L'autre retour
Les mails de Pascale continuaient de pleuvoir. Je n’en avais ouvert aucun. Avoir parlé d’elle avec Tomas m’a permis de revoir notre vie : de beaux moments de pure félicité. Mon amour pour Pascale pouvait revenir, se réépanouir, à côté de celui pour Tomas. En fait, il n’avait pas cessé, simplement écrasé par la détresse de l’achèvement de notre vie commune. Cette fin restait douloureuse, mais mes sentiments se réveillaient.
J’ai repris contact, après plus d’un an de silence. Un peu honteux, j’étais resté distant dans mes messages, ne voulant pas laisser soupçonner mon désespoir passé.
Je venais de retrouver Tomas et Pascale annonçait son retour définitif en France !
Je suis allé accueillir Pascale, sans l’avoir prévenue, sans lui avoir raconté les derniers rebondissements. Tomas a tenu à m’accompagner, curieux, impatient de découvrir cette femme qui le côtoie dans mon cœur.
Je la reconnais de loin. Je l’ai toujours trouvée, même dans les foules les plus denses. Pascale m’aperçoit, doublement étonnée, de me voir et de me voir accompagné.
En se tournant vers Tomas, elle lance immédiatement :
— Toi, si tu n’es pas Tomas, je ne sais pas qui tu es.
— Comment peux-tu le savoir ? Je ne t’ai encore rien dit ! lui lancé-je étonné.
— Je ne t’ai jamais vu si heureux, si rayonnant, même quand nous nous éclations ensemble. Qui peut te rendre aussi resplendissant, si ce n’est l’amour de ta vie, ton Tomas !
— Toi aussi tu es resplendissante. Je suis heureux que tu reviennes, tu es toujours aussi belle. Tu es l’autre amour de ma vie.
Je la prends dans mes bras, tendrement, transporté de la retrouver, de retrouver le gout de ses lèvres, de pouvoir la toucher. Elle s’abandonne. Tout redevient comme avant, enfin presque. Tomas nous regarde avec son doux sourire. Il sait que les choses occupent leur juste place.
Nous arrêtons les effusions quand nos yeux commencent à se mouiller. Elle encercle Tomas de son bras pendant que je cours derrière eux en trainant ses deux énormes valises. Ils se connaissaient avant ? Ils en ont l’air en tout cas. J’entends des bribes :
— C’est bien que tu sois revenu. Je savais que je lui faisais très mal. Je ne pouvais pas faire autrement, et j’ai dû sacrifier notre grand amour. Ça a été très dur pour moi. J’avais tellement peur d’avoir détruit mon petit Jim. Je ne l’aurais pas supporté.
— …
— Tu sais, pendant presque un an, il ne m’a plus donné aucun signe de vie. Quand il est parti, la dernière fois que je l’ai vu, après mon opération, il m’a fait peur. Il était devenu un fantôme, je ne pouvais plus le saisir, une ombre. C’était affreux pour moi de ne plus l’avoir à mes côtés. Ce manque absolu qui remplaçait notre vie si pleine. Qu’est-ce que j’ai pleuré !
— …
— Ses amis, nos amis, ne savaient plus rien de lui ! Il avait disparu ! Et en plus, je ne pouvais pas quitter le territoire américain ! Chaque jour, j’angoissais à l’idée de recevoir l’annonce de son suicide.
— …
— Il avait tout coupé, il m’était perdu… Je n’ai pas arrêté une seconde de penser à lui.
…
— Quand j’ai eu des premières nouvelles par Vincent, il y a plusieurs semaines, je me suis effondrée. Il ne me disait pas tout, mais je comprenais à demi-mot. Jim avait touché la limite, il avait été récupéré in extrémis. J’ai failli le perdre, quelle horreur !
— …
— Et lui qui ne me répondait pas. Je pensais que même s’il était sauvé, il était perdu pour moi. J’avais tout foiré ! Je ne pouvais pas continuer à vivre sans me faire opérer ! Entre ces deux choix, quel était le plus horrible ?
— …
— Et puis, enfin !, il y a quelques jours, il m’a envoyé un petit message, très lointain, très distant. Ça se rallumait… J’en ai pleuré la nuit entière. Ce que je m’en veux de lui avoir fait subir ça ! Il n’y était pour rien.
Tomas la regarde et l’écoute depuis le début avec son doux sourire. (Qu’il partage ce sourire exclusif avec Pascale m’emballe.) Inutile de demander s’il l’a adoptée !
— Mais non, tout s’est bien passé pour moi, je m’en suis remis, je grommèle.
Ils m’énervent tous les deux, avec leurs accolades incessantes. Et puis je fonds, je vois qu’ils sont là tous les deux, déjà complices, pour longtemps, pour moi. J’ai deux amours…
Ils ne se sont même pas aperçus que j’étais planté au milieu du couloir en train de verser toutes les larmes de mon cœur, de bonheur cette fois, évacuant les dernières échardes, les dernières scories. Je n’arrive pas à me contenir, en plein milieu d’un de ces interminables corridors.
Ils reviennent vers moi presque enlacés, me prennent entre eux et se moquent affectueusement :
— Ah, là, là, Jim et son cœur d’artichaut ! Il faut le consoler tout le temps…
— C’est vrai. Heureusement qu’il est tout doux comme un petit chaton et qu’on aime bien le cajoler…
— On ne peut pas le laisser tout seul, il a toujours besoin qu’on s’occupe de lui.
(Oh, oui, que votre manque m’a fait mal !)
Un tel regret pointe dans leur voix que je pardonne tout. Chacun parle, tout est avoué, mis à plat, avec la distance et l’humour nécessaire pour tout se dire. On entend les souffrances infligées, les douleurs reçues. Trop de choses s’étaient accumulées, nous devions partager. Nous nous étions écartés du flux, serrés tous les trois.
Je découvrais le déchirement de Pascale, extrême. Comment ai-je pu la laisser tomber ainsi, l’abandonner ? J’allais mal, mais je n’avais pas le droit de déserter. Quel salaud d’égoïste j’avais été ! Je découvrais la souffrance de Tomas quand il a eu l’impression de me perdre. Qu’avais-je fait pour prendre soin de lui, de notre amour ? Rien, encore une fois. Je racontais mes cassures insupportables, mon incapacité à les gérer, l’attirance de la glissade mortelle.
Inutile d’émettre un reproche, ce n’était plus la peine. Juste dire pour pouvoir oublier. La douleur peut alors s’effacer, la fontaine des malheurs passés se tarir. Nous sommes restés très longtemps dans ce couloir, accroupis tous les trois, sous les regards interrogateurs des passants. Une psychothérapie rapide à trois dans un aéroport, c’est original, mais ô combien efficace ! Quand je reprends ce couloir, je vois le petit tas de boue que nous y avons abandonné. Il n’en bougera plus de cet endroit, il ne sert plus à rien. Il s’évapore lentement avec le temps.
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