XII

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À compter de ce jour Lucie s’installa chez moi, mon appartement était plus grand et surtout plus ensoleillé. Nous ne reparlâmes plus de ce qui s'était passé. Par contre le crime odieux perpétré à la cathédrale avait fait la une du journal et la télévision nationale en avait même parlé, quant à Émilie et Virginie il fallut attendre une semaine pour que les médias locaux en parlent. Pour résumer, la police avait conclu qu’un seul et unique assassin avait commis les deux premiers crimes, ses empreintes et son ADN avaient été retrouvés dans les deux appartements, ainsi qu’à l’intérieur des victimes. Le modus operandi de la cathédrale avait lancé les flics sur la piste d’un routard, heureusement ils n’avaient pas fait de corrélation, du moins pour le moment, entre l’ADN retrouvé chez les filles et chez le curé. J’avais compté sur cette impéritie policière et je ne me faisais pas de souci outre mesure. Les moments que je passais avec Lucie furent sûrement les plus beaux de ma vie, sa consommation d’alcool n’avait pas diminuée pour autant, « à quoi bon me disait-elle » et je considérais son fatalisme comme une pensé réaliste et lucide. Nous profitions de l’été en nous baladant longuement dans les venelles commerçantes de la ville. Elle avait décidé de claquer tout son argent économisé et vider ses livrets d’épargne, elle se préparait sereinement à la mort. Pour ma part, une fois de plus, je me voilais la face, occultant absolument l’idée d’une fin prochaine. Nous allions trois ou quatre fois par semaine au restaurant, de plus elle avait décidé de me faire une garde-robe parce qu’elle considérait que je m’habillais comme un " plouc ". Il est vrai qu’en matière de fringues, un jean et un tee-shirt uni me suffisaient pour l’été, un gros pull toujours uni et mon vieux cuir pour l’hiver faisaient mon affaire, quant aux chaussures je changeais de baskets tous les six à dix mois. Je préférais investir dans les bouquins et les logiciels que je ne pouvais pas pirater, mais pas dans les frusques.

Nous allions régulièrement à des concerts aussi et jamais je ne l’avais vue se déchaîner autant dans ces moments-là. Aucun symptôme n’apparaissait pour l’instant et je me mis à penser que pour des raisons qui m’échappaient, elle m’avait délibérément menti, jusqu’au jour où, en fin de matinée, elle revint de l’hôpital avec ses dernières analyses. Le résultat été édifiant, son taux de gamma GT dépassait les deux mille. Nous fîmes beaucoup l’amour aussi, elle se donnait à corps perdu dans le sexe et m’entraînait parfois au-delà de limites physiques que je n’avais jamais envisagées.

Nono n’était pas en reste, nous finissions souvent nos soirées chez lui, commandant même parfois du champagne. Il ne savait pas concrètement qu’elle était malade mais son attitude hors limite et sa prodigalité financière l’inquiétait. À la fin de l’été il me prit à part profitant qu’elle était partie aux toilettes pour me faire comprendre qu’elle déraillait complètement, il avait d’ailleurs remarqué qu’elle ne tenait plus l’alcool.

– Tu n’es pas aveugle Nono lui dis-je, il est évident que quelque chose cloche mais je ne peux pas t’en dire plus, adresse-toi à elle.

– Non, je sens que ce serait inconvenant, en fait, je crois savoir ce qui se passe, elle est dans une grosse merde, une merde hépatique, je l’ai vu à son teint et à sa manière de boire, elle ne tient plus la route et elle brûle sa tune comme une condamnée à mort.

– T’as vu juste, parle lui ça lui fera du bien, moi je sais pas faire, je refuse ce qui doit se passer.

– Il y a donc une échéance si je comprends bien.

– Toujours aussi juste.

– Cancer?

– Du foie, enfin cirrhose.

– Je vais lui parler mais pas ce soir, un soir où tu ne seras pas là, il y a une greffe en vue ?

– Avec ce qui lui reste à vivre je ne pense pas qu’un donneur se présentera d’ici là, en plus elle a un rhésus assez rare.

– Et toi tu vis ça comment ?

– Je n’ai jamais aussi pleinement vécu depuis qu’elle m’a mis au parfum, je ne l’ai jamais tant aimée non plus, mais je n’arrive pas à admettre que cela va se terminer un jour.

– Tu fuis l’inéluctable, je pensais que tu n’avais pas peur de la mort Thomas, surtout avec ton mode de vie.

