Sur la route du Danemark
Que pourrait-il mal se passer ? Eh bien tout, absolument tout. Ainsi nous fûmes attaqués sur la route quelques heures plus tard. Puis l’une des pires tempêtes que je n’eu jamais vu de mon existence s'abattit sur nous, nous forçant, à mi-chemin de Cologne, à rester plusieurs jours dans une petite fortification. Enfin, nous nous fîmes voler une partie d’or devant nous servir pour acheter un navire. Haubert parvint même à perdre une de nos bibles. a croire que les paroles de ce dernier étaient maudites. Il en résulta un certain renfermement de ma part. Je ne parlai plus à qui que ce soit, sauf en cas de nécessité. Plus le temps passait, plus je regrettait d’avoir accepté cette mission, et me raccrochais autant que possible à la finalité de cette aventure, afin de ne pas écouter ma présence d’esprit et de fuir le plus loin possible de ce barbare mal civilisé et celui affligé par une guigne céleste. Ainsi, je me réfugiai dans la prière et l’introspection tout le long du voyage vers Cologne, ne desserrant pas les dents même passé les remparts de la ville, malgré les inquiétudes bienveillantes de Haubert et les réflections sans finesse de Harald.
L'arrivée à Cologne fut un soulagement pour tout le monde, après ce voyage aussi long qu’affligeant. Malheureusement, nos déboires nous posèrent un problème insoluble. Même en vendant nos chevaux, nous n’avions pas les moyens de nous offrir un navire capable de prendre la mer jusqu’au Danemark. Une chance pour nous, l’archevêque de la ville, monsieur Hadebald, qui avait été prévenu de notre voyage et convaincu de l’importance de cette mission, accepta de nous offrir un navire pour le voyage. Un “que pourrait-il mal se passer” plus tard, et une nouvelle information vint m’affliger. Le navire ne disposait que de deux cabines, qui devaient accueillir à la fois Harald, son épouse, Haubert et moi-même. Comprenant que je devais choisir entre la brute épaisse, la femme du premier et le moine maudit, je décidai de prendre dans ma cabine Haubert, sachant au moins dans quoi j’allais m’embarquer. Nous descendîmes ainsi le cours du Rhin.
Pendant cette traversée du fleuve, je me déridai au profit de Haubert. Ce dernier, au final, n'était pas si insupportable, plein de bonne volonté, et surtout ne se questionna pas à voix haute sur ce qui pourrait advenir de notre voyage. Sa compagnie me permit de reprendre foi en l’importance des missions d’évangélisation, une foi qui ne me quitta plus jamais. Mais il me convainc également de la nécessité de m’entendre convenablement avec Harald, et de profiter de ce voyage pour cela, car de notre entente dépendra de la réussite de cette mission de conversion. Ainsi, alors que nous arrivions au confluent du Rhin avec la Lippe, je pris mon courage à deux mains et partit voir le normand. Ce dernier était accoudé au bastingage et buvait, en regardant défiler le paysage. Je pris alors la même position, à ses côté, et lui demandai :
“Vous étiez aussi passé par là, en venant à la cour de l’Empereur ?
– Rassurez moi, tous les curés n’ont pas autant de difficultés à ouvrir une conversation ?
– Nous n’avons pas parlé depuis des jours, veuillez m’excuser pour ce manque de tact, mon fils.
– N’en parlons plus, Frère en Christ.
– Cessez donc de m’appeler comme ça, je vous en prie.
– Dois-je vous appeler En-chaise ?
– Premièrement. répondis-je sur un ton étonnement didactique et sans la moindre once d’énervement. Je me nomme Anschaire, ni En-Chêne, ni En-Selle, ni En-Chaise… Comment le prendriez vous si je vous appelez Hérode, ou Harold ?
– Il est vrai que je n’aimerai pas être retenu sous le nom d’Harold… Je veillerai à faire des efforts, En-Chaire.
