Semaine 03 ▬ Mémoires Antiques

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La nuit est tombée sur la ville des Lumières. La voiture s’éloigne, et rejoint la périphérie. Dans le décor nocturne, mon regard se perd sur le paysage que les étoiles essayent vainement de dévoiler, les nuages de pollution restant trop denses. Au loin, j’aperçois une intense lumière et un édifice tout aussi imposant. Mon chauffeur amorce un virage, et nous voilà dans une propriété riche, luxueuse. Un véritable Palais, apprêté pour l’occasion et qui brille de mille éclats. Comme pour montrer que l’Homme a maîtrisé toutes les subtilités de la lumière et ne craint plus l’infini du soir.

J’ai un sourire en coin, en observant la décoration. Lampion, couleurs chaudes, et œuvres d’art chinoises sont à l’honneur. Mon pays natal est éclatant, et pourtant dénaturé, au milieu de toute cette architecture européenne. Je quitte la Mercedes et je regarde, la tête haute, cette décadence. Ce besoin d'exhiber sa richesse.

De nombreux invités sont arrivés, et d’autres sont attendus. Plusieurs arborent l'incontournable costume trois-pièces, la marque attestant du coût d'un tel vêtement. Des femmes en robes de cocktail se pavanent au bras de leur conjoint ou client pour celles dont c’est le travail. Je note cependant la présence de quelques « excentriques » ayant revêtu des tenues chinoises ou des cols maos, comme pour montrer qu’eux suivent la thématique de la soirée. Enfin, à leurs yeux je dois être tout aussi déguisé, avec mon vêtement traditionnel.

Seul, j’avance et tends mon carton d’invitation. Mon hanfu se veut sobre, mais ses broderies de fils d’or et rubis démontrent un talent d’artisan. Un imposant dragon asiatique scintille dans mon dos, gueule ouverte. Ses cinq griffes se referment sur une sphère mêlant eau et foudre. Il s'agit du ShenLong, dragon spirituel et symbole impérial de la Chine. Fièrement porté sur mon vêtement, je préfère ignorer ceux que cette vue dérange.

Une jeune femme, dans un de ces qipaos trop courts pour être honnête, me sert de guide. Un salon VIP m’attend pour observer ce qui reste une vente aux enchères. En chemin, je me surprends à laisser traîner mes oreilles, détaillant ces nombreux invités tout ce qu'il y a de plus humains.

« Alors, que comptes-tu acheter ?
— Les lots 500 et 512 me tentent bien. Mais j’avoue que je suis curieux sur la nature de la vente clé.
— La Chine s’est plainte, tu sais ?
— Comme en 2010 ? C’est ridicule ! C’est une vente entre particuliers… Ils n’ont qu’à mettre le prix ! »

Ridicule, hein ? Un sourire vient se former sur mes lèvres alors que je passe la porte de ma salle privée. Un simple signe suffit pour congédier la jeune femme, je peux désormais prendre mes aises. Avec un soupir, je relâche mon énergie et surtout l'illusion qui me dissimule. Mes cheveux jusqu’ici noirs d’encre se font blancs avec des éclats carmin. Mes yeux se parent de la couleur de l’ambre, et mes ongles grandissent et redeviennent des griffes. Prenant place dans un fauteuil de velours, mes bois viennent lentement se dessiner sur le haut de mon crâne. J’observe, dissimulé dans l’ombre, la scène des enchères en contrebas. Ce n’est que plus tard que la porte s’ouvre et qu’une voix gutturale se fait entendre.

« Xiang… Tu es finalement venu ? »

Un corps plus massif que le mien, d’une carrure digne d’un guerrier des temps anciens. Sa peau est légèrement dorée, et alors qu’il s’installe à mes côtés, ses bois serpentent à nouveau sur le haut de son crâne. Leur couleur marron et or… depuis quand ne les ai-je pas vus ?

« N’ai-je pas le droit d’être curieux, Baoli ?
— À d’autres, veux-tu ? Je ne suis pas de ces petits humains dont tu t’amuses lors de tes phases d’ennuis.
— Pourtant, n’est-ce pas ta présence qui est surprenante, Baoli FuZang Long ? »

Une troisième voix s’élève et s’approche : la pièce a désormais tous ses occupants. Mon regard se pose sur l’androgyne qui s’installe à ma droite. Sa chevelure prend des éclats d’un bleu océan, et ses bois se parent de turquoise. Je me contente d’un sourire en coin, alors que je reprends la parole.

« Jinjiu Di Long, tu as décidé de quitter les profondeurs maritimes ?
— C’est moi qui l’ai invité, tout comme je t’ai invité. Je pensais que vous deviez voir cette vente… »

Mes sourcils se froncent aux dires de mon camarade, mais la salle en contrebas est désormais pleine. La lumière décroit et la scène est la seule éclairée. Un commissaire priseur arrive, et salue l’assemblée. Il présente le gros des pièces, et je ne peux empêcher ma surprise à la vue de certaines. Coffrets, meubles, bijoux, argents, parchemins... Autant d'objets de notre passé, laissé aux mains des hommes. Je note l'absence des alcools à ce magnifique trésor.

