XIV

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Une cohorte de chemises bleues envahit mon salon puis ma chambre ; quel ne fut pas leur étonnement lorsqu’ils me virent ensanglanté de la tête aux pieds ; plus particulièrement deux fliquettes qui avaient à peine vingt ans. Je voyais dans leurs yeux un sentiment d’horreur, mêlé, avec la conclusion hâtivement admise, que je ne pouvais être que le coupable. Je fus comme qui dirait happé par la logique judiciaire. Je ne puis dire combien de temps je restais hors du monde, un monde qui de toute évidence m’empêchait de réaliser, admettre la perte définitive et physique de Lucie. Une charge de souvenirs, de sensations agréables, parfois douloureuses, dominait mon esprit. Je savais que, en dépit de ma prostration, ce n’étaient qu’illusions, apparences, et divagations d’alcoolique trop faible pour affronter la vie. Je fus extirpé de cet état quasi surréaliste par une douleur très vive sur ma joue gauche. À ce moment tout me revint : l’avalanche de questions des gendarmes, ma seule réponse : « André, André, André », de mon trajet dans le fourgon, le regard horrifié que les flics posaient sur moi, enfin les traces de sang que je laissais partout. Je n’eus pas besoin d’ouvrir les yeux puisqu’ils étaient déjà ouverts mais après ce choc mes nerfs optiques acheminaient la sensation nauséeuse du vrai, de la réalité à ma fragile conscience. Face à moi se trouvait un homme corpulent avec un air débonnaire, ses grands yeux bleus semblaient me regarder avec une sorte de pitié mêlée de bienveillance. Entre moi et lui s’amoncelait sur un vieux bureau métallique une « montagne » de paperasserie. Je me retournais lentement pour découvrir un deuxième personnage dont le physique était l’antithèse du premier ; il était sec et noueux comme un pied de vigne et me fixait, à l’inverse du premier, d’un regard empli de colère ; technique du bon et du méchant, de la carotte et du bâton. J’en déduisis que la douleur qui m’avait permis de recouvrer mes sens provenait de cet individu. Cette gifle m’avait redonné la ressource de clamer mon innocence, d’ailleurs André avait dû laisser des traces sur son verre, ma table basse, la bouteille de tequila et surtout sur le couteau qui avait égorgé Lucie. Après ces considérations qui tournaient à mon avantage, je voulus passer mes mains sur mon visage mais je me rendis compte qu’elles étaient entravées par une paire de menottes. J’étais chez les keufs et de toute évidence le meurtre de Lucie m’était imputé.

Mais il y avait le couteau sans mes empreintes ou du moins devenues illisibles par celles d’André. J’eus moi aussi un sursaut de colère en revoyant la gorge impeccablement ouverte de la seule personne féminine qui avait su me donner un soupçon de rigueur de vie.

– Alors on reprend ses esprits me dit le gros ?

– Sinon je saurai te réveiller complètement si tu veux, ajouta le sec qui avait fait le tour de ma personne pour se poster derrière le gros affable qui devait sans doute être son supérieur. On aurait dit un ersatz de Laurel et Hardy ; humour mis à part.

– Pourquoi vous m’avez mis des menottes ? C’est André qui a égorgé Lucie, pas moi, c’est lui qui m’a porté dans notre lit, c’est lui qui a tout mis en scène !

– Vous parlez d’une mise en scène n’est-ce pas ? Mais qui me dit que ce n’est pas vous le meneur de revue ? Pour l’instant. « Monsieur » vous êtes notre seul présumé innocent. Rétorqua le gros avec une ironie non dissimulée.

– Mais le couteau, il doit bien y avoir des empreintes dessus et ceux ne sont sûrement pas les miennes ! !– Pour ce qui est des empreintes on n’a pas encore le résultat du labo, priez pour que ce ne soient pas les vôtre sinon…

– Sinon quoi?

– Sinon vous seriez définitivement inculpé et mis en examen, pour le moment vous êtes en garde à vue.

– Pour vous déplaire, et ce malgré moi, ces menottes sont inutiles.

– C’est la procédure et c’est plus sécurisant pour nous, vu votre parcours jalonné d’un nombre incommensurable de bouteilles ou plutôt de « cadavres », nous avons tout pouvoir de vous garder chez nous soixante-douze heures.

– Et alors, l’alcoolisme n’est pas un délit.

– Ça n’en est pas un en effet, mais vues les quantités que vous ingurgitez quotidiennement, ne vous leurrez pas, on vous connaît de réputation, c’est notre job, on peut considérer que votre mémoire peut faire défaut et l’ivresse peut vous pousser à commettre des actes impardonnables que vous ne reconnaissez pas lorsque vous êtes à jeun. Ce n’est pas à « vous » maintenant que je voudrais parler, c’est à celui qui se trouve " in vino non veritas " : c’est vous sans le déni. Vous devez comprendre le latin je suppose ?

