Le retour
Un soir, nous sommes sortis boire un verre dans un bar branché à deux pas de chez moi. Je pénétrai dans le bruit et l’ambiance amicale, puis je restai figé. Devant moi, légèrement à droite, ce dos, cette coiffure, cette allure, un seul homme pouvaient les avoir : Tomas ! Je regardai dans le miroir. Aucun doute. C’était lui, il était là ! Inchangé, toujours aussi émouvant ! Mes yeux se mouillèrent.
Il ne m’avait pas vu l’observer. Le moment de tétanie passé, je m’approchai derrière lui, un peu courbé pour ne pas apparaitre dans le miroir. Le garçon assis en face de lui me remarqua, intrigué par cette attitude farfelue, sans réagir. Je me penchai sur son épaule. Son odeur monta vers moi. Je l’avais perdue. Aussitôt, je me revis dans ses bras, adolescents. Tout le reste fut effacé. Nous reprenions où nous en étions.
Je lui mis une main sur l’épaule, lui susurrai :
— Tu es revenu, je t’ai retrouvé, nous nous sommes retrouvés.
Aucun mouvement, aucun tressaillement, juste un petit filet de voix pour dire :
— Jim.
Tout se déroula simplement, facilement. Il se leva, se tourna vers moi, me pris dans ses bras. Nous avons décollé, nous envolant pour un temps infini vers des cieux qui n’appartenaient qu’à nous deux. Le temps s’arrêta : il était là. La fin pouvait arriver, l’éternité pouvait commencer.
Nous étions seuls, dans l’immensité. Et puis, petit à petit, j’entendis des voix pleines de gentilles moqueries monter vers nous :
— Il faut faire quelque chose.
— I’vont jamais se détacher. Allez chercher un seau d’eau froide !
— On ne va pas y passer la nuit.
— Faut appeler les pompiers, le SAMU…
Je revins doucement sur Terre, enfin avec Tomas. Nous nous sommes regardés et nous sommes repartis immédiatement dans notre nirvana. En redescendant, nous voyions Cyrille, le copain de Tomas, et nombre d’autres personnes en rond autour de nous. Je me sentais complètement saoul, incapable de comprendre ce qui se passait, où j’étais. Des applaudissements fusèrent. Nous n’avions rien fait, nous étions simplement… ensemble. Cyrille m’expliqua plus tard que nous dégagions une telle intensité, une telle énergie, qu’un halo s’étendait autour de nous, que nous avions aimanté la moitié du bar. Ils étaient tous là à nous regarder, scotchés par ce spectacle. Une des plus belles scènes d’amour du cinéma, me précisa-t-il.
Revenus dans le monde réel, nous asseyions à la table de Tomas et Aurélien, dont nous faisons la connaissance. J’ai des vertiges, la salle tangue encore fermement. Nous ne disons rien. Au bout d’un moment, Cyrille lance :
— Tu viens, Aurélien ? Je crois que pour l’instant nous sommes de trop, ils ont l’air d’avoir des choses à se dire.
Je n’avais pas encore parlé avec Cyrille de mon histoire, de mes amours malheureuses. Nous commencions juste notre relation affective. Quelle sensibilité de sa part de savoir prendre la situation comme il l’a prise ! Quelle délicatesse ! J’aurai fini par craquer avec Cyrille.
Cyrille semblait mon double, Aurélien celui de Tomas : obligés de se parler, ils ne pouvaient que se rencontrer, se trouver des affinités pour finir heureux tous les deux, en nous remerciant toujours de les avoir rapprochés. Nous, nous aimons aller chez C&A !
***
Avec Tomas, nous sommes restés silencieux, nous avions tant à nous dire et nous n’avions rien à nous dire, tant l’évidence nous emportait. Nous étions bien, simplement bien. Nous finirons la nuit ensemble, comme avant, il y a très longtemps, tendrement l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, nous deux, réunis. Je me retrouvais plongé à nouveau dans ce parfum qui me comble, l’odeur de Tomas.
— Je crois que ma définition du paradis, c’est te sentir auprès de moi, de te serrer contre moi, lui dis-je doucement à l’oreille.
Nous retrouver, raconter nos cheminements prendra beaucoup de temps. Ce temps, nous savions que nous l’avions et que nous devions en profiter.
Son histoire était simple. Médecine avec un investissement total en temps et en pensée, son avidité d’apprendre. Encore une année avant le diplôme et le titre. Ses études l’avaient complètement accaparé. Il ne sortait pratiquement pas. Sa principale relation sociale avait résidé en nos lettres, tant qu’elles s’étaient échangées.
