation présente.

— Enfin, je faisais… J’espère que ça va te plaire. J’aimerais bien trouver une école de cuisine après le bac et puis tenir un restau.

Nouvel arrêt avec rappel des circonstances actuelles.

— Enfin, on verra.

Cela me semblait une bonne idée, car il avait visiblement un don pour la cuisine : ce que nous mangions était bien meilleur que mes préparations habituelles.

— Bon, demain et ce weekend, tu te retapes. Tu peux rester ici. Lundi, tu retournes au lycée.

— T’es pas mon père, tu ne me donnes pas d’ordre.

— Ton père…

— Mais je l’aime bien, on faisait plein de choses ensemble !

— Notamment te foutre à la porte !

Je sentais la colère revenir et je ne comprenais pas qu’il accepte la situation sans se révolter.

— Oui, je ne suis pas ton père. Tu as remarqué que tu es dans une sacrée merde ? Il faudrait commencer à te servir de ta tête.

— Je peux me débrouiller tout seul. Je dormirai sous les ponts et je me prostituerai pour bouffer. Tu ne me dois rien !

— T’es vraiment un petit crétin mal emmanché. Arrête s’il te plait ce cinéma. Tu ne sais pas de quoi tu parles, de la vie de clodo et de prostitué.

— Et toi, dans ton beau petit appartement de bobo, tu sais ce que c’est ?

— Plus que tu le crois ! Bon, tu redescends de ton cocotier et tu m’écoutes. Le plus important aujourd’hui est que tu finisses ton année scolaire et que tu enchaines sur la suivante. Le reste, on va s’en occuper ! Donc, ce que je te propose, c’est de loger ici dans un premier temps. Tu participeras un peu, ce n’est pas un hôtel. Je t’offre le gite et le couvert, si tu veux bien. Après, on va trouver une solution. On va mettre tout ça au point. Aller, au pieu.

— Je dors où ?

— Ben comme hier, dans le lit, avec moi.

— Tu ne m’as pas touché la nuit dernière ?

— De quoi as-tu peur ? Tu dormais tellement fort que si un TGV t’était passé sur le corps, tu n’aurais rien senti. De toute façon, tu es tabou pour moi.

— Qu’est-ce qu’il a, mon bout ?

— T’es vraiment mal dégrossi, toi. Tabou, t, a, b, o, u : ça veut dire que je n’ai pas le droit de te toucher. Dans une religion, ce qui est tabou est défendu. Comme le porc pour les Arabes et les Juifs.

— Ah bon !, les Feujs aussi ils sont halals ? Ben, alors, si je suis défendu pour toi, je n’ai rien à craindre.

— Bien sûr que non !

— Bon, bon. Bonne nuit.

Le vendredi soir, quand je rentrai, il nous avait à nouveau préparé quelque chose qui sentait bon. Les bandes dessinées étaient rangées, sauf celle qu’il était en train de lire.

Le lendemain, il émergea vers les onze heures, midi. L’après-midi, je lui payai une toile, pour lui changer les idées. Le dimanche, nous avons vu un bon film d’action. Il devenait moins agressif et commençait à me considérer un peu positivement. Nous ne parlions que de bricoles anodines. J’aurais aimé mieux le connaitre, savoir comment il voyait les choses. Je devais attendre qu’il aborde lui-même ces points.

Je le drivai :

— Demain, lever six heures trente. Il te faut une bonne heure pour aller à ton lycée. Tu ne racontes rien à tes copains, tu inventes une histoire. Si l’administration te réclame un justificatif, tu demandes à voir le CPE ou le proviseur et tu lui dis exactement ce qui s’est passé. Tu dis que je suis ton oncle, que je te connais bien, que tu es à l’abri et en sécurité. Et puis tu parles avec Paul, s’il est là. OK ?

— Yes, boss !

Le lendemain, je le secouai avant d’aller me doucher. Sans faire attention, je sortis de la salle de bain, complètement nu, selon mon habitude. Il était réveillé et m’observait.

J’attendis avec impatience la fin de la journée et je me précipitai à la maison. Je l’entendais farfouiller dans la cuisine.

— On se débrouillera pour manger. Raconte !

— Non, c’est presque prêt, une minute.

— On s’en fout, raconte !

— Paul était là. Mon père avait appelé chez lui et avait salement engueulé le père de Paul parce que son fils avait perverti le sien. Il lui dit qu’il nous avait chassés, qu’il ne supporte pas les pédés. En retour, son père l’a envoyé paitre et, quand Paul est rentré, ils se sont expliqués, un peu hard. Son père l’a mauvaise, il est très déçu, mais pas question de le mettre à la rue. Il a même demandé de mes nouvelles, mais impossible d’aller chez eux et de continuer à « corrompre » son fils. Pour l’administration, j’ai juste dit que j’avais été très malade. Ils ne m’ont rien demandé de plus. Même salade à mes copains.

Le soir, il se mit sur le coin de la table pour travailler. Il me posa des questions sur son devoir de mathématiques et fut très surpris par mes connaissances. Je lui dis de ne pas hésiter à me solliciter, que je pouvais l’aider.

Nous sommes allés nous coucher. Il se mit sur le lit et me regarda me déshabiller.

— Je t’ai vu à poil ce matin, t’es quand même super bien foutu pour un vieux !

Claque ! Un vieux ! Il m’a traité de vieux, ce petit morveux ! Je vais lui renvoyer une balle de fond de cour quand je réfléchis que j’avais presque deux fois son âge, deux fois sa vie. Surtout, c’était dans cette seconde moitié que j’avais véritablement vécu. Lui, il était en train de l’aborder.

Il enchaina :

— Tu sais, je crois que j’aime les garçons, pas les filles. C’est pareil pour Paul. On était en train de chercher comment faire. En plus, Paul, il me plait vraiment, il m’excite. Tu m’as dit que tu étais pédé, tu dois avoir de l’expérience, tu peux m’apprendre ? Ça ne doit pas être désagréable d’apprendre avec toi, si tu es aussi bon au pieu qu’en maths !

Ah ! La petite crapule, il me draguait ouvertement !

— Tu te souviens, tabou, pas toucher, défendu. Allez, désape-toi et au lit ! Demain, c’est encore six heures et demie.

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