XXI
Effectivement j’héritais de sa couchette ainsi que de ses livres comme il me l’avait demandé mais ma capacité de résistance s’était terriblement émoussée. Je ressentais un vide immense, mon compagnon philosophe avait largement contribué à rendre ma réclusion viable. Tout le monde d’ailleurs accusait le coup et pas uniquement dans notre cellule ; Benoît était respecté de tous et l’attitude irresponsable des "matons" durant cette dernière nuit était connue de toute la taule. Les deux "matons" incriminés firent des chutes inexplicables lors de leur garde de jour.
Au bout d’une quinzaine, je parvenais à me faire une raison, mes compagnons de cellule furent très avenants avec moi, ils savaient que j’étais très attaché à ce vieux "briscard". Nous demeurions quatre dans la cellule et respirions un peu mieux, mais à quel prix !
Richard pour sa part ne se faisait pas d’illusion : « profitez bien de ces quelques mètres carrés supplémentaires ça va pas durer, y' a trop de "trimards" en France et y'a pas assez de place pour les héberger ", on va bientôt avoir un cinquième quidam, ça fait pas de doute. »
L’inconcevable arriva peu de temps après la sentence de Richard lorsque la porte de la cellule s’ouvrit à une heure inhabituelle. Un cinquième larron venait compléter le quintet précédent ; blasé par maintenant un an et demi de prison je ne prêtai même pas attention à celui qui allait dormir sur la " paupiette ". Je jetais un coup d’œil à la dérobée et je me replongeais dans mon ultime devoir de philo avant les partiels terminaux. Puis, une impression étrange me vint à l’esprit, quelque chose clochait avec l’arrivée de cet individu.
Mon regard l’avait pourtant à peine effleuré, trop absorbé par la lecture de « L’être et le néant », mais un sentiment d’intense familiarité m’avait étreint. Je tournais donc la tête à nouveau et quelle ne fut pas ma stupeur ! L’individu qui se trouvait devant nous était mon exacte réplique, mon jumeau, mon double, mon reflet. Je m’attendais à une réaction de la part de mes codétenus mais l’apparition de ce nouvel arrivant ne semblait pas les perturber outre mesure; son extraordinaire ressemblance avec moi n’éveillait aucune stupéfaction.
Richard, à son habitude si bourru, lui parlait des impératifs domestiques avec une relative sympathie, attitude plus qu’inhabituelle chez lui surtout lorsque je repense à la brusquerie avec laquelle il m’avait accueilli le jour de mon arrivée.
Michel, si distant d’habitude, s’était même levé pour lui indiquer le fameux matelas. Je restais pétrifié par cet ectoplasme. Abdel lui aussi ne s’étonnait pas de la ressemblance flagrante, assis sur sa couchette il semblait hypnotisé par ce nouvel arrivant. Il est vrai qu’il se dégageait de lui un fort charisme, plus encore une sorte de magnétisme.
Son regard était fixe et profond, il passait en revue, avec assurance, tous les recoins de la minuscule cellule sans jamais poser les yeux sur moi, comme si j’étais transparent pour ne pas dire absent.
Pour résumer, en dépit de cette incroyable ressemblance, dont j’étais le seul, semblait-il, à me rendre compte, il émanait du personnage une aura que je qualifierais de maléfique, que je ne possédais pas et qui correspondait aux seules différences que je décelais.
Je n’osais me présenter mais je cherchais son regard comme si j’avais besoin qu’il me voie pour que j’existe. Je repensais à mon obsession des miroirs qui avait précédé mon incarcération, mais mon reflet était bien vivant. Je n’osais bouger de ma couchette, pensant que je souffrais d’hallucinations, mais je fus vite mis devant le fait accompli lorsque ses yeux se posèrent enfin sur moi.
Il s’approcha et me tendit la main, après une brève hésitation je lui tendis la mienne et il se présenta « je m’appelle Daniel et toi ? ». Je ne pus répondre dans l’instant, il était à un mètre de moi, son visage était l’exacte réplique du mien avec toutes ses imperfections : la couperose due à l’alcool ; la cicatrice que j’avais en haut du front à droite et qui était due à la marque des forceps qui m’avait imposé au monde, était là elle aussi.
Seul son regard était différent, il était dur, froid, pénétrant.
– Thomas, lui répondis-je en lui serrant la main qui était, elle aussi, glaciale comme son regard.
Puis, je me repris, il était impossible que Richard, Michel et Abdel n’aient pu voir la ressemblance et je me hasardais à lui dire : « Je ne savais pas que j’avais un jumeau, ma mère ne m’a jamais mis dans la confidence. »
Richard intervint et me lança : « tes bouquins de philo te montent à la tête Thomas, tu racontes des choses bizarres. »
– Mais vous voyez pas que c’est mon sosie !
