Sauvetage

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Je profitais de la semaine pour essayer de trouver une solution. Je n’allais pas recueillir ce gamin jusqu’à la fin des temps, même si de l’affection pour lui commençait à m’emplir. J’en parlai longuement avec un copain avocat. Il me dit que l’émancipation était le seul moyen pour qu’il puisse gérer sa vie. Je cherchai aussi une solution d’hébergement. Je découvris l’existence des foyers pour jeunes. La difficulté fut de trouver une place libre dans un établissement correct. J’appris, grâce à mon visiteur d’hôpital, que des associations spécialisées aidaient les jeunes LGBT jetés à la rue. Je pensais m’en rapprocher. Pour l’instant, Raphael, je tenais à m’en occuper moi-même.

Le soir, nos conversations sur son avenir devenaient sérieuses, car cela le préoccupait. Je lui expliquai qu’il devait se faire émanciper. Il pensa immédiatement aux implications. Je lui dis aussi qu’il pouvait attaquer ses parents en justice, car ils lui devaient toit et études jusqu’à sa majorité. Il rejeta cette idée. Ne plus les voir, ne plus dépendre d’eux, oui, mais il n’allait pas les trainer au tribunal, quand même ! C’était le passé. Je fus stupéfait de cette acceptation si rapide de la déchirure. Ma rupture avec ma propre famille s’était étalée dans la durée : ce n’est pas facile d’effacer son enfance, ses parents, même inconsistants.

Je lui expliquai la nécessité d’obtenir un papier signé d’un de ses parents pour obtenir un jugement d’émancipation. Il ne voulait plus avoir à faire à eux. Je le rassurai : c’est moi qui allais aller chercher la signature de sa mère. Il me donna son adresse, en banlieue.

Pour le reste, sa « demande de formation », j’hésitais à faire appel à la gentillesse fondamentale de Vincent, le sachant bourré de principes. Comme il était le seul gay de confiance que je connaissais, je finis par l’appeler quelques jours plus tard, pour lui proposer de prendre un pot le soir. Nous nous sommes retrouvés, toujours aussi fraternellement. Je lui exposai ce qui m’arrivait : Raphael et son embarrassante sollicitation d’initiation. Je lui demandai de jouer les professeurs, car je ne voulais pas avoir de rapport physique avec lui.

— Quelle histoire ! Mais je ne peux pas, il est mineur !

— Non : la majorité sexuelle, c’est quinze ans ! Tu le sais bien !

— Oui. Mais tu te rends compte, il est très très jeune ! J’ai dix ans de plus que lui !

— Il ne s’agit pas de coucher avec lui ! Surtout de discuter, de lui apprendre, de lui montrer…

— Et comment fais-tu sans le toucher ou sans qu’il te touche ?

— Et il ne sait pas si c’est vraiment son truc, même s’il l’affirme. Donc, je ne sais pas jusqu’où il faut aller.

— Tu vois…

— Vincent, il ne s’agit pas de baiser avec lui, mais l’aider à se découvrir. Tu te souviens quand tu t’es approché de moi ?

— Oh oui ! Mais toi, tu es la douceur même !

— Et toi, tu es une brute ? Vincent, il n’y a pas plus gentil que toi. Je sais que tu le respecteras. Vas-y, aide-le, aide-moi ! Il a besoin de savoir.

— C’est quand même limite ! Tu parles d’une corvée ! Il est mignon au moins ?

— Tu montes, je te le présente ! Si tu le sens, je te le confie samedi ou dimanche prochain.

Présentations, deuxième coup à boire pendant que Raphael sirotait un coca. Vincent nous quitta sans rien dire, mais je savais qu’il allait accepter et tomberait sous le charme de mon blond chérubin ! Je racontai à Raphael qui était Vincent pour moi, notre amitié, comment nous nous étions connus, ce que nous avions vécu (un brin édulcoré quand même !). Il m’écoutait et je vis de l’intérêt dans ses yeux. Il commença à me regarder autrement que comme un mec inconnu, vaguement bizarre, dont il se méfiait un peu, mais dont il avait besoin.

— C’est un de tes ex alors ! Pourquoi vous êtes plus ensemble alors ?

— Parce que c’était hier et que nous avons été séparés par la vie. Parce que c’était une folle amitié, toujours vivace, mais pas un amour pour la vie !

— Je comprends ! Tu en as beaucoup des ex ?

— Tu es bien indiscret ! Si tu veux tout savoir, j’ai aimé follement et j’ai baisé salement !

— Souvent ?

— Tu poses trop de questions !

— Encore une : comment tu as su que tu étais gay ? Comment ça s’est passé la première fois ?