— Mais alors pourquoi…
— Parce je sentais que tu vivais autre chose, que tu m’aimais, en même temps que tu pouvais te passer de moi.
— Oui, j’ai trouvé de très bons amis, mais personne ne peut te remplacer. Vivre, m’amuser, mais me passer de toi, non.
— Tu vivais ta vie, tu semblais bien la vivre sans moi. Et puis, quand tu es venu me voir, après, je ne te sentais plus pareil. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais quelque chose a cassé, ouvrant une possibilité de nous écarter.
— Mais l’amour, ton amour, notre amour…
— Oui, je ne sais pas. Ensuite, tu as rencontré Pascale, j’avais cru comprendre… ?
Effectivement, j’avais commencé à lui parler d’elle dans mes dernières lettres.
— Pascale, cela a été aussi mon grand amour, juste à côté du tien. Tu sais, un jour, j’étais avec Pascale quand je me suis aperçu que nous ne nous écrivions plus depuis longtemps. En plus, j’avais perdu ton adresse. C’était te perdre une seconde fois, de façon définitive. J’ai senti alors un vide immense.
— Je ne t’ai jamais perdu de vue. À ta sortie de l’École, je ne savais pas où tu étais. J’ai voulu acheter un annuaire des anciens élèves ; c’était trop tôt, ta promo n’y figurait pas encore. Ils m’ont quand même donné ton adresse. Je n’ai pas cherché à te joindre, ne voulant pas m’imposer. J’étais revenu sur Paris depuis longtemps. Dès que je sortais, j’allais, le plus souvent possible, dans ton quartier, en espérant que le hasard m’aiderait favorablement, nous aiderait.
— Tu n’as jamais été tenté de me revoir ?
— Si, bien sûr ! Tu as toujours la même place dans mon cœur, mais je ne sais pas. Je crois que j’avais peur que tu m’aies oublié. C’était sans doute plus facile de continuer dans l’espérance que de se confronter à la réalité ! C’est idiot, n’est-ce pas ?
— Non, je comprends.
Mon destin était d’affronter seul mes épreuves. Que j’avais eu besoin de lui ! Si proches et si lointains…
Il avait pris soin de notre amour, maintenu le feu au creux de ses mains pour qu’il ne s’éteigne pas. Qui suis-je pour mériter un tel traitement, une telle faveur ?
— Donc, tu n’as pas été surpris quand je t’ai murmuré à l’oreille.
— Mais si ! Ce retour si tendre, je ne l’avais pas imaginé. Et puis, allait-il seulement se produire ?
Il me raconta sa vie. Aucune liaison sentimentale, aucune recherche de partenaire durable, puisque nous devions nous retrouver. Une vie sexuelle très pauvre, ne se laissant toucher, rarement, que par des hommes qui lui rappelaient mon image.
À part avec un infirmier, un petit temps, et quelques petites autres aventures, sans importance, par commodité, à l’occasion.
Ma lettre sur ma visite au docteur Verdier l’avait fortement marqué. Il se spécialisait en vénérologie, domaine peu couru. Il pensait qu’il pourrait ainsi aider plus facilement les LGBT et tous ces gens qui sombrent dans la misère sexuelle.
Pour la première fois depuis notre séparation, il commençait à s’attacher profondément à Aurélien, qui est effectivement un garçon très vivant, spirituel agréable à vivre. « Je lui avais cassé sa baraque en revenant ! »
Je lui racontais ma vie. Je lui parlais de mon amitié affectueuse pour Vincent. Je devais tout lui dire, alors je remontais mes souvenirs de ma vie avec Pascale. C’était difficile, douloureux, tout restait tellement encore à vif. Délicatement, je lui présentais Pascale, ce qu’elle avait représenté pour moi, les instants merveilleux que nous avions partagés, son changement de sexe. Il était surpris de l’intensité de mon amour pour une autre personne. Du moins, je le sentais étonné. Il ne montra pas de jalousie, parfaitement sûr que cet autre amour ne pouvait pas entamer mes sentiments pour lui. Quelle confiance ! Je l’admirais pour sa façon de prendre les choses. Je découvrais sa tolérance. J’aurais été détruit si j’avais appris qu’il partageait son amour pour moi. Lui souhaitait seulement la connaitre.
Je lui évoquais mon passage à vide, de mes errements, de ma perte, de mes enfers… Je lui parlais de mon fils (ébahissement), du bonheur qu’il m’apportait, de mon besoin de paternité. Raphael y trouvera encore un père de plus !
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