Chapitre 1

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Cartétoile, Nord-Ouest de Mivaar

Elerinna

 Assise sur la poutre grinçante qui surplombe la forge de mon oncle, je laisse mes pieds se balancer librement dans le vide, effleurant de leurs semelles l’espace suspendu. Entre mes mains, se tient un livre jauni dont je connais chaque. À force d’être feuilletées, tournées, reposées et relues, les pages ont pris une texture veloutée, douce et légèrement friable, chargée des souvenirs des mille fois où j’ai redécouvert ses mots. Au-dessus de moi, le ciel se teint de l’indigo du crépuscule, éclaboussé des premières étoiles, et une brise légère fait frissonner les mèches libres de mes cheveux. Cette brise-là n’est pas seulement de l’air qui se meut, elle porte avec elle des histoires lointaines, des odeurs que je devine sans les connaître, des promesses d’endroits dont je rêve sans jamais les avoir vus. Mes narines parvient le parfum âpre et familier de la forge — le fer brûlant, le cuir, le charbon encore ardent — qui se mêle étrangement aux odeurs plus subtiles du soir.

 Sous mes pieds, le bourdonnement intarissable de la rue s’élève en vagues désordonnées, vibrant de vie. On y perçoit l’appel lointain d’un marchand de légumes qui clame la fraîcheur de ses produits, tandis qu’une femme réprimande un enfant dont le rire perçant fend la mélodie chaotique de ce quartier en perpétuel mouvement. Plus loin, des sabots de chevaux martèlent les pavés en un rythme régulier, entrecoupé du grincement de roues de chariots lourdement chargés, et, parfois, un aboiement strident fait sursauter un groupe de pigeons perchés sur les toits, qui s’envolent en un nuage confus, perturbant un instant la sérénité du ciel. Je lève le visage et ferme les yeux, m’ancrant à ce monde, un rappel cruel de combien il est petit, confiné. Dans cette ville fortifiée, chaque pierre des murailles me semble un maillon de la chaîne invisible qui enserre mon existence, une limite impérieuse que je n’ose franchir que dans mes rêves. L’ombre haute des remparts mord l’horizon, fermant la ville sur elle-même, une prison de pierre qui retient les âmes comme des oiseaux en cage.

 Je baisse les yeux vers le livre ouvert sur mes genoux et, distraitement, je caresse les pages, parcourant les mots d’un regard absent. Une phrase attire mon regard, résonne en moi comme un écho oublié — une promesse de contrées lointaines, d’aventures et de liberté. J’ai lu cette phrase un millier de fois, pourtant aujourd’hui elle me semble différente, plus vive, plus acérée, comme un rappel lancinant d’un désir que j’avais presque appris à étouffer. Un soupir m’échappe, et un sourire, léger et résolu, s’esquisse au coin de mes lèvres. Moi aussi, un jour, je m’échapperai, je franchirai ces murs gris et sévères qui s’érigent comme des gardiens muets autour de moi.

 Un frisson glacé me parcourt alors, surgissant de nulle part, me tirant brusquement de mes pensées. Cette sensation, étrange et troublante, me hante depuis des mois, s’invitant dans mes instants de solitude, là où je me sens d’ordinaire en sécurité, perchée au-dessus du monde, loin de l’agitation des ruelles en contrebas. À chaque fois, c’est la même impression furtive, comme un souffle muet glissant dans mon dos, une présence qui rôde sans se dévoiler. Mais ce soir, elle est plus forte, plus pressante, comme si une paire d’yeux invisibles, distants et perçants, s’étaient posés sur moi avec une insistance dévorante.

 Mon cœur accélère, battant à un rythme qui résonne dans ma poitrine, se propageant en ondes qui m’engourdissent les membres. Ma nuque se hérisse, je respire plus lentement, comme si je craignais qu’un souffle trop bruyant révèle ma propre peur, trahissant le frémissement de ma chair. Les doigts crispés sur la couverture de mon livre, je tente de balayer du regard les ombres alentour, d’apercevoir ce qui me guette. Mon regard fouille la rue, effleurant les visages sans reconnaître celui qui me perce d’un regard invisible, glissant de recoin en recoin, cherchant l’origine de cette présence étouffante qui me surveille.

 Et soudain, je la vois. À la lisière d’une ruelle étroite et plongée dans l’obscurité, une cape noire, mouvante comme une aile de corbeau, disparaît dans l’ombre, happée par l’obscurité avant que je n’aie pu en discerner plus. Juste un fragment, le mouvement fugace d’un tissu sombre, une ombre parmi les ombres. Pourtant, c’est suffisant pour que l’effroi me saisisse tout entière, durcissant ma gorge, dévorant mon souffle. Instinctivement, je me replie un peu plus sur moi-même, cherchant la chaleur rassurante de ma propre étreinte. Ce frisson étrange, ce vertige oppressant… Cette fois-ci, je n’ai plus de doutes : quelque chose m’a bel et bien vue.

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