La mission impériale
Tout commença il y a trente-huit ans de cela, en l’an de Notre Seigneur 826. J'étais encore moine, jeune et sot, écolâtre de l’abbaye de Corvey depuis quelques années maintenant. Un prince païen danois, Harald Klak, est venu à la cour de l’empereur Louis, le Pieux. Converti récemment à la foi catholique, il fut chargé par l’empereur lui-même d’aller reprendre son trône en ses terres. C’est dans ce contexte que je fut recommandé par mon Abbé, monsieur Wala, à l’empereur lui-même, afin de commander une mission d’évangélisation dans le sillage de Harald Klak. Je n'eus d'autre choix que d'accepter. Mais je ne me souviens pas, de toute manière, m'être opposé à cette idée, considérant même ce voyage comme une mission divine. C’est vous dire si j’étais jeune… Oui, bien sûr, le travail missionnaire est un bienfait, mais l’aventure en terre païenne, ça… Enfin bref. A cette époque, je m'étais acoquiné avec un jeune moine, un dénommé Haubert. Non pas que je l’appréciais tout particulièrement, mais ce garçon avait la fâcheuse tendance à me coller à la bure, plus efficacement encore que les crochets des bardanes du potager de l’abbaye. Toujours est-il qu’aussi jeune que moi, il accepta sans même hésiter de me suivre au Danemark, prêcher la parole de notre Seigneur.
Nous avions donc entrepris un voyage, de notre abbaye jusqu'à la résidence de l’empereur, sur le Rhin. Le voyage se déroula sans encombre, ce qui, au vu de ce qui allait nous attendre, était bien étonnant. Je dois avouer avoir été émerveillé, autant que le seigneur puisse me le permettre, devant le palais d’Auguste. Ce dernier nous reçu, Haubert et Moi, en compagnie de monsieur Ebbon, Archevêque de Reims et instigateur de cette mission. Nous reçûmes alors la tâche solennelle de rentrer à Corvey afin de constituer une équipe missionnaire, et de partir convertir les peuples Normands, sous la protection de Harald Klak, roi au Danemark. Notre entrevue avec l’empereur fut brève et protocolaire. A dire vrai, l'Empereur expédia si rapidement cette rencontre que nous ne vîmes même pas Harald Klak, qui, nous dit-on, viendrait nous rejoindre à l’Abbaye dans quelques jours. Sans bien comprendre pourquoi nous avions dû venir au palais, le lendemain même de notre arrivée et après une semaine de marche que nous allions devoir récidiver, nous rentrâmes à Corvey. Si ma mission n'avait pas été motivée par mon amour pour notre Seigneur, et si je n’avais pas été aussi jeune, sans nul doute me serai-je énervé devant, si ce n’est le mépris, la déconnexion de notre Auguste en cet instant. Et persiste à dire malgré les années qu’une simple lettre de sa part aurait suffit pour nous mandater pour cette mission. Enfin bref...
Notre retour à Corvey se fit une quinzaine de jours après notre départ, et se concentra exclusivement à la préparation de notre mission. Mais, avant de devoir aller convertir les païens à notre noble foi, je me devais de convertir mes coreligionnaires à la noblesse de cette tâche. Sur conseil de Haubert, j’avais fait le choix d’attendre le début du repas du soir pour exprimer à mes frères la noblesse de notre mission ainsi que la nécessité de les voir nous accompagner. Mais alors que l’heure fatidique arrivait, je sentais le trac se saisir de mon estomac. Je me tournai vers mon frère en Christ, l’air hagard :
“Je n’y arriverai pas, Haubert…
– Allons, mon frère, je t’ai connu moins apeuré à l'idée de parler à une assemblée.
– Je n'appelle pas mes frères à me suivre à l’autre bout du monde, en temps normal.
– Non, mais tu leur demandes de se dépasser pour notre Seigneur. Apprendre à lire ou partir prêcher la bonne parole, l’effort reste le même.
– Tu n’as pas comme qui dirait l’impression d'exagérer un peu, des fois ?
– Allons, Anschaire, laisses toi porter par la grâce de Dieu et parles à nos frères ! Expliques-leur en quoi cette sainte mission doit être accomplie, en quoi il est du devoir de chaque chérien de participer à l’expansion de la volonté du Seigneur !
– C’est sûr que vu sous cet angle…
– Aie confiance en notre Seigneur, et aussi un peu en toi, ça ne fait jamais de mal. Après tout, qu’est ce qui pourrait mal se passer ?
