Cyrille

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Peu après, je me trouvais dans une soirée où je ne connaissais personne, sans envie non plus de sociabilité ; les préoccupations de cette société étaient si futiles. Je visitais l’appartement. Je m’arrêtai devant un tableau qui m’attirait. J’essayais de saisir comment l’artiste avait pu rendre un effet de lumière, assez réussi à mon gout.

— Tu préfères la peinture à la société ?

Je me tournai vers cette voix tranquille. Des yeux brillants sous une tignasse abondante, un de ces visages qui me séduit.

— Oui, ce soir, je ne le sens pas. Tu t’y connais en peintures ?

— Un peu, j’ai quelques notions.

C’était sa phrase favorite quand on l’interrogeait, avant qu’il aborde le sujet avec clairvoyance et profondeur. L’incroyable était sa profonde conviction de ne maitriser que quelques notions sur le sujet. La modestie des savants !

Il commença :

— C’est le traitement de la lumière qui s’avère remarquable. Picasso disait ‟Certains peintres transforment le soleil en une tâche jaune, d’autres transforment une tache jaune en soleilˮ.

Il me parla ensuite du tableau, m’indiquant que ce n’était qu’une copie. Il continua avec le peintre, sa technique, son évolution par rapport à sa période… J’étais fasciné par son exposé, tellement compréhensible pour un novice comme moi. Je me sentais si intelligent en l’écoutant.

Puis il élargit la vision, exposa le contexte historique, politique. Je continuai de comprendre, de tout comprendre, car raconté de façon simple et limpide.

Nous avons passé une éternité suspendue hors du temps, jusqu’à ce que l’on vienne nous dire que tout le monde était en train de partir, que ce serait bien si on suivait le mouvement. On se retrouva dans la rue, sans aucune idée de l’heure.

— On poursuit chez moi ? Tu as encore un moment ? Au fait, Jérôme ou Jim, comme tu veux.

— Euh, oui ! Cyrille.

Mon appartement se situait à deux enjambées. Il était déjà reparti dans ses raisonnements, moi toujours accroché à ses lèvres. Il avait changé de sujet quand nous nous sommes installés dans le salon. Ce n’était pas le même type de bavard qu’André. Il avait besoin d’expliquer et surtout de partager ses savoirs.

Singulier bonhomme, hypnotisant par sa parole et son allure. Il paraissait jeune. Il m’intriguait, car je ne saisissais pas comment il fonctionnait. Je l’interrogeais alors sur lui. Allait-il discourir de sa personne comme sur le reste ? Il finissait l’École Normale, en histoire, mais il se passionnait aussi pour quantité de choses, en fait pour tout. Il se disait un littéraire, avec quelques notions en biologie, en astronomie, par curiosité. Et bien sûr l’histoire, la littérature, les beaux-arts, la philosophie qui étaient ses principaux centres d’intérêt ! Il ne savait pas pourquoi : les mathématiques demeuraient un domaine complètement hermétique à sa compréhension. J’étais heureux d’apprendre qu’il avait des limites et donc que c’était un être humain. Amusé, je constatais qu’il était aussi un peu étourdi également, car il s’aperçut qu’il ne pouvait plus rentrer chez lui. Aucun problème pour l’héberger, mais dans mon lit, seul couchage disponible. Ça ne sembla pas lui poser la moindre difficulté.

Nous nous déshabillions chacun d’un côté du lit, en nous tournant, ce qui ne l’empêcha pas de me lancer un aimable compliment. Je le remerciai, lui retournant une petite flatterie, sans aller plus loin.

Une fois la lumière éteinte, il se mit à parler de lui, de ses études, de son avenir, de ses soucis, car il était gay. « Mais tu n’as rien à craindre ! », me rassura-t-il ! Je n’avais pas du tout envisagé cet aspect des choses, qui me ravissait. Je l’avais simplement convié à dormir chez moi, emballé par son discours.

Je le questionnai alors sur sa vie sexuelle : depuis quand savait-il qu’il était homo, comment cela se passait-il à l’École, avec ses camarades ? Puis je lui dis que nous appartenions au même bord, ajoutant perfidement « qu’il n’avait rien à craindre ». Un « Dommage ! », accompagné d’un long soupir de tristesse, m’invita à ne pas le laisser se désespérer plus longtemps. Le court restant de la nuit nous permit d’approfondir notre rencontre.

Très rapidement, il s’installa chez moi. Il était un homme très doux, prévenant, attentif, discret dans ses propos, sauf quand il voulait expliquer… Il me rappelait beaucoup Tomas, par sa douceur, ses attentions, son intelligence et même par certains traits physiques. Son odeur également m’évoquait celle de Tomas, faiblement, avec des fragrances qui me revenaient. Ce rapprochement avec Tomas remontait telle une douceur. Ma blessure était-elle cicatrisée ?

Il me trainait dans toutes les expositions. Je l’écoutais. J’ignorais qu’il en existait tant ! Il m’emmenait voir des films bizarres, parfois ennuyeux et longs, il me les explicitait, sans vraiment modifier mon appréciation initiale. Je l’écoutais cependant. Il m’emmenait dans les musées. Je l’écoutais. On sortait, on passait par une rue précise, car il voulait me montrer l’œuvre d’un architecte. Et je l’écoutais encore.

Un jour, un peu ironique, je lui demandais pourquoi il faisait l’École Normale, parce qu’il m’avait l’air d’un pédagogue assez doué. Il me rétorqua, simplement :

— Parce que j’ai encore des choses à apprendre.

Il me dit souffrir d’hypermnésie : il se souvenait de tout ou presque. Après avoir parcouru un livre, il pouvait le réciter pratiquement mot à mot. En fait, c’était un vrai handicap, car tout s’affichait dans sa mémoire, au même niveau, rien ne s’effaçait. Il cherchait, difficilement, comment mettre de l’ordre dans ce fouillis, « comment gérer ses datas », selon son expression. Malgré cela, ce qu’il aimait, c’était transmettre, expliquer, surtout quand il rencontrait un ignare comme moi ! Il me le lançait avec un tel sourire…

La nuit seulement, il se taisait pour passer à d’autres activités que la pédagogie. Dans la journée, je me sentais grandir intellectuellement. On m’avait forgé un moteur mental puissant, il me manquait le carburant. Il me l’apportait. Comment ne pas se sentir bien avec tel un compagnon !

Avec les visites de Raphael, à l’occasion, et la présence de Cyrille, le cours des choses semblait avoir repris un chemin paisible pour moi. Nous faisions lentement connaissance, mais j’avais du mal à lui raconter ma vie passée. Elle relançait ces vieilles douleurs, incurables.

De temps en temps survenait un trou d’air, dû aux trois béances qui creusaient mon cœur, impossible à combler. Je ne savais pas si j’étais prêt à me lancer dans une aventure avec Cyrille, au risque d’une quatrième brèche. Combien de fractures pouvait-il supporter avant d’exploser ?

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