– Justement, j’aimerai que, en bon chrétien que vous êtes à présent, et puisque j’occupe le poste de prêtre par la force des choses, vous m’appeliez “mon père”.
– S’il n’y as que ça pour faire plaisir à votre Christ.
– Notre Christ. Soulignais-je avec foi.
– Oui, Notre Christ… En parlant de ça, d’ailleurs, tout ce qui est “mon père”, “mon fils”, “mon frère”, vous m'expliquez ? Vous êtes pas tous de la même famille, si ?
– Eh bien oui et non. Nous le sommes en Christ.
– Tout cela me semble bien compliqué, votre affaire ? Ça veut dire que je suis à la fois votre frère et votre fils ?
– En fait c’est très simple… Répondit-je sans avoir bien réfléchi, puis ajoutai. En fait non, laissez tomber…
– Eh bien, à faire autant de mystères, il ne faudra pas vous étonner à l'avenir de voir vos fidèles revenir à une foi plus terre-à-terre. Ajouta le Normand en prenant une gorgée de sa boisson avant de me tendre sa gourde. Vous en voulez ?
– Non merci je… Attendez, c’est ma gourde ?!
– Oui, peut-être, je l’ai trouvé dans nos affaires. Ne vous en faites pas, je vous payerai son contenu si vous y tenez.
– C’est de l’eau bénite, bougre de Païen ! Criai-je alors en arrachant la gourde des mains de mon interlocuteur.
– Je me disais bien que votre eau-de-vie était bien fade, en tout cas ça explique pourquoi c’était si mauvais… Me répondit Harald, presque penaud.
– On vous a converti sans vous expliquer les tenants et les aboutissants de la foi chrétienne, n’est ce pas ? Arrivai-je à dire, après m'être un peu calmé. Vous savez, l’amour du prochain, la déférence envers les clercs, les jeûnes, ne pas boire de l’eau bénite, tout ça… ?
– Oh, si, on a dû, sans doute. Enfin je crois. Je me souviens surtout de longues discussions politiques et stratégiques avec votre Empereur. Ce dernier me voit comme sa meilleure arme pour s’emparer à moindre frais du Danemark. Il ne l’a pas dit de cette manière, mais je ne suis pas idiot. Mais cela m’est égal, tant que je récupère mon pays, j’en serai satisfait. Même si je dois être aux ordres de votre empereur. Même si pour cela j’ai dû abandonner la foi de mes ancêtres. Même si pour cela j’ai dû laisser mon fils et mon neveux à la cour franque… Ils seront peut-être élevés dans la culture chrétienne et non dans celle de leurs ancêtres, mais peut-être auront-ils un royaume à ma mort, un royaume chrétien, mais unifié.
– Si la foi chrétienne n’est pour vous qu’un moyen de prendre le pouvoir chez vous, cela ne m’étonne qu’à peine que vous n’ayez retenu aucun de nos commandements…
– Ce serait mentir de dire que je ne la voyais pas à l'origine comme tel, mais je dois avouer la trouver intéressante. Et pour mon séjour à la cour de votre empereur, je me souviens surtout d’avoir festoyer pendant plusieurs jours. Un sacré luron votre empereur ! S’exclama alors le gaillard en me donnant une tape dans le dos qui faillit bien me faire basculer par dessus bord.
– Bon, on a du temps, je vais tout vous réexpliquer. Parvins-je à dire, malgré la douleur.
Ainsi, je pris de longues heures à expliquer les tenants et aboutissants de la foi chrétienne. Rapidement, les membres de la cour de Harald nous entourèrent et écoutèrent avec attention mes paroles. Même si ma mission n’avait pas officiellement commencé, je me sentais comme les Apôtres, à enseigner aux ignorants la foi envers le Seigneur. Dès lors, nos rapports avec la cour Normande devinrent plus amicaux, même s’il leur restait encore beaucoup à faire pour devenir de bons chrétiens. Ma plus belle fierté pendant cette traversée du Rhin fut d’entendre Harald m’appeler “mon père”. Doucement mais sûrement, notre navire s’approchait de l'embouchure du fleuve. Alors que la mer s’offrait à nous, et que je me tenais, seul, à la proue du navire. Haubert vint me
rejoindre :
“Tu as fait du bon travail, avec les Normands, mon frère
– En effet, j’ai vu cela. Ce ne sont pas de si mauvais chrétiens, après tout. Ils ont juste besoin de pratique.