Le grand sec me fixait comme un serpent qui attend le moment propice pour neutraliser sa proie, de plus il se sentit amoindri quand il fut fait allusion au latin. J’eus à ce moment une irrépressible angoisse : avaient-ils fait le rapprochement avec les précédents meurtres ou assassinats, je ne faisais plus la distinction, mais que je ne contesterai pas. C’était ma petite part de probité, mais ce n’est qu'un synonyme aisé. Je temporisais cette appréhension en me disant qu’une fois de plus la description du crime n’avait rien à voir avec Virginie et Émilie ; quant au curé et sa blanchette l’opinion policière était déjà établie. À ce moment j’eus l’envie de rejoindre Lucie dans la mort ou le néant, mais de toute manière je trouvais toujours une excuse à mes bêtises. De surcroît je comptais sur le manque d’intuition, peut-être même sur leur incompétence pour ne pas dire leur philosophie du cliché, pour me blanchir de ce crime. J’assumais d’être jugé pour des faits qui avaient un lien avec moi, ce que je pourrais appeler mes « agapes », mais pas pour Lucie. J’eus une poussée euphorique en sachant que mes empreintes ne figureraient pas sur le couteau bien que celui-ci m’appartienne. À ce sujet je constatais que le bout de mes doigts était noirci par ce qui devait être de l’encre.

– Que fait-on alors ? Demandais-je.

– On attend le médecin pour savoir si la garde à vue peut se faire chez nous ou bien en milieu spécialisé… vous n’avez aucun souvenir de ce qui s’est passé après l’arrivée de nos collègues ?

– Non.

J’eus l’impression de mourir moi aussi à la découverte du corps de Lucie, j’avais le sentiment de me réincarner à cet instant. Mais beaucoup de choses me revinrent.

– Rien de concret, tout cela ne joue pas en votre faveur, dit ironiquement le gros, comme si déjà les dés étaient jetés.

– Je n’ai rien à me reprocher de toute façon, par contre je vais bientôt me trouver mal si je ne m’alcoolise pas, voyez mes mains comme je tremble et voyez la sueur qui dégouline de mon front.

– Vous voulez qu’on cultive votre vice ! Mais vous êtes une merde, face à la mort de quelqu’un, vous pensez qu’à vous vinasser le foie ! Vous aurez tout le temps de vous sevrer en cellule, largement le temps car dans votre situation j’envisage quinze ans incompressibles ! Vomissait la treille.

Ces paroles ne me bouleversèrent pas outre mesure par rapport au meurtre de Lucie, seules mes sanguinaires mises en scènes prenaient possession des parties essentielles de mon cerveau, puis je saisis que ce dernier avait évalué une sentence qui me libéra et ma panique s’atténua grandement : le pronostic du teigneux ne correspondait pas avec la peine encourue par le tueur en série que j’étais devenu. C’est « perpette » qu’il aurait dû prévoir.

On frappa à la porte et un petit bonhomme pénétra dans le bureau avant même qu’on lui signifia d’entrer. En voyant la sacoche noire de cuir pleine peau, j’en conclus que ce devait être le médecin. Il marqua un temps d’arrêt lorsqu’il me vit recouvert de sang de la tête au pied.

– Ce n’est pas son sang j’espère dit-il au bedonnant et au filiforme ?

Le grand nerveux tapota sa tempe droite de son index lui signifiant sans ambages que le problème me concernant relevait plus de la psychiatrie, peut-être même de la neurologie. Après un examen sommaire, le médecin perçut mon alcoolisme avancé et émit son diagnostic: « si vous ne voulez pas qu’il fasse un DT[7] il lui faut une grande quantité de Valium ou autre, en tout cas des benzodiazépines, le mieux serait qu’il soit perfusé mais vous n’avez pas l’appareillage ici. Sédatez le avec une de ces saloperies en comprimés toutes les trois heures pendant vingt-quatre heures. Sa perte de conscience est due à un choc qu’on pourrait appelé post-traumatique mais surtout à une absorption massive d’alcool. Il faut pas être devin pour voir que son corps en a ras le bol ».

– Nous allons vous garder chez nous puisque le médecin ne semble pas y voir d’inconvénient, du moins en attendant le résultat du labo avec surtout le relevé d’empreintes.

À ce moment, hasard prodigieux, le téléphone sonna. Le gros s’empara du combiné puis me regarda avec une grande intensité comme s’il voulait sonder ma psyché au travers de mon iris.

J'en conclus à cet instant que le téléphone avait sonné mon glas.

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