Il m’avait presque mis à nu, en tout cas il m’avait enfoncé un poinçon chauffé au fer rouge dans le cœur. Moi qui avais côtoyé la mort de si près, qui en avait été même le "thaumaturge", je me sentis soudainement lâche, d’une lâcheté incommensurable, abjecte, répugnante, je n’étais plus qu’une fiotte. Lucie elle, vivait au quotidien avec ce couperet qui s’appelait le crabe, et par-dessus tout elle connaissait approximativement le jour où celui-ci tomberait. Moi avec mes quatre petits cadavres, je continuais à respirer en relative bonne santé. Aucun remord ne m’assaillait, c’était juste Lucie qui me préoccupait, égoïstement, puérilement. Ce que j’avais cru être un pied de nez à la vie s’avérait aussi dénué de sens que la vie elle- même, seuls les êtres que l’on aime ont de l’importance, le reste n’est qu’ectoplasmes, ombres, autres tout simplement. Lucie revint et surprit notre conciliabule, d’un ton qui se voulait assuré mais qui ne trompait personne, surtout pas Nono, elle nous lança, se tenant au dossier d’une chaise : « Alors les hommes, vous faites comme les gonzesses, vous cancanez ».

Nono prit la parole avant que je ne puisse la sécuriser quant à notre discussion.

– On parlait de toi ma grande, tu dois t’en douter, même si t’es complètement bourrée ce soir, sauf ton respect bien sûr.

– Bien sûr ami Nono, bien sûr, il t’a mis au parfum ce parjure ?

– Il a pas eu besoin, c’est moi qui lui en ai parlé le premier, c’est pas difficile de voir que tu as attrapé le fibrome de comptoir, il faudrait que tu rentres te reposer, tu as assez bu comme ça.

– Tu fous tes meilleurs clients à la porte ? !

– En quelque sorte oui, mais pour ton bien.

– Mon bien ! Je n’ai plus de bien à attendre, j’en ai plus pour longtemps tu sais.

– Je m’en doute. Thomas ne t’apporte pas de bien lui ? Il t’aime tu sais.

– C’est vrai que sans lui je me serais déjà flinguée, mais Thomas a côtoyé suffisamment la mort comme ça pour m’épauler correctement. De toute façon personne, bonne ou gentille ne le peut.

À ce moment je crus qu’elle allait tout déballer, mais je m’en foutais ce soir-là, ce secret commençait à me peser et le Champagne me donnait envie de périr avec elle, mais il fallait que je me ressaisisse.

– Qu’est-ce que tu veux dire par côtoyer la mort ?

Je voulus prendre la parole mais elle ne m’en laissa pas le temps, le dossier de la chaise sur lequel elle s’appuyait ne la soutint plus et sans l’intervention de Nono elle se serait vautrée sur le sol souillé de taches d’alcool, de cigarettes et de cendres.

– Laisse-moi brûler le peu qui me reste à vivre, de toute façon on ne fait pas d’esclandre. Lui dit-elle en se remettant difficilement d’aplomb.

– Vous ne faites pas d’esclandre c’est clair, mais tu n’es pas en état de rester là, il faut que tu rentres te reposer, je vous file un teillon de tequila si vous voulez, vous vous finirez à la maison et reviens me voir demain, à jeun, si tu veux on parlera.

– C’est vrai que j’ai beaucoup de choses à dire lui répondit-elle tout en me regardant droit dans les yeux.

Cette fois-ci je pris les devants, je la regardai avec encore plus d’intensité qu’elle ne pouvait le faire dans son état « Il a raison Lucie, tu ne tiens plus debout, tu te consumeras un peu plus à la maison et tout ira bien. »

– Regardez le mouiller sa culotte celui-là, c’est pas pour moi qu’il veut rentrer, c’est pour lui, il a peur que je parle.

– Ne fais pas attention Nono, aide-moi à la soutenir jusqu’à la sortie je me débrouillerai après.

– Bien sûr que je vais vous aider, mais dis-moi, tu as peur de quoi ?

– Elle délire tu t’en rends pas compte, va nous chercher la bouteille de tequila pendant que je l’assois, ça la sécurisera de savoir qu’il y a du carburant pour la route.

– O.K. je m’exécute, mais il faudra qu’on parle nous aussi, Lucie même au dernier stade de l’ivresse n’est pas du genre à parler pour rien, tu la frappes pas j’espère ? Et puis cette histoire de mort qu’est- ce que ça veut dire ? Il faudra aussi qu’on parle Thomas, vous êtes mes amis et je veux vous aider.

– Tu ne le peux pas Nono, on est en sursis tous les deux.

– T’es malade toi aussi?

– En quelque sorte mais pas du foie.

– Je sais que des fois t’as la cervelle qui sature mais…

– Allez dépêche-toi va nous chercher la bouteille qu’on rentre vite et appelle-nous un taxi en même temps sans te commander.

– D’accord je m’exécute mais il faudra…

Il se dirigeait vers le bar, je n’entendis pas la fin de sa phrase, Lucie était inerte les yeux grands ouverts, elle regardait dans le vide, elle semblait avoir abdiqué.

J’eut une peine profonde pour elle, mais je savais aussi qu’il fallait dorénavant éviter les débits de boissons, elle ne tenait plus l’alcool et risquait de trop parler.

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