— Ça fait deux questions ! Mais comme c’est la même réponse… Mon cousin, un peu plus âgé, m’a montré ça gentiment. J’ai aimé et j’ai compris que les garçons m’intéressaient plus que les filles. C’est tout.

— Tu sais, ce qui m’inquiète le plus, c’est que les gens voient que je suis pédé. Toi, ça ne se voit pas. Ton copain non plus.

— Et toi, tu fais pédé ? C’est quoi, ces images stupides ? Je croirais entendre parler ton père ! Tu confonds l’orientation et l’attitude ! Je ne fais pas te faire un cours sur la différence entre sexe génétique, anatomique, orientation, genre, etc.

— C’est si compliqué que ça ?

— Mais non ! Pour toi, comme pour moi, c’est simple : tu as un sexe physiologique et une préférence. Le reste, on en a besoin dans des cas rarissimes, même si c’est souvent une souffrance pour ceux qui vivent avec ces particularités.

— Tu es vachement savant !

— Le plus difficile, c’est surtout le regard des autres et l’incompréhension. Regarde ton père : il ne sait pas de quoi il a peur et cela lui suffit pour mettre son fils à la porte. L’enfer, c’est les autres !

— Je connais ! On l’a étudié. J’aime bien parler avec toi.

La semaine se passa. Chaque jour, j’attendais avec impatience le soir, quand je poussai la porte, que je l’apercevais de dos, dans le noir, avec juste la lampe du bureau allumée. Il aimait bien l’obscurité et ce repliement dans une petite tache de lumière. Seul le tour de ses cheveux était éclairé. Avant qu’il ne se retourne, un bref instant, j’avais dans les yeux l’image d’un ange.

Chaque soir, en m’entendant, il levait la tête, me regardait, le visage accueillant.

— S’lut !

La magie était passée. Je devais patienter jusqu’à celle du lendemain.

Nous dinions lentement, savourant une de ses préparations. Il commençait ses questions, m’emmenant sur des chemins parfois inattendus, curieux de tout. Souvent, nous cherchions ensemble une réponse, petite proximité chaleureuse. Ce rôle de père ou de grand frère m’enchantait.

À la fin de la semaine, je lui dis que je devais m’absenter. Est-ce que ça l’embêtait d’aller dormir chez Vincent ? Ce dernier était d’accord. Pas de problème : « Mon copain avait l’air sympa ! ».

Le samedi, il partit en début d’après-midi. Je me tourmentais en me demandant si je n’avais pas commis une abomination. J’aurais dû encore plus parler avec lui, le sonder, m’assurer de la réalité de ses tendances. Dans la soirée, ne tenant plus, je téléphonai à Vincent.

— Raphael est là ?

— Oui, nous faisons connaissance. Jeune chien fou et parfois impertinent comme un roquet, mais il est intéressant.

— Vincent…

— Oui ?

— Tu te rappelles ? Fais attention, à lui. Je ne sais pas s’il est vraiment homo. Lui-même se cherche. Ne le brusque pas. Vas-y doucement. Prends soin de lui. Laisse-le décider…

— Oh, Jérôme ! Tu me fais confiance pour une fois ? Tu ne me connais pas ? Je vais le couver, ton petit poussin. Mais il est craquant et je risque de le croquer ! Je rigole ! Keep cool, me fit-il en raccrochant.

Que Vincent me réponde ainsi me médusa. Il se passait quelque chose entre eux. Finalement, Vincent était la personne idéale pour cela.

Le dimanche soir (enfin !), j’entendis ses pas, la porte s’ouvrir. Je ne bougeai pas du canapé, me forçant à afficher un air indifférent.

— Bonsoir. Alors, ça s’est bien passé avec Vincent ?

— Il est super, ton copain. C’est aussi un vieux (Me rappeler de le talocher !), mais nous avons passé de bons moments.

— Oui ?

— On a beaucoup parlé ! Tu lui avais raconté mon histoire avec Paul ? Parce que nous avons beaucoup discuté de sexe. Il est plus libre que toi sur le sujet ! Pourquoi tu souris ?

— Pour rien ! Disons que j’ai connu Vincent à ses débuts…

— Tu sais… Je… Nous…

— Tu n’es pas obligé de me raconter !

— Si, je veux te le dire ! J’ai eu de la chance de tomber sur un mec comme toi. Je veux dire qui est gay avec des copains gays. J’avais besoin de savoir ce que c’était et il m’a…

— Ok ! Il t’a aidé à connaitre la chose !

— Voilà, c’est ça ! Il m’a aidé !

— Et ?

