XI

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XI


Je ne pourrais pas dire comment je suis sorti, tout ce que je savais c’est que j’avais tourné longuement à l’intérieur du monument avant de trouver, enfin, cette petite porte qui m’avait fait pénétrer dans l’horreur la plus absolue.

Je me sentais au comble du blasphème, j’avais tué la charité et la pureté en même temps. Je reprenais lentement mes esprits et essayais de m’orienter pour rentrer chez moi, le trip s’était estompé mais il agissait encore, de plus la nuit commençait à tomber.

Tout en marchant, je repensais à cet acte plus ignoble que les autres, acte que je n’avais presque pas prémédité. Quoi penser de tout cela ? Sinon que la spirale de l’ignominie m’avait happé et qu’elle me pousserait toujours plus loin dans les tréfonds du cauchemar humain. Je ne savais plus si j’étais capable de m’arrêter…

Le chemin fut long jusque chez moi, je me perdis plusieurs fois et, à ma grande frayeur, je me rendis compte que mes mains étaient maculées de sang, heureusement la nuit masquait les couleurs. Mon sexe me faisait atrocement mal. Arrivé dans mon quartier, je me nettoyais les mains à une fontaine et je fis le plein chez Rachid, une bonne prise d’alcool me ferait oublier, pour un temps, la dure journée que je venais de passer. Une fois chez moi, mes vêtements dans la machine à laver, un verre de rosé à la main, je repensais à mes deux dernières victimes, aucun remord, aucun scrupule quant à leur mort, mais c’était l’institution que j’avais tuée ; pour ce qui est de la none et le curé, la symbolique était par trop évidente : j’avais enculé le dévouement et saigné à blanc l’autorité paternelle, autorité bienfaitrice, généreuse. Ce sont ces concepts qui me torturaient l’âme et me faisaient croire que j’avais tué mon père et commis un inceste. Mais tout restait cantonné à ma petite personne.

En bref je ne pleurais pas sur les morts, je pleurais sur ce qu’ils représentaient.

Le plus dur dans tout cela c’était la perte de Lucie, je me rendais compte que j’étais profondément amoureux d’elle et la tentation de l’appeler me vint à l’esprit plusieurs fois. Mais quoi lui dire sinon que j’avais éliminé trois femmes et un cureton, que l’on ne pardonne pas à un criminel, et puis, si par miracle, elle mettait tout cela sur le compte de l’aliénation mentale, elle ne cesserait de vivre dans la peur qu’un jour ou l’autre je la trucide aussi.

J’avais tout perdu en perdant Lucie : une femme qui aurait pu m’aimer et ma dignité face à des valeurs civilisatrices. Je m’étais à la fois élevé dans le sens de la vie en prouvant qu’elle ne tenait à rien et je m’étais dégradé en éradiquant ce qui lui permettait de tenir. J’en étais là de ces blablas lorsque je bus d’une traite la bouteille de rosé.

La nuit fut comme une chape de plomb sur ma conscience et je fus tiré de ce sommeil sans rêve par la sonnerie stridente de mon interphone. Elle sonna longtemps avant que je ne réagisse, pour moi c’était clair, c’était la police, il fallait bien que je prenne mes responsabilités et je me traînai, en pleine descente de trip, chose que je ne souhaite à personne à part à mon pire ennemi, pour ouvrir directement la porte de l’immeuble sans décrocher. Je m’apprêtais à tout avouer même si rien, aucune piste ne menait à moi. Je n’entendais que le pas d’une personne dans l’escalier, un pas familier que mon esprit malmené par les toxiques et l’alcool n’arrivait pas à discerner. J’attendais sagement dans le salon que la porte s’ouvre, le grincement se fit entendre : c’était Lucie.

– Mon Dieu la mine que tu as ! Tu as encore fait des frasques ?

– Lucie je… Que fais-tu là ?

– J’ai bien réfléchi, je..je peux pas te laisser Thomas, malgré ce que tu as fait. Tu n’es qu’une victime de cette saloperie que l’on appelle maladie d’alcool, et en plus j’ai un aveu à te faire.

Ma tête résonnait comme un tambourin, mais j’étais " ivre" de bonheur de la savoir devant moi. Pétrifié par sa présence, je n’osais ni quoi dire ni quoi faire. Elle s’était faite belle, les yeux cerclés de noir à l’égyptienne, les lèvres délicatement colorées, vêtue d’une jupe courte à plis et d’un body moulant vert comme la couleur de l’Islam, son cou était magnifié par un collier de jade. Elle resplendissait avec ce soleil matinal, cru et blanc qui ne laissait entrevoir aucune imperfection sur son visage à part, peut-être, de légères poches sous les yeux savamment atténuées par du fard.

