XIII
Grâce au chauffeur de taxi nous pûmes faire gravir à Lucie les escaliers qui menaient à mon appartement, il m’aida à la coucher mais sans cesser de ricaner. Ce devait être son quotidien lorsqu’il était de nuit. Sur le coup je le pris mal et failli l’engueuler, surtout que j’avais l’intention de le gratifier d’un très bon pourboire, mais il sentit tout de suite mon manque de recul par rapport à sa profession et il prit les devants pour temporiser.
– Ne vous formalisez pas, en général ce sont les hommes qui sont dans cet état, les femmes sont plus raisonnables. En plus c’est ma dernière course je suis vanné, j’ai bossé dix-huit heures aujourd’hui. Soyez indulgent.
Il était quatre heures trente du matin, ses propos m’avaient radouci et je l’invitais à boire un coup avec moi. Il me gratifia d’un large sourire pour toute réponse. Je déshabillais Lucie pendant qu’il m’attendait dans le salon. Elle balbutiait des choses incohérentes, son front perlait de sueur, elle allait vraiment mal. Demain à la première heure je l’emmènerai au service de gastro qui la suivait, quant aux urgences, je ne voyais pas ce que les internes auraient pu faire de plus que ce que le professeur qui la soignait aurait fait, l’attente était de toute façon interminable. S’il fallait qu’elle passe l’arme à gauche dans les heures à suivre, je préférais qu’elle le fasse dans mon lit. Le taxi pourrait nous y emmener, il semblait s’accommoder de la situation.
J’arrivai dans le salon avec deux verres et la bouteille.
– Vous pouvez boire vous n’êtes plus en service n’est-ce pas ?
– Sans problème en plus j’aime bien lever le coude moi aussi, en tout cas quand je travaille pas et puis comme je vous l’ai dit j’ai fini ma journée, même s’il fait nuit. Au fait votre copine ou votre amie je ne sais pas…
– Mon amie.
– Oui, et bien elle est mal en point, on dirait qu’elle n’a pas pris que de l’alcool.
– Pourtant c’est le cas, à ce sujet, vous pouvez nous amener au CHU demain ? Je m’inquiète vraiment.
– Pourquoi elle arrête pas de boire ce serait si simple ?
– Si simple ! Mais vous savez ce que c’est que l’alcoolisme !? Ça annihile toute volonté, on a beau savoir que l’on court à sa perte on y revient toujours, en plus c’est si facile de s’en procurer, nous sommes une société de buveurs d’alcool, l’héro c’est pas pareil, c’est prohibé et une fois qu’on est sevré et qu’on a des produits de substitution pour un certain temps, on a trois fois plus de chances de s’en sortir.
– Ça me dépasse, j’aime boire mais je peux m’en passer.
– Et bien nous on peut pas, je vous serre un verre ?
– Avec plaisir !
Je lui servis le verre à ras bord pour vérifier s’il ne tremblait pas, pour savoir son degré d’intoxication. Il prit le verre de tequila avec dextérité, sans le moindre tremblement et le but à moitié en une seule gorgée.
– Vous connaissez l’histoire des rats ? Des rats de laboratoire je veux dire.
– Non racontez-moi.
– Si on prend sept rats de race pure, c’est-à-dire issus du même couvain, qu’on les mette dans sept cages avec deux pipettes, une avec de l’eau, l’autre avec une solution alcoolisée, vous connaissez le résultat ?
– Non dites-moi, ça a l’air passionnant.
– Tous les rats goûteront aux deux pipettes et immanquablement un rat sur sept préférera la solution alcoolisée.
– Vous voulez dire que c’est pas votre faute si vous êtes alcoolique ?
– Je suis un terrain fertile, si mon histoire avait été différente je le serais sans doute pas, mais mon passé m’a conditionné et a mis en exergue ce démon que j’avais en moi dès ma naissance.