— Je crois que j’ai bien aimé. Je veux dire, ça m’a plu !

— Il est beaucoup plus vieux que Paul…

— Mais il connait bien et il est très gentil.

— Tu me passes les détails, s’il te plait.

— Si tu veux ! Je ne savais pas qu’il ne fallait pas en parler ! En tous les cas, je suis sûr maintenant que je préfère les garçons !

— Ah ! C’est joliment dit ! Tu préfères, donc tu peux comparer avec les filles !

— Ben non ! Je n’ai jamais essayé avec une fille et ça ne me tente pas ! En fait, ça fait longtemps que je ne regarde que des hommes, que je suis attiré par eux.

Soudain, une lueur de lucidité lui traversa l’esprit.

— Dis donc, c’était pas un coup arrangé avec ton pote pour me dépuceler ?

— Mais non, pas du tout, je n’étais pas là la nuit dernière (j’étais complètement avec vous en pensée !).

Il dut entendre la parenthèse, car il s’approcha et me dit :

— Si c’est le cas, merci, c’était un beau cadeau. J’aime bien Vincent !

Il me serra dans ses bras. Je dissimulai mes yeux mouillés quand il relâcha son étreinte. J’avais le cœur qui battait sur un air inconnu.

Passant d’une impulsion enfantine et d’un enthousiasme débordant à une retenue sans bornes, il me faisait naviguer ainsi dans l’esprit tourmenté d’un adolescent.

Le vendredi suivant, il m’annonça d’emblée qu’il irait le lendemain passer la soirée avec Vincent.

— Mais comment…

— J’ai son numéro. Il est d’accord !

Ils avaient arrangé ça dans mon dos ! Et moi, qu’est-ce que je fais demain soir ? Je n’avais rien de prévu !

Le lendemain, j’appelai Vincent :

— Dis donc, tu as beau donner des cours, tu n’as pas l’air très bon en pédagogie. Tes élèves ont besoin de suivre des cours de rattrapage ?

— Non, ton élève est doué, il a tout assimilé du premier coup, mais comme d’autres, il a besoin de travaux pratiques pour bien maitriser le sujet. Je te laisse, parce que j’ai du lait sur le feu ! Je prends soin de ton fils !

Il raccrocha. Son mot m’avait percuté. Il avait vu juste. Je comprenais maintenant ce qui s’était passé, l’impression ressentie. Dès le début, cette affection totale, inconditionnelle pour Raphael, le besoin d’en prendre soin, de le protéger, de l’aider, de le faire progresser (je ne parlais pas de sa progression avec Vincent, bien entendu !) : ce bougre de gamin avait activé ma fibre paternelle, dont j’ignorais l’existence. Oui, Raphael était mon fils, je l’accompagnerai et l’aimerai, quoi qu’il fasse, quoi qu’il advienne. Ce n’était pas un choix, juste une obligation.

Je me posai. Je trouvais cela bizarre, car mes expériences de pères s’étaient révélées plus que négatives. Mon père, que je n’ai jamais vraiment connu, toujours dans ses absences et ses manques. Celui qui se faisait appeler Père, soi-disant spirituel, dont le souvenir, maintenant, me révulsait. Le père de Raphael, duquel je ressentais personnellement l’agression contre son fils. Ce mot résonnait dramatiquement pour moi. À moins que je n’aie eu quelque chose à réparer ? Je voulais être père, j’avais besoin d’un enfant à aimer, à élever vers la lumière.

Quand il revint le dimanche soir, je l’attendais. Il arriva, radieux sous sa chevelure lumineuse, l’air satisfait et rassasié. Je le regardai, l’admirai, laissai passer un moment. Je lui dis que j’avais réfléchi, que nous devions parler :

— Raphael, tu comptes énormément pour moi et tu peux compter complètement et entièrement sur moi. Jamais je ne te laisserai tomber. Je veux tout faire pour toi.

J’embrouillai mes mots qui commençaient un peu trop à se charger d’émotion. Lui aussi fut envahi par cette émotion :

— Tu sais, je te charrie sans arrêt, mais je te trouve vraiment sympa. J’aime cette chaleur que tu dégages. Mes parents, je les aimais bien, mais il n’y avait pas ça. J’ai envie d’être avec toi, que cela continue. Je ne veux pas être à ta charge, tu ne me dois rien. Déjà, m’avoir ramassé et permis de passer ce cap, c’est énorme. Les démonstrations, je ne sais pas trop faire.

— Raphael, tu n’as pas compris. Tu as changé quelque chose en moi. Maintenant, j’ai aussi besoin de toi, d’un sale garnement à éduquer et à câliner. Si je pouvais, je t’adopterais comme mon fils. En tous les cas, si tu le veux, cette affection, je voudrais vraiment pouvoir continuer à te l’apporter. Je veux également t’aider à réussir les études de cuisine que tu veux faire.