– Un aveu ? Dis-je tout doucement.

– Oui un aveu mais pas tout de suite, buvons un coup d’abord et elle sortit de son sac de chanvre une bouteille de vodka.

– Dis-moi tu as l’air d’un cadavre qu’est-ce que tu as fait ?

– J’ai pris un trip en te quittant.

– Ah bon, et tu as bien décollé ?

– J’ai rejoint le Saint-Esprit mais je me suis préservé. Elle alla dans la cuisine et revint avec deux mugs plus ou moins propres et les servit à ras-bord. Buvons ça d’abord et après je te raconte.

Lucie chez moi ! C’était inconcevable il y a une quinzaine d’heures. Que signifiait ce revirement s’il y en avait un bien sûr ? Je la connaissais pour être franche et sans vice, je la voyais mal me monter une mise en scène pour me mettre plus bas que terre. Alors de quoi s’agissait-il ? Mes mains étaient moites, j’envisageais le pire, voire un micro planqué entre ses seins, mais sa tenue ne s’y prêtait pas. Toujours est-il que je la suivis lorsqu’elle but son mug de vodka. Il passa mal parce que le trip m’avait détraqué complètement. Par contre, pour sa part, la vodka semblait lui réussir, son regard pétillant ne me trompait pas.

– J’ai plus rien à exiger de toi mais tu m’as parlé d’un aveu. Raconte…

– J’ai tué moi aussi.

– Mais…

– Ne m’interromps pas… Quand j’étais étudiante en Archi je partageais mon appartement avec une fille en apparence très sympa. Mais très vite ça a été le défilé des mecs, à force je lui en ai piqué quelques-uns, au début elle trouvait ça de bonne guerre, mais le jour où Boris est venu avec ses yeux verts et sa chevelure longue et noire de jais j’ai craqué, de toute façon elle ne pouvait pas assumer ce mec. Il était trop libre et intelligent pour qu’elle puisse avoir la moindre contenance vis-à-vis de lui. Je savais que c’était pour lui qu’une simple histoire de cul, mais pour elle c’était l’étalon qui la mettait en valeur. Quand Boris et moi avons commencé à jouer aux échecs et que je gagnais deux parties sur trois, elle comprit qu’elle n’était pas à la hauteur. Boris n’a pas cessé de revenir, lui allouant un simple baiser pour se ruer ensuite sur la table d’échecs que j’avais moi-même mise en décoration avant de le connaître. Mais nous ne faisions pas seulement que jouer, nous parlions beaucoup. Ah oui, je ne t’ai pas dit, il était allemand et maîtrisait le français assez bien, mais il était toujours obnubilé par la subtilité de notre langue, alors que je passais des heures à lui faire comprendre que notre syntaxe était notre vraie richesse malgré sa relative pauvreté en vocabulaire. Puis un soir je le rencontrais dans un bar avec ses compatriotes, je lui fis signe de l’extérieur, il répondit à mon appel et me rejoignit en cette froide nuit d’hiver, je te laisse deviner la suite. Ma colocataire finit vite par comprendre, elle me poussa jusqu’à l’exaspération même si, en apparence, entre deux guerrières, le compromis avait été fait. Elle me brula à la fac, avec mes amis, arguant que je n’étais qu’une virago, sauf le soir où nous nous retrouvions. Un jour j’ai souhaité sa mort pour garder Boris en toute quiétude, si je puis dire, elle était dans la baignoire avec son poste lecteur de CD rabâchant en continu les tubes de la Star AC et autres débilités. C’en était trop, je rentrai dans la salle de bain et jetai son poste dans le bain. Je l’ai vue frétiller quelques instants puis son corps flasque et mou flotta à la surface, je notais néanmoins que j’étais mieux foutue qu’elle. La police conclut à un accident et je dus déménager parce que le loyer devenait trop cher pour moi. A ta différence j’ai argumenté mon crime, toi tu te contentes de l’évidence. Alors parle maintenant et surtout ne me déçois pas.