– Écoutez, je n’ai pas fait d’études comme vous semblez en avoir fait, mais ça me fait penser au catéchisme qu’il fallait que je me farcisse une fois par semaine, on y parlait de prédestination. Que Dieu avait mis des embûches sur la route de certaines personnes et qu’il fallait qu’elles les dépassent. J’espère que je suis clair ?
– Vous me faites plaisir en parlant comme ça, moi la seule solution c’est vivre avec.
Le gars paraissait plus intelligent qu’il en avait l’air. Je lui resservis un verre un peu moins tassé qu’il but cul sec.
– Je vois que vous savez boire, c’est peut-être pour ça que vous avez l’air de me comprendre, dites-moi ça ne vous dérange vraiment pas d’attendre jusqu’à huit heures chez moi, on l’amènera au CHU ?
– Pas de problème si vous m’offrez à manger.
– Conclu, le clic-clac ne pose pas de problème, je n’ai qu’une chambre ?
– Pas du tout dit-il en se resservant un verre.
– Le frigo est à vous, je suis trop fatigué pour vous faire à manger, vous n’aurez qu’à prendre des surgelés, il y a un micro-ondes.
Je bus mon verre lentement en l’observant pour la première fois attentivement. C’était un petit homme d’une bonne quarantaine d’années, tout chez lui dénotait d’un machisme mal placé, ses jambes grandes ouvertes moulant la géographie de son sexe, sa chemise largement déboutonnée exhibait une chaîne en simili or très kitch. Il aurait pu fermer un bouton de plus s’il ne voulait pas dire au monde qu’il était poilu comme un singe; virilité pileuse qu’il portait comme un étendard. Une fine moustache très soignée barrait sa lèvre supérieure, son regard était d’une extraordinaire mobilité, sa forte calvitie renforçait l’aspect grotesque du personnage, son petit nez trapu était cassé, il avait sans doute fait de la boxe. J’avais pourtant besoin de lui, tout d’abord parce que je ne voulais pas rester seul avec Lucie agonisante et qu’il l’amènerait demain à l’hôpital et je le savais bavard, il me ferait la conversation. Nous parlâmes de tout et de rien, ce fut lui surtout, comme je l’avais prévu qui mena le débat. Le sablier liquide que représentait la bouteille était au trois-quarts vide lorsque je sombrais. Je repris connaissance très progressivement, j’avais encore rêvé de miroirs, déformants cette fois-ci, des miroirs filmiques dans lesquels j’étais l’acteur principal où je me livrais à des aberrations masochistes ou sadiennes. J’avais beau voir un visage putréfié qui me sermonnait, mon sexe était au comble de l’érection et c’est en ressentant une grande jouissance physique que j’ouvris les yeux. Je n’étais pas réveillé pour autant, je faisais toujours l’amour avec mes monstres, avec Lucie surtout qui m’avait choqué peu de temps auparavant. Mais son visage n’apparaissait pas. Je savais simplement que c’était elle. Je compris enfin que je ne dormais plus, je passais en revue le décor qui m’entourait, il était déformé comme l’image que mon inconscient avait bien voulu me délivrer. Il me fallut un certain temps pour y voir un univers familier. C’était ma chambre, sur le coup je ne réagis pas, puis je me rappelai m’être effondré sur le canapé. L’anxiété me prit à la gorge, j’étais trempé de sueur, de sudation alcoolique, je baignais dans une moiteur gluante. Lucie, en tant qu’être réel surgit à mon esprit, si j’étais dans mon lit elle devait se trouver à mes côtés. Je hasardai mon bras gauche pour sentir son corps. Elle était là et paraissait dormir d’un sommeil lourd. La lumière qui traversait les volets indiquait qu’il était bien plus tard que huit heures. Le chauffeur de taxi avait du " comater " lui aussi.
– André ! Tu es là ? André !
Aucune réponse, Je décidais d’aller le secouer, car en fin de compte, c’était lui le professionnel et il s’était engagé de surcroît. Je préférais pour le moment laisser Lucie dans son sommeil réparateur.