Je le pris dans mes bras et je me permis des gestes d’affection qu’il accepta comme tels.

Après ce rapprochement, ces gestes se sont multipliés. J’aimais ébouriffer ses cheveux, le prendre par l’épaule. Le matin et le soir, quand il me posait un baiser sur la joue, je craquais. J’avais un fils ! Cette filiation s’installa entre nous. Je lui glissais quand même qu’être avec un garçon de son âge, c’était mieux que de passer son temps avec les vieux… (Désolé, Vincent !)

Je pris une matinée pour aller voir sa mère, prêt à la forcer à signer les papiers d’émancipation, à obtenir une lettre expliquant que son mari avait jeté son fils dehors. Je fus un peu désarçonné, car je trouvai une femme effondrée, surtout heureuse d’avoir enfin des nouvelles de son fils. Elle était allée au commissariat : on lui avait dit d’attendre ! Je la cajolais pour la rassurer, lui dire qu’il allait bien. Elle était prête à tout pour l’aider. Elle aurait tant aimé encore le serrer dans ses bras. Je la quittai en lui laissant mon numéro, en lui promettant que j’allais m’arranger pour qu’elle et Raphael se revoient très vite. Je lui déposai un petit baiser sur la joue en partant, de la part de Raphael, la laissant apaisée et souriante.

Un jour, il me raconta son histoire :

— Petit, mon père voulait toujours que nous jouions au foot. Il m’a inscrit aux scouts, au judo, pour que j’aie des activités de garçon. Je détestais ces jeux, ces activités. Ce qui m’attirait, c’était le théâtre et les costumes. Quand j’ai demandé à en faire, il m’a répondu que c’étaient des trucs de filles. Tiens, ça me revient ! Une fois, tout petit, je jouais avec mes cousines. L’une d’entre elles perd une barrette, rose, avec un cœur dessus. Je la ramasse, je la mets dans mes cheveux, ce qui nous fait beaucoup rire. Et puis je l’oublie. Le soir, mon père s’en est aperçu, il m’a arraché une grosse touffe de cheveux en la retirant, exprès pour me faire mal, en me terrorisant avec ses cris.

Il continue :

— J’étais plutôt timide, parfois soumis aux moqueries de mes camarades. Si j’en parlais, quémandant un peu de protection paternelle, il me répondait de me battre, comme un mec, un vrai mec. Je pleurais facilement, ce qui me valait des railleries de sa part. Il n’aimait pas quand je faisais la cuisine avec Maman. Je ne lui demandais plus rien, apprenant à corriger mes penchants, pour être accepté et aimé. Je voyais dans ses yeux que cela marchait, alors je renforçais encore plus ces comportements qui n’ont jamais vraiment été les miens.

« Au fond, moi, je sentais que je ne tenais pas debout, que ça n’allait pas, que j’étais différent des autres, un garçon bizarre, mais que je ne devais pas le montrer.

« Quand Paul s’est rapproché de moi, que nous avons commencé à nous toucher les mains et les bras, j’ai senti que tout le reste était faux. Je ne savais pas comment changer. J’étais bien avec lui, mais je n’avais pas le droit de l’être. Je le repoussais et je l’attirais. J’étais mal quand j’étais bien avec lui. Il était un peu comme moi et nous avions du mal à avancer, jusqu’à ce jour où nous nous sommes embrassés pour la première fois. C’était bon. »

Puis il lâcha :

— En même temps, j’avais très peur, car je comprenais que je ne pourrais pas être comme mon père voulait que je sois. Quand il nous a mis dehors, c’était à la fois une délivrance et la fin de tout. Si tu ne m’avais pas ramassé, je me serais foutu en l’air, je n’avais pas d’autre solution.

Je l’écoutais, bouleversé par cette détresse qui lui était tombée dessus, si jeune, si démuni, si fragile. Je comprenais aussi son soulagement quand la foudre était tombée, même si elle avait failli le tuer. Je comprenais l’impasse dans laquelle il avait été, l’impossible affirmation de sa vraie nature. Cette déflagration l’avait sans doute sauvé. J’étais effrayé par l’infime limite qui lui avait épargné le pire. Quelle chance que je me sois pris les pieds dans ses jambes !