« Baoli, comment se fait-il que ces humains possèdent nos biens ? Tu en étais le gardien ! » assène, avec colère, le dragon terrestre aux couleurs de l’eau.

« J’ai décidé de faire comme notre cher Shen Long ici présent, dit-il en me désignant, et de rejoindre le monde des mythes. Il était donc inutile que je m’encombre de tant de vieilleries. Aussi, je vous ai invités… À vous de voir si vous voulez les récupérer. »

Son rictus me donnerait envie de le corriger, et je sens sa magie brute et sauvage qui crépite autour de lui. Ce n’est malheureusement pas le moment pour trois Long de se battre. Le monde des hommes ne s’en remettrait pas.

« Nous sommes donc de simples vestiges, » dis-je, le regard mélancolique alors qu’un coffret d’or et de jade est mis en vente.

À sa vue, Jinjiu, le plus tempéré des dragons d'autrefois, décide de mettre de l’argent en jeu. Ce coffret lui avait été offert par un artisan humain dont il s’était épris. Les millénaires ne semblent pas l’avoir rendu moins sensible. Je me laisse aller à mes souvenirs de cette époque, ce temps où l'humanité croyait encore en nous comme des entités divines.

Finalement, c’est en partageant les verres d’alcool de la réserve personnelle du dragon gardien des trésors que nous commentons la vente. Sa magie dimensionnelle a certes des limites de contenance, mais je savais qu'il manquait les alcools !

Parfois, l’un de nous se surprend à la mélancolie et la rêverie. Ou encore, nous arrive-il de rire au souvenir de ce confrère aujourd’hui disparu. Sans honte, nous nous moquons des représentations de Huang Long. Nous nous remémorons le caractère imbuvable de Long Wang, ou les sermons ennuyants de notre ami philosophe, porteur du titre de Tian Long.

« Oh… Le clou de la vente ! J’ai hésité avant de le laisser dans le bric-à-brac… »

L'air moqueur et le regard en coin de Baoli me rendent perplexe. Mon attention détournée de la scène, c’est le commentaire de Jinjiu qui me ramène vers le lieu de l’action.

« Quel souvenir ! »

Et en effet… Comment puis-je oublier ce qui est le clou de la vente ? Les journaux humains affirment que la Chine est furieuse de cette vente, et veut récupérer ces biens. Il faut avouer que Baoli ne manque pas de toupet de les avoir donnés à des Français. Mais de tous les trésors, celui-ci est de loin le plus riche en histoire.

« Tu avais retrouvé mon sceau ? » dis-je, incrédule.

Son rictus moqueur me suffit amplement. Les prix flambent, l’effervescence se répand dans la salle et le cœur des hommes à la vue de mon sceau de jade. L’estimation de son âge prouve sa qualité, mais surtout, qu’il ne s’agit pas d’une pâle copie. La technique de sculpture à une époque où de telles finitions étaient impossibles les émerveille, autant que cela émerveillait les humains d’autrefois. Mon regard brille, alors qu’une fois encore l’Humain se dispute mon bien.

« Décidément, les hommes ne changent pas…
— Et toi non plus, Xiang. Tes yeux pétillent d’amusement… Tu vas le leur laisser ? m'interroge le Di Long.
— Bien sûr qu’il va leur laisser ! Il a toujours aimé les observer se battre pour cette babiole ! D’ailleurs, je me demande ce qu’ils diraient s’ils savaient que tu as donné ton sceau à ce pauvre humain, car tu étais ivre mort ! Mais le plus drôle, c’est qu’il est vraiment devenu Empereur ! »

Le rire fort de cette voix profonde comme les cavernes est contagieux. Bientôt, nous nous souvenons de ce fameux jour. Nous fêtions le départ vers le monde des mythes, vers Saol Eile, du « Roi Dragon ». C’était le premier parmi nous, représentants de la race des Longs, à oser migrer pour rejoindre une terre où la Magie est florissante et toute puissante. Sur le chemin qui devait me mener à ma grotte du moment, j’avais croisé un humain bravant ma tempête et mon orage. Il hurlait aux cieux de le mettre à l’épreuve. Alors, j’étais apparu devant lui : pour lui faire peur. Il avait à peine tremblé et m’avait regardé droit dans les yeux. Pourtant, c’était sous ma forme draconique que je lui faisais face. Je l’avais trouvé amusant, divertissant. Je n’avais rien sur moi, et je lui ai donné mon sceau pour rigoler.

Les siècles, les millénaires se sont écoulés. Et face à l’éclat de mon bien, forgé par la magie de Jinjiu, l’être humain est encore pris d’une passion folle. Il a aimé, il a tué, il a combattu, il a rêvé, il s’est débattu, il a conquis… Tout ça, au nom de ce qui devait servir à sceller mes courriers, voire finir en simple bibelot sur mon bureau !

Après un dernier verre, et alors que mon sceau était vendu pour une somme vertigineuse, je décidais de repartir. Un salut à mes confrères, et la magie me recouvrit de nouveau. Je peux bien laisser pour quelques siècles mon bien aux hommes. Qui sait, cette fois-ci, où je le retrouverais. En attendant, il est temps de rejoindre ma nouvelle terre d’accueil. J’ai encore l’éternité pour vouloir rejouer avec cette race éphémère.

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