Une fois debout dans la pénombre de la chambre je me rendis compte que j’avais énormément transpiré, une soif incoercible me tenaillait, symptôme normal de l’après cuite. Je me ruai vers le frigo, à tâtons, je ne savais pas où se trouvaient mes lunettes et bus presque un litre d’eau fraîche. Ma tête bourdonnait, je me dirigeais au jugé, dans le monde du myope qui était le mien, jusqu’au salon. J’attendais la nausée salvatrice qui me permettrait de sentir à nouveau mon corps. André n’y était plus. J’ouvris les persiennes pour y voir plus clair et ce fut le choc. Mes vêtements avaient changé de couleur ils étaient rouges, mes mains aussi. L’impression gluante que j’avais ressentie n’était pas de la sueur, bien qu’il y en eût de toute évidence, mais ressemblait à si m’éprendre à du sang. Croyant toujours être dans un rêve dérangeant, j’apposais mes doigts sur mon torse et goûtais ce liquide visqueux : c’était bien du sang, du moins ça en avait le goût. Je distinguais mal les masses noirâtres qui souillaient mes vêtements, j’ouvris donc les volets de la chambre complètement, la lumière me paralysa un instant, des flashs blancs occultaient ma vision, puis, je me vis parfaitement. Mon poitrail était rouge, mes mains, mon visage, mon pantalon… Je pensais à Lucie à une hémorragie possible. J’accourus à son chevet pour voir son corps inerte immergé dans une flaque rougeâtre. Je la secouais compulsivement, sachant déjà qu’elle était morte, pour voir sa gorge, ouverte d’une oreille à l’autre. Elle était exsangue, son sang avait débordé du lit pour se répandre sur le sol, j’y distinguais un couteau de cuisine, un des miens. J’eus la présence d’esprit de ne pas y toucher, j’étais paniqué au plus haut point. Seul André avait pu faire ça. Je ne percevais pas encore la mort de Lucie dans ma chair, elle restait une image ou plutôt une martyre immolée au nom du sens commun.
Pour une fois je me trouvais de l’autre côté de la barrière et la situation était très douloureuse mentalement, mais les choses mentales sont toujours à sens unique, la souffrance abstraite rebondit toujours sur elle-même. Je me sentais coupable de ne pas avoir de larme. Était-ce l’expression d’une sincérité que je méconnaissais, j’avais mal de sa définitive absence, j’avais mal de ne pas pleurer. Le réflexe de la bouteille vint mettre un peu de couleur dans la panique morbide dans laquelle je me trouvais, ma fameuse bière du matin était bien à sa place, une bien dérisoire expression de ma peine, un manque total de considération pour l’humain mais qui représentait pour moi une vérité ontologique : La vie n’a pas d’yeux ni d’oreille, pas même d’âme, c’est une conséquence infinie de causes à effets, le tout mu par l’appétit sexuel, seule drogue que la nature nous a léguée. Après avoir vomi mes glaires acides, je la bus en tremblant, un tremblement qui mêlait manque physique et incapacité psychologique à assumer la situation. Partout où je passais, je laissais des traces de sang, sur le frigo, sur la lunette des toilettes, etc.
Enfin, plus ou moins recadré par l’alcool je décidai d’appeler la police, j’avais un coupable, je n’avais pas touché au couteau, l’enquête irait vite. Je composai le dix-sept.
– Gendarmerie Nationale, j’écoute.
– Je… Je vous appelle pour un crime, enfin c’est ce que je vois, il faut que vous veniez vite, je n’y comprends rien mais j’ai des soupçons sur le responsable.
Je leur donnai mes coordonnées et j’attendis, finissant le fond de tequila qu’André avait négligé, la sirène caractéristique des keufs. J’eus, à ce moment, l’intuition que mon ivresse avait touché son fond…
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