L’amour à deux, la tendresse à quatre

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Avec Tomas, nous continuons à nous réapprendre, avec de nouvelles choses à découvrir, à partager. Son épi fou s’est un peu clairsemé, mais il a conservé son geste de tête ou de main pour le relever. Je le retrouve inchangé, même si les années commencent à nous marquer.

Je fais vraiment connaissance avec sa famille. Ses parents n’ont pas établi le lien avec le petit scout qui était venu voir leur fils des années auparavant. Nous arrivons en couple : Tomas leur avait dit son état et son amour. Son militaire de père est un homme chaleureux et ouvert, avec toujours une coupe de cheveux en brosse. Sa mère accueillante. Ses frères et sœurs enfin ravis de me rencontrer autrement que par ce que Tomas leur racontait de moi.

Un soir, il voulut me taquiner. Il avait trouvé mes photos de nus, qui n’étaient pas cachées, mais dont je ne lui avais encore pas parlé. Il avait retenu la plus envoutante, celle choisie également par ce génie pervers de photographe, et l’avait installée soigneusement au-dessus du lit. Je l’interroge, l’air innocent :

— C’est l’homme de tes rêves ?

— Oui, cette photo vous propose un rêve admirable, mais, non, ce n’est pas l’homme de mes rêves…

— Quoi ? murmuré-je avec dépit.

Sa réponse a engagé un mauvais engrenage. Tomas va disparaitre à nouveau, je vais être abandonné. Le gouffre s’ouvre sous moi, je m’effondre. Voyant sans doute ma tête ravagée, Tomas hurle :

— Jim, qu’est-ce qu’il y a ?

Il me prend dans ses bras, me cajole.

— Jim, mon petit Jim, mon adoré, qu’est-ce qui se passe ?

— Tu vas partir ? pleure ma voix démolie.

— Bien sûr que non ! Pourquoi dis-tu ça ?

— Mais tu viens de dire…

— Que cette photo n’est pas celle de l’homme de mes rêves ?

— Oui, pourquoi ?

— Non, pas de mes rêves… mais l’homme de ma vie !

Je lui tombai dessus pour le rouer de coups d’amour. Lui de conclure :

— Mon petit Jim joue les gros bras, mais il reste quand même tout fragile. Ce que tu as dû souffrir ! Tu me raconteras ces photos ?

— Oui, je te dirai, et tout le reste.

Les circuits imprimés pendant ma période sombre subsistent, toujours actifs. Un faux contact et ils repartent ; la guérison est encore loin. J’ai commencé à faire le récit de mon dévissage à Tomas. Cela le bouleverse trop. Je n’ai pas trouvé la formulation pour ne pas le heurter. Il se sent coupable d’être resté distant. Plus tard, peut-être, nous en reparlerons, quand le vent aura dispersé les cendres.

J’ai renforcé ma participation aux deux associations qui me tiennent à cœur. Je vais régulièrement au foyer pour écouter, aider, épauler, des jeunes. Avec l’autre, nous allons sur les lieux que j’ai bien connus (ils changent, mais nous suivons !) récupérer les enfants, les adolescents qui se prostituent. Nous entendons la même histoire répétée : le refus par les parents de leur homosexualité, le rejet brutal. Ou l’arrivée en France puis le relâchement, l’isolement ou la perte de repères. Qu’ils sont nombreux, ces jeunes jetés aux orties ! Quelle horreur d’être annihilé à leur approche de l’âge adulte ! À ce moment délicat de la vie, pour tous, les abandonner à leur sort m’est insupportable.

Pour les filles et les garçons que nous trouvons, combien d’autres sont allés se dissoudre dans les basfonds. Quand ils sont restés longtemps dehors, entendre le récit de leurs épreuves est insoutenable. L’écoute nous est odieuse, alors que ce fut leur vie, leur enfer, à ces tout petits gamins sans défense. Quelle est cette société qui permet cela ?

Avec certains, un attachement plus fort se crée, une autre relation s’installe. Ma fibre paternelle vibre et désire les voir grandir. Je leur propose alors de venir habiter à la maison, librement et sans contrepartie. Une semaine, un mois, ou plus, selon leur désir, leur besoin. Nous avons aménagé une chambre dédiée à eux, notre chambre d’enfant ! Certains sont repartis vite, parfois en emportant un objet auquel nous tenions. D’autres sont restés proches et nous les adoptons comme filleuls. Aujourd’hui, nous avons trois filleuls, Hugo, Johan et Murielle. Rien d’officiel, mais un engagement affectif et responsable complet. Johan, le plus jeune, m’inquiète, car nous le sentons prêt à déraper, encore tellement traumatisé ; il nous demande une attention presque quotidienne, même s’il n’est pas à la maison. Hugo et Murielle sont plus avancés, ils suivent les traces de Raphael. Quand nous nous réunissons tous, c’est une vraie chaleur familiale qui se dégage, cette chaleur qui m’a tant manqué !

J’espère, secrètement, que parmi eux, certains pourront adopter ou avoir un enfant, pour que je devienne grand-père à mon tour, que la transmission continue.

***

La vie reprend véritablement. Un soir, nous allons diner chez Romain et Claire. Au cours de cette soirée, incidemment, Romain me demande des nouvelles de Pascale. Je lui dis son opération, son retour. Il ne réagit pas, n’ajoute pas un mot.

Un peu plus tard, au cours d’un autre diner avec Pascale, alors que nous remuons de vieux et bons souvenirs, elle évoque l’ennuyeux mariage de Romain.

— Au fait, comment va-t-il ?

Je lui donne quelques dernières informations, qu’elle conclut par :

— Ah bon !

Je me rappelle alors que Romain m’a demandé, après son mariage, que je lui présente Pascale et que je dois la réciproque à Pascale.

Je me dis que l’eau a coulé sous les ponts, qu’elle a dû mouiller les allumettes, que c’est une histoire du temps jadis, bref, que le risque d’incendie a disparu. J’organise donc un diner à la maison, avec Romain, Claire et Pascale. Très agréable soirée, avec Raphael aux fourneaux.

Quel naïf  ! Il n’a pas fallu un mois pour que Romain quitte Claire pour se mettre avec Pascale. Ils ont l’air tellement bien ensemble. Échapper à cette destinée était sans doute impossible. Bien vu, mon beau cousin ! Claire ne semble pas m’en vouloir, et nous la revoyons avec plaisir, avec son nouveau copain.

Nos rencontres régulières entre Romain et Pascale, Tomas et moi peuvent paraitre très singulières : l’amour à deux, la tendresse à quatre !

Nous formons un petit amas stellaire autour duquel gravitent ceux qui nous sont chers. Avec des orbites réservées pour Raphael et ses frères et sœur.

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