– Pour Virginie j’ai peu de choses à te dire sinon qu’une pulsion dévastatrice m’a pris par le collet. Je l’ai trouvée terriblement mièvre, elle voulait même qu’on se mette en ménage, tu vois le topo après un seul rendez-vous ! J’avais bu ce soir-là tu t’en doutes et j’ai eu une exécration pour les femmes. Le visage de ma mère m’est revenu à l’esprit avec toute la cohorte de frustrations, de brimades, de tortures mentales qu’elle m’a fait subir. Tout ce que je peux te dire c’est que j’ai eu un coup de sang. Je serais malhonnête en te disant que je n’ai pas pris de plaisir en l’étouffant, mais c’était pas Virginie que je tuais c’était ma génitrice. Voilà pour Virginie. Pour ce qui est de l’autre c’est la spirale, la facilité déconcertante avec laquelle j’avais tué Virginie qui m’a poussé, et après j’ai voulu faire les choses bien, esthétiquement. Je l’ai étranglée en plein orgasme et je n’ai pas d’excuse. Je ne peux pas t’en dire plus, ce n’est pas clair dans ma tête, mais quand on a goûté au sang, on y revient.

Je me gardais bien de lui parler de ma " prestation " dans la cathédrale, je sentais que je pouvais la reconquérir, mais si elle apprenait l’horreur dans laquelle j’étais descendu, elle me cracherait au visage.

– Voilà, je ne peux pas t’en dire plus.

– Et tu as du remord ?

– Pour être franc, non. Je me sens libéré d’un fardeau rien de plus.

– Et avec ta mère tu comptes faire quoi ?

– Je n’ai plus de rancœur aujourd’hui.

–Tu comptes recommencer ?

– Si tu es à mes côtés plus jamais.

– Et la police tu en penses quoi ?

– Ils ne peuvent pas remonter à moi, je ne suis pas fiché, donc mon ADN et mes empreintes les mèneront nulle part.

– Et si je te dénonçais parce que mon aveu vaudra quelque chose, c’est ma parole contre la tienne et s’ils comparent tes empreintes avec celles retrouvées sur les lieux des crimes tu es grillé mon pote, tu prends perpette.

– J’assumerai ou je ferai tout pour me foutre en l’air.

– Quelle philosophie !

– Et toi pourquoi es-tu venue me raconter ça ce matin ?

– Question difficile, je sais ce que veut dire tuer, je connais l’exaspération jusqu’à ses moindres limites, et puis il n’y a pas que ça.

– Quoi donc?

– Je ne sais pas si tu mérites que je te le dise, je ne sais pas moi- même si je le mérite. Il y a que… rebuvons un coup si tu veux.

Elle finit la bouteille dans les deux mugs, je commençais à aller mieux, l’alcool avait atténué mon mal de crâne et rendu supportable la dépression qui suit toujours la prise de LSD. Par contre je restais dubitatif quant à ses intentions. J’étais tiraillé entre la peur qu’elle me dénonce et la jubilation de l’avoir en face de moi.

Nous bûmes cul sec, ce qui me fit venir les larmes aux yeux tellement mon corps était usé par la journée et la soirée d’hier.

– Thomas je n’ai jamais cessé d’être amoureuse de toi, tu n’es pas aussi beau que Boris mais tu dégages quelque chose d’extraterrestre dans ce monde pourri, tu es un être libre, malgré ce que tu m’as raconté sur ta mère. Mais surtout j’ai… J’ai une cirrhose et je n’en ai plus pour longtemps, et je souhaiterais finir mes jours avec quelqu’un qui me fasse rêver. De plus moi aussi j’ai tué, je peux te comprendre, à moitié car tu n’es pas clair avec tes divagations esthétiques, en général tu es quelqu’un de beaucoup plus explicite. C’est ce Thomas-là que j’aime.

Je n’en revenais pas, coup sur coup elle m’apprenait qu’elle avait éliminé quelqu’un, qu’elle était atteinte d’une cirrhose irréversible, ce qui est un pléonasme, et surtout qu’elle m’aimait.

– Lucie je ne sais pas quoi te dire, je sais que je n’ai aucune excuse par rapport à ce que j’ai fait et je me demande comment tu fais pour l’accepter…

– Je ne l’accepte pas je le tolère eu égard à ton passé et à ta vie actuelle.

– Si on s’épaule mutuellement on pourrait être heureux quelque temps, avant l’échéance. Tu en as pour combien de temps ?

– S’il n’y a pas de donneur compatible j’en ai pour un an maximum. Tu veux faire ce brin de route avec moi?

– J’en serais honoré.

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