Je pus enfin réagir à l’incongruité de la situation. Il était impensable que l’on ne se rende pas compte de cette ressemblance frappante. Je n’eus pour toute réponse qu’un lourd silence presque désapprobateur, eu égard à la sympathie que mes codétenus me portaient. Ce fut Abdel qui réagit le premier : « Tu vas pas bien Thomas ? C’est la mort de Benoît qui te travaille encore ? »
– Non Abdel ce n’est pas Benoît, le deuil est quasiment fait, mais tu vois pas qu’il me ressemble trait pour trait ! ?
– Arrête tes conneries aboya Michel, si t’es pas bien va à l’infirmerie et nous emmerde pas avec tes délires.
– Oui tu dois avoir raison, je délire, lui répondis-je, pensant que ce n’était qu’un rêve ou plutôt un cauchemar éveillé dû à la tension nerveuse de ces temps en plus du confinement prolongé.
Mais ma voix intérieure ne fluctuait pas en raison et déraison, elle appréhendait ce mirage comme une réalité paradoxale.
Voyant néanmoins que le petit groupe était en passe de se liguer contre moi, je préférai faire profil bas et en parler au psychiatre, car le conflit était flagrant entre ce que les autres distinguaient et cette réalité qui s’imposait à moi. Mais je vivais cette situation comme une véritable torture mentale. Comment allais-je gérer la chose si par malheur ce Daniel était bien ce que je croyais qu’il fut ?
Je décidais de m’enfermer dans un relatif mutisme et je profitais de la promenade pour prendre rendez-vous avec le psy à l’infirmerie. Lorsque que je réintégrais la cellule, en ayant écourté la sortie pour pouvoir me remettre les idées en place sans être parasité par les autres, il était là. Il avait abrégé la promenade...
Je me dis qu’il avait volontairement pris cette décision car durant les premiers jours, la cour semble être habitée par une faune sauvage où chacun ronge son frein pour éviter l’émeute ; les caïds en quête de proies faciles et les petits teigneux toujours prêts à chercher des noises aux nouveaux. Pourtant je sentais que je lui construisais des excuses mentales alors que j’étais persuadé qu’il était là, à dessein, et qu’il m’attendait.
On aurait dit que la prison n’avait aucune incidence sur lui. Un autre aspect qui différait était son habillement, il était relativement élégant : une veste de ville noire, une chemise classique blanche, un « Levis » en guise de pantalon et une paire de « Campers » noires.
– J’ai l’impression de t’avoir troublé tout à l’heure n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui se passe en réalité ? Hasarda-t-il tout en faisant mine d’en savoir plus qu’il n’en laissait paraître.
– Je crois que tu as dû le comprendre non ?
– Tu transfères ton image sur moi en quelque sorte.
Sa réflexion était pertinente et je la percevais comme telle.
– Laisse tombé, je ne sais pas ce qui se passe mais j’ai l’impression de m’adresser à un autre moi-même.
Il hasarda son regard sur la table, celui-ci s’arrêta sur l’ouvrage que je potassais lors de son arrivée.
– « L’Être et Néant » c’est un titre ça.
– À qui le dis-tu ! C’est une problématique de circonstance.
– Je ne vois pas ce que tu veux dire.
– J’en doute mais laisse "quimper" tu veux bien, je suis sûr que tu sais de quoi il en retourne et tes insinuations sur le titre du pavé que je suis en train de me farcir le prouvent.
– Tes collègues ont raison tu délires… Thomas je crois… ?
La vie en prison avait passablement augmenté mon niveau d’agressivité, tout chez lui me révulsait, à savoir, vues les circonstances, si ce n’était pas ma petite personne qui me dégoûtait.
– Ne fais pas celui qui n’est pas sûr du prénom qu’il emploie, ne me prends pas pour un con. Je ne sais pas qui tu es mais il y a quelque chose de surnaturel dans ta venue.
– Le surnaturel est partout Thomas surtout quand on comprend pas ce qui se passe, mais je pense que tu as une petite idée de ce qui se trame toi aussi.
– Ça veut dire que je suis le seul à savoir ?
– À savoir quoi ? Je n’ai rien à te dire c’est à toi de comprendre.
– Mais comment expliques-tu que les autres n’ont pas vu la ressemblance ?
– C’est parce que je ne fais pas partie de leur monde.
– C’est trop compliqué pour moi… Je crois que je vais devenir fou.
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