XVIII
Je vous passerai les détails de mon adaptation à ce monde si étrange, mais mon instinct me commanda d’adopter une attitude d’humilité sans renier à mes prérogatives. En d’autres termes : rester à sa place sans pour autant se faire phagocyter. Cette stratégie passait par un jeu subtil d’alliances pour acquérir la sympathie de certains, éviter les caïds, acquiescer à certains arguments dénotant d’une grande étroitesse d’esprit, ne surtout pas faire étalage de ses connaissances, faire que ce soient les événements qui conditionnent les prises de positions. Mais cette tactique avait un inconvénient majeur, elle impliquait une totale vigilance sur ses propres actes et sur ceux des autres, tout cela nourrissait un état de stress continuel et épuisant. Ceci dit le médecin de « l’établissement » était prodigue en calmants et somnifères de toutes sortes, en plus du réseau local qui proposait tous les stupéfiants possibles, mais là le service n’était pas gratuit et débouchait dans la plupart des cas sur une relation de dépendance physique mais aussi de maître à esclave ; situation qu’il faut proscrire à tout prix en milieu carcéral. Pour résumer, le prisonnier lambda a toujours le regard aux aguets. Combien de fois je mis fin à mes sorties dans la cour pour me réfugier dans ma cellule afin de goûter à une heure, souvent moins, d’intimité, j’en profitais pour me baigner dans le souvenir de Lucie, mes autres victimes me laissaient toujours aussi froid. À ce sujet certains taulards profitaient de leur réclusion pour faire vœux de contrition en s’immergeant dans des religions de toutes obédiences et devenaient des prosélytes véhéments. Je n’avais pas besoin de cette béquille mystique préférant la lecture et l’obtention d’une maîtrise de philo par correspondance. Mes autres "compagnons" se composaient d’Abdel, celui qui confia sans complexe son fondement au trône lors de mon arrivée. Il avait vingt-quatre ans, avait toujours vécu dans le ghetto bien connu situé sur les hauteurs de la ville. Continuellement vêtu de jogging de marque, il avait le visage tout en longueur, illuminé par de grands yeux marrons, son rire était tonitruant et dévoilait une dentition parfaite. Il s’était fait serrer pour plusieurs cambriolages et recel. C’était un jeune homme curieux de tout que j’avais pris sous mon aile, lui apprenant à jouer aux échecs et essayant de répondre aux mille questions qu’il me posait. Mes tentatives de réponses semblaient convenir aux autres, l’intimité étant quasiment proscrite dans le réduit où nous vivions vingt-deux heures par jour. Il y avait aussi Michel, un grand échalas silencieux comme une tombe, excepté durant les parties de belote qui nous réunissaient Richard, Abdel, lui et moi le soir avant l’extinction des feux, parties que nous continuions à l’aide d’une lampe à gaz, les matons n’y voyant pas matière à répression. Michel demeurait un mystère pour moi, je ne parvenais pas à saisir le fond de sa personnalité, la seule qualité que je pouvais lui allouer était qu’il ne parlait jamais pour ne rien dire. Seules ces parties de cartes dévoilaient un soupçon de son caractère ; joueur chevronné il s’emportait parfois lorsque son partenaire commettait une erreur. En réalité c’était un faux calme, tiraillé par je ne sais quel démon. Il était tombé pour violence aggravée, ce qui laisse présumer quelque peu du personnage. J’avais des rapports amicaux avec lui, en tout cas, il valait mieux dans l’espace confiné où nous nous trouvions. Par contre j’évitais le plus possible d’être son partenaire à la belote. Enfin il y avait Benoît, une véritable institution, qui avait déjà passé plus de dix-huit ans pour meurtres et faux et usage de faux. Il avait eu ses grandes heures dans la mafia locale et vivait dans cette nostalgie. Son âge était relativement avancé pour un tôlard, plus de soixante-cinq ans. Chauve et amaigri par la vie pénitentiaire et la mauvaise bouffe. Il souffrait d’une grave insuffisance pulmonaire malgré les deux paquets de brunes qui encrassaient ses poumons tous les jours. Cassé par la prison, il n’attendait plus rien, ses séjours nombreux à l’infirmerie le rapprochaient pas à pas de la fin. Souvent au milieu de la nuit ses quintes de toux nous réveillaient mais pas un d’entre nous ne regimbait. Pour ma part j’entourais ma tête de mon polochon en attendant qu’il s’apaise pour subir ensuite son ronflement retentissant. En fait depuis mon arrivée je ne dormais correctement que lors de ses séjours à l’infirmerie. Cependant c’était un autodidacte extrêmement intéressant avec qui je passais des journées entières à débattre, notamment de mes sujets de philo que je recevais tous les quinze jours. Je ne parvenais pas à comprendre comment un homme doué d’un tel bon sens ait pu avoir un passé aussi tumultueux et sanglant.
À la différence de ma relation avec Abdel, c’est Benoît qui m’avait pris sous son aile, une partie de mes devoirs était de son cru, j’aimais sa personne parce qu’il avait une vision lucide et aiguë de l’existence et j’apprenais à son contact.
En quelques mots, voilà résumée ma vie de taulard, mais ma notion de liberté ne s’est jamais émoussée, aussi omniprésente que mes souvenirs avec Lucie. Il peut être utile à ce point du récit que je fasse un exposé plus précis de la vie en prison, de cette cohorte d’actes abjects, amoraux.
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