Raphael resta à la maison quelques mois pour finir l’année scolaire. Il revit sa mère, à l’insu de son père, plusieurs fois. Son émancipation aboutit très vite et facilement. Nous avions trouvé une solution pour les vacances, dont une partie avec Paul. Je devinais qu’un problème avait éclaté entre eux, sans pouvoir en savoir plus : l’huitre se refermait à chaque allusion. Je l’avais également emmené à Londres, pour lui faire découvrir le monde et créer des souvenirs communs. Il avait adoré cette ville. J’avais adoré partager ce moment avec mon grand garçon.

Dès notre première rencontre, immédiatement, il m’avait appelé Jérôme, jamais Jim. Instinctivement, il avait sans doute perçu le futur de notre relation. Nous n’étions ni copains, ni amis, ni amants. Une distance et un respect mutuel devenaient nécessaires. Dans les deux sens : un jour que j’avais lancé gentiment un « Raph’ ! », il me reprit : « Non, s’il te plait, Raphael, je préfère avec toi ! ».

Financièrement, j’assurais tout ; ce n’était pas une charge pour moi. Je lui avais déniché une place dans un foyer de jeunes. Néanmoins, je le trouvais souvent en rentrant, soi-disant pour une aide pour ses devoirs. Sans doute aussi pour les gestes d’affection que nous nous prodiguions alors. Sa présence me comblait. Quand il ne passait pas pendant plusieurs jours, j’étais désemparé. Je savais également, par l’un ou par l’autre, qu’il passait régulièrement « embrasser son oncle Vincent ». Leur relation avait glissé vers un profond attachement. Il réussit son bac, entra dans une école de cuisine réputée, mais où il allait en baver. C’est un milieu dur dans lequel les apprentis sont méprisés et humiliés. Il tint bon, sa vocation balayant les difficultés.

Lors d’un stage dans une brigade renommée, il rencontra Florent. Ils se trouvèrent des gouts communs. Immédiatement, il voulut me le présenter.

Au premier coup d’œil, j’adoptai ce garçon avec son air éveillé, sa bouille avenante qui laissait percer de la sensibilité. Je l’accueillis par une très chaleureuse accolade de bienvenue et je tournai mes yeux vers Raphael, pour le féliciter et leur souhaiter plein de bonheurs.

Je lus dans son regard une telle attente que j’en tombai tout attendri. Raphael n’était pas un démonstratif, je le savais. Il me dévoilait ainsi l’importance de mon approbation. L’espérance d’un regard de fierté de son père. Quel cadeau ! J’étais très ému. Ne voulant pas le gêner, j’esquivai en esquissant une petite moue. Aussitôt, je vis son visage se décomposer et un geignement fusa. Florent était en train de découvrir l’appartement et ne nous regardait pas. Troublé et piteux, je me précipitai vers Raphael, le serrai dans mes bras en lui disant dans l’oreille :

— Je suis désolé de t’avoir blessé, je voulais juste plaisanter. Il est merveilleux ton Florent. Vous avez beaucoup de chance de vous être trouvés.

— Mais pourquoi, alors, tu as fait ça ? demanda-t-il, encore sous le coup.

— Parce qu’il est moins beau que toi, même s’il a l’air plus gentil et moins bête !

— Tu continues de me charrier ?

— Mais oui, gros bêta ! Il est parfait. On voit que vous êtes faits l’un pour l’autre. Ça s’emboite bien, pour longtemps.

— Ah, ça ! Pour bien nous emboiter, nous nous emboitons bien, part-il dans un grand éclat de rire de soulagement.

Sa blague l’avait relâché, autant que mon approbation. Il me regarda et me dit :

— Tu sais, Jérôme, je suis heureux maintenant. C’est un peu grâce à toi, et…

— Arrête, Raphael. Tu m’as tellement apporté de ton côté. Toi aussi…

Nous nous connaissions l’un l’autre, et nous savions bien qu’exprimer nos sentiments n’était pas notre fort. Nous nous sommes tombés dans les bras, pour nous le dire sans les mots.

Florent nous contemplait, souriant de notre petit échange.

— Je peux participer ?

— Ah, non ! C’est Mon Jérôme, à moi. Je ne le partage pas.

— Dis donc, sale gosse ! Je peux avoir mon avis ? Moi, je veux vous avoir tous les deux dans les bras !

Très rapidement, ils montèrent un projet de restaurant. Avec Vincent, nous les avons aidés. Les voir travailler avec sérieux, rigueur et passion était un vrai plaisir. Ils étaient déjà de bons professionnels.

Quand je me souviens comment je l’ai rattrapé, il n’y a pas si longtemps, un pied dans le vide, je me demande si mon unique destinée n’était pas simplement de lui tendre la main. Le voir maintenant, avec Florent, tous deux porteurs de vie, d’espérances, est une telle évidence !

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