– J’espère que convertir les peuples du Danemark sera tout aussi facile.
– J’ai quelques doutes à ce sujet là, mais je suis confiant. Pour l’instant, essayons d’arriver en vie là-bas, ça ne serait pas du luxe, vu ce qui nous est arrivé jusque là.
– Dieu sera avec nous, Anschaire. La mer semble calme, il n’y a pas un nuage dans le ciel et Harald saurait nous défendre contre une attaque en mer. Que pourrait-il…
– Haubert ! le coupai-je alors. Tu sais que je t’apprécie énormément, que je loue chaque jour le Seigneur pour ta présence à mes côté dans ce voyage, mais je te promets devant le tout puissant que si jamais tu finis cette phrase, ou la prononce encore une seule fois pendant notre voyage, je m’arrange pour que tu finisses martyr, ai-je été clair ?
– Mon frère, tout va bien ?
– Ai-je été clair ?!
– Oui, oui, pas la peine de s’énerver comme ça.
– J’ai pas besoin d'arrêter de m’énerver, j’ai besoin que tu arrête de nous porter malheur !
– Ah, toi aussi tu as remarqué ? Drôle de coïncidence, pas vrai ?
– Au bout d’autant de fois je n’appelle plus ça de la coïncidence, j'appelle ça une intervention divine. Alors par pitié, cesse d’importuner le Seigneur avec tes paroles et ne dis plus jamais ça.
– D’accord, d’accord, s’il n’y a que ça pour te faire plaisir…”
Étonnement, mes pressions sur Haubert eurent l’effet escompté, et notre traversée se passa sans encombre. A croire que le Seigneur préférait me voir menacer mon pauvre compagnon que de l’entendre dire “que pourrait-il mal se passer ?”. La douceur de la traversée fut propice au développement de la foi de mes camarades, qui se mirent doucement à respecter les commandements que je leur avait enseignés. Je parvins même à tenir une messe sur le navire, à laquelle tous assistèrent. Ce fut une grande fierté pour moi, d’autant que je pus enfin utiliser cet autel portatif si lourd à transporter. Ainsi, au bout d’un voyage qui me surprit par son calme et sa sérénité, au terme duquel je m’étais autant rapproché de Haubert que de Harald et sa cour, nous finîmes par apercevoir les côtes du Danemark. En les voyant, ce cher Harald s’approcha du bastingage et nous fit venir, avant de nous dire, la voix pleine d'entrain :
– Mon père, frère Haubert, voici la terre des miens, celle de mes ancêtres et bientôt la mienne, ainsi que de l’Empire et de la chrétienté ! Mes amis, voici le Danemark !
– Enfin, notre travail va enfin pouvoir commencer. Déclarai-je, satisfait d’enfin voir notre voyage prendre fin.
– Comment allons-nous procéder, maintenant ? Demanda Haubert
– Oh, comme d’habitude. Répondit le Normand. On débarque, on casse tout, on brûle tout, on tue tout ceux qui s'opposent à nous… La routine.
– N’oubliez pas, mon fils, “tu ne tueras point”. Rappelai-je
– Oui oui, je sais. On avisera sur place. Balaya le normand. En tout cas, je sens déjà sous mes pieds le sol de ma terre, sur mes joues le souffle du vent de mon pays et sur ma tête la couronne ! Bientôt, par la volonté de Dieu, je règnerai sur un Danemark uni et chrétien !
– Amen. Répondit-je avec mesure
– Nous vous faisons confiance pour apporter la gloire du Seigneur, Harald. Ajouta Haubert. Après tout, qu’est ce qui pourrait mal se passer ?"
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