Harald Klak
Sans surprise, monsieur l’abbé déclina notre proposition, arguant que l’abbaye avait besoin de lui, qu’il était trop vieux pour vivre des aventures, qu’il ne parlait pas le Norrois, que ses rhumatismes lui reprennaient, et autres arguments plus ou moins valides. Nous préparâmes donc nos affaires pour ce long et périlleux voyage : Deux bibles, au cas ou nous en perdions une ; un autel portatif ; une gourde d’eau bénite, sait-on jamais ; un crucifix chacun ; deux bures de rechange ; ainsi que d’autres affaires essentielles à notre voyage missionnaire. Alors que nos affaires avaient été empaquetées, et que la cour de Harald n’allait plus tarder à arriver à Corvey, Haubert me demanda, sur un ton
ingénu :
“Tu crois que ce Harald a une tête de chien ? On dit que certains païens ont cette difformité
– Je sais ce que l’on dit, Haubert. Répondit-je sur un ton professoral. Je doute que ce cher Harald soit frappé de telles infirmités. Ces monstres sont assoiffés de sang, comme des chiens enragés. J’ignore peut-être si ces cynocéphales sont bel et bien humains, mais je sais une chose : Jamais notre Empereur ni monsieur de Reims n’auraient élevé à la foi Chrétienne un tel serviteur du démon.
– Tu penses que nous en croiserons, une fois arrivés au Danemark ?
– Je n’espère pas, mon frère, ou bien nous risquerions de rentrer sous forme de reliques…”
Finalement, nous finîmes par voir arriver le convoi des Normands. A la tête de celui-ci se trouvait un homme grand, portant de riches vêtements francs, au visage parfaitement humain. En nous voyant, l’homme nous toisa, descendit de son cheval avec entrain et s'exclama dans un latin approximatif, en venant nous serrer brusquement dans ses bras :
– Mes frères en Christ ! Je suis un homme heureux de vous serrer comme ça ! Toi, En-Chêne, et toi, Au-beurre ! Je suis Harald Klak, grâce à votre Dieu bientôt de nouveau roi sur mon peuple !
– Oui, bien sûr, bien sûr… Répondit-je, à moitié écrasé par la force barbare de ce gigantesque Normand. Par contre, c’est Anschaire, pas En-Chêne.
– Et on dit Haubert, pas Au-beurre… Ajouta Haubert, visiblement gêné à l'idée de contredire cette montagne qui hier encore devait boire dans le crâne de chrétiens comme nous.
– Oui oui, bien évidemment. Répondit le Normand, qui visiblement ne prenait pas trop en considération nos paroles. Mais où sont vos acolytes ?
– Malheureusement, nous ne sommes que deux. Répondit Haubert.
– Nos frères ont pris la décision de rester à Corvey. Complétait-je.
– Oh, eh bien si ce n’est que ça… Marmonna Harald en dégainant, comme si de rien n’était, son épée, et en marchant d’un pas décidé vers l’abbaye.
– Oh là ! Non ! Non non ! Pour l’amour du Christ, que faites-vous !? Demandai-je, paniqué, en agitant, comme Haubert, les bras en signe de désaccord.
– Eh bien je pars convaincre avec mes méthodes votre famille de venir. Répondit le Normand sur un ton naturel, comme s’il ne voyait pas le problème dans son geste
– Non ! Ne vous en faites pas, on est bien assez nombreux à deux ! Mais par pitié, n’allez pas menacer nos frères, ça serait indigne d’un roi chrétien !
– C’est tout aussi indigne de laisser sa famille partir pour un si dure voyage !
– Peu importe, allons-y ! Criai-je presque, affolé à l'idée de voir ce barbare causer du grabuge.
Nous partîmes rapidement. Haubert et moi essayant de calmer au maximum Harald. Ce dernier nous offrit le confort, si l’on puit dire, d’un cheval, que nous partagions avec mon frère en Christ. A mesure que nous avancions sur la route du Danemark, je sentais en moi un certain regret, me faisant penser que notre voyage n’allait pas être de tout repos… Mais alors que le soleil déclinait et qu’il passait à notre droite, je réalisai que nous marchions vers le Sud, et osai m’approcher de notre protecteur, et lui demanda :
“Sauf votre respect, êtes vous sûr que nous sommes sur la route du Danemark ?
– Oui. Pourquoi cette question ?
– Le soleil devrait se coucher à notre gauche, normalement. Là, nous allons vers le Sud
– Eh bien oui, sinon comment rejoindre Cologne ?
– Plait-il ?! Demandai-je, persuadé que Harald se trompait de localité.
– Vous ne connaissez pas Cologne ?
– Si, bien sûr que si ! Mais ce serait bien plus simple de passer par le nord, mon fils !
– Oui mais à Cologne nous pourrons avoir un bateau.
– Mais pourquoi Cologne ?!
– Oh ! Vous êtes là pour apporter votre Christ au Danemark ou pour me faire la morale ?
– A l’évidence…
– Bon, alors taisez vous, ça vous changera !”
Je ne préférais pas argumenter davantage avec un homme me dépassant d’une tête, et dont les bras pourraient me broyer comme une calebasse qu’on écraserait à coup de pied… Mais en réalité, si ma mission officielle était de convertir le Danemark à la foi chrétienne, ma mission officieuse était aussi de veiller au respect de la foi chrétienne au sein de ce groupe, ce qui visiblement n’était pas gagné. Mais si j’avais abandonné l’idée de dialoguer avec ce monstre encore à moitié païen, la jeunesse de Haubert le poussa à prendre ma suite :
“Si vous teniez tant à aller à Cologne, nous aurions pu vous y rejoindre directement, au lieu de faire autant d’aller-retours.
– Non, je me suis engagé auprès de l’Empereur à vous protéger, je vous protègerai jusqu'à ce que votre mission soit accomplie.
– Vous savez, la route n'est pas si dangereuse. Finis-je par dire, en voyant notre interlocuteur calmé. L’empire est uni et les routes sûres. Je vois mal ce qui aurait pu nous arriver. Nous avons déjà fait l’aller-retour sans embûches. Je pense qu’il en sera de même pour ce voyage, avec vous ou non
– Frère Anschaire a raison, que pourrait-il mal se passer ?”
Annotations