Comme revigoré par les paroles de ce bon Haubert, je pris une grande inspiration, et me préparai à mon prêche. Après tout, que pourrait-il mal se passer ? Je m'avançai alors jusqu'au centre du réfectoire. Tous me regardaient d’un air mêlant à la fois un étonnement un peu stupide et une frustration due à cette faim que je ne leur laissait pas assouvir. Seul mon abbé avait pour moi un regard compatissant, et fit appeler au silence. Je me lançai alors dans mon discours, me sentant presque porté par le Christ lui-même :
“Mes frères, un prince païen, normand, vient d'être converti à la foi en notre Seigneur et a abandonné ses idoles. Sur demande de notre Empereur, je dois vous quitter, accompagner ce nouveau chrétien en ses terres, pour amener son peuple à la foi chrétienne. Nous nous devons, au nom du Christ, de participer à la conversion des normands. Cette mission, je ne saurai la mener seul. Au nom de Dieu, j'appelle à ce que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés pour amener la vraie foi à ces peuples païens, en attendant de réduire cette idolâtrie à néant ! Car l'immense effort d’expansion de la République Chrétienne, entamé dès le supplice de notre Seigneur, puis par l’abjuration par l’Empire Romain de ses croyances païennes ; continué par l’avènement du feu empereur Charles le Grand qui poussa la foi en le Christ jusqu’aux frontières du monde connu, tout cela risque d'être rendu vain, au seuil de l’avènement des plans de notre Seigneur, par l’inertie face à un peuple belliqueux et conquérant. Et qui en serait responsable ? Hélas ! Ceux-là même qui s’étaient fait le devoir, l’honneur, la raison d'être, de servir le Christ ! Mes frères, nous devons aller au-delà des frontières de la Chrétienté, pour rapporter la parole du Seigneur aux Normands, tel est notre devoir ! Mes frères, voyez, si vous refusez de me suivre, ce que risque la chrétienté toute entière, par rapport à ce que Dieu a voulu pour elle ! Mes frères, aidez-moi !”
A peine ma harangue terminée, je croisais le regard de Haubert qui semblait exprimer une forme de félicitation, qui semblait me rassurer. Mais je déchanta vite devant la mine au mieux interloquée, au pire tout bonnement neutre, de mes frères. A croire que personne n’avait écouté mes paroles ou, si elles avaient été écoutées, avaient eu dans l’esprit de mes frères autant d'effets que les mots d’un chef païen. Voyant ma mine sans doute déconfite, mes frères tentèrent de se justifier :
“Frère Anschaire, déclara un vieux moine, je t’aurai bien accompagné, mais en ce moment, mon dos…
– Oui oui, bien sûr. Répondit-je avec agacement. Et les autres ?
– Et nous, au scriptorium, on a une commande impériale à boucler. Ajouta, penaud, un autre.
– Et puis la récolte du Panais arrive. Compléta un troisième.
– Et puis la toiture de la grange a été emportée par une tempête, il va falloir la réparer
– Moi ? Ah non, j’ai juste pas envie
– Oui bon, j’ai compris. Répondis-je, excédé. Si j’ai bien compris personne ne peut, ni même ne veut, venir avec moi pour cette noble mission ?
– Ah non… répondit presque en coeur, sur un ton gêné mais étonnement franc, la totalité de mes frères, à l'exception de Haubert et de l’abbé
– Allez, on va manger. Répondit, presque soulagé, le vieux moine
Dépité, je partis m’asseoir à table, rapidement rejoint par Haubert. Une fois notre journé terminée, me voyant abattu par l’échec que j’avais rencontré dans ma quête de soutien, ce dernier s’approcha et me tapota l’épaule avec gentillesse, avant de me dire :
“Allons, Anschaire. Tu ne pouvais tout de même pas les forcer à venir avec nous
– Oui, ça n'aurait pas été très chrétien…
– Pas très pratique, surtout. Essayer de travailler avec des gens qui n’ont pas envie d'être là, c’est un coup à faire du mauvais travail.
– Oui, aussi… Enfin cela n’enlève en rien le fait que nous ne sommes que deux pour cette mission. Elle aura fière allure, la mission d’évangélisation du Danemark…
– Tout espoir n’est pas perdu, mon frère. monsieur l’abbé semblait intéressé par ce voyage. Peut-être devrais-tu lui en parler avant notre départ, avec un peu de chance il acceptera de venir avec nous. Tu ne risques rien à lui demander, après tout, qu’est ce qu’il pourrait mal se passer ?”
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