Chapitre 6, partie 1 :
Will Marx :
Angelo est gêné. Son expression me fait sourire, elle n'est pas la même que lorsque je le charrie sur des bêtises. Il n'a ni les joues rouges ni la tête baissée. Il joue nerveusement avec ses doigts, triture ses ongles ou les ronge parfois. Il ne sait pas où regarder alors que ma mère virevolte dans la cuisine.
— Je suis heureuse de te rencontrer, s'exclame-t-elle en posant une assiette de muffins sous le nez de mon copain. Je me demandais qui était ce mystérieux garçon qui a traversé la forêt avec mon fils.
— Enchanté, madame, souffle-t-il en me jetant un regard.
— Tu peux m'appeler Kristen, et mon mari c'est Karl.
— Oui, ma... Kristen, hésite-t-il.
— C'est très bien que vous soyez restés amis. Après tout, vous avez affrontés des épreuves terribles.
Si elle savait, le pire que nous avons enduré n'est pas notre séjour à la belle étoile. C'est tout ce qu'il s'est passé après notre retour à Chicago. J'aimerais lui dire qu'Angelo est plus que mon ami, que je souris chaque fois que je le vois ou que je pense à lui, que je me sens entier chaque fois que je le touche et que je l'embrasse. Je m'abstiens, il est peut-être un peu trop tôt pour de tels aveux. Je doute qu'il soit prêt pour une si grande avancée. Ça viendra, lorsqu'il il sera capable d'accepter pleinement la situation. Je ne lui ai pas laissé le choix en ce qui concerne le lycée, bien que Carter n'y sois pas pour rien. Je souhaite que l'on se mette d'accord, pour officialiser notre relation aux yeux de tous lorsque le moment sera venu. Je sais qu'il n'a pas honte de ce que nous sommes, depuis le début il reste en retrait pour ne pas ternir mon image même si je me fiche de ce que les gens peuvent penser. Je suis fier d'être avec lui et de l'aimer si fort parce qu'il est mon obscurité lorsque la pâleur du monde m'aveugle. Pourtant, j'aimerais qu'il brille plus parfois, que les nuages se dissipent pour que son visage me paraisse moins morose. Il est devenu mon point d'ancrage, j'ignorais qui j'étais et depuis qu'il est entré dans ma vie, je commence à me connaître et cela malgré ses erreurs et ses souffrances, malgré mes faux pas aussi. Il n'est pas le seul à faire des erreurs, je peux également être impulsif et irréfléchi de temps à autre. J'ai mal réagi ce matin lorsqu'il a parlé sans aligner ses pensées. Ces mots étaient douloureux, mais il était en colère et je sais parfaitement comment il fonctionne. Je n'aurais pas dû partir mais il m'a fait de la peine. J'ai songé à faire demi-tour pour le prendre dans mes bras, mais je voulais également qu'il comprenne qu'il m'avait blessé.
— Oui, murmure-t-il, terribles, mais je ne serais pas là en ce moment si votre fils n'avait pas été avec moi. C'est surtout grâce à lui qu'on s'est sorti de cette mer... euh situation.
Je souris tendrement à mon copain assis en face de moi. Il a tort, c'est ensemble que nous avons avancé, nous nous sommes apprivoisés et on s'en est sorti parce que nous étions à deux.
Je tends la jambe sous la table, mon pied effleure sa cheville. Il a besoin d'être calmé, ses muscles sont trop tendus. Il expire doucement alors que je monte progressivement vers son genou.
Ma mère passe derrière moi, ébouriffe mes cheveux et sourit fièrement.
— Mon Willy est un aventurier, s'amuse-t-elle alors que je lève les yeux au ciel.
Mon père pénètre dans la cuisine, suivi de Jude qui court derrière lui. Il me saute dessus, je le réceptionne pour l'asseoir sur la table. Le chef de famille salue mon copain puis lui serre la main avec un peu trop de vigueur.
— On va rester tous les deux, s'enthousiasme mon petit frère.
Je frotte mon nez contre le sien et pointe le doigt vers Angelo.
— À trois, rectifié-je.
— C'est qui lui ? boude-t-il.
— Ne sois pas impoli, Judy, gronde notre père en lui pinçant la joue.
— C'est Angelo. Il va rester ici avec nous ce week-end. Tu es d'accord ?
Jude fronce ses petits sourcils et louche sur mon copain qui lui sourit gentiment.
— Il va me lire une histoire lui aussi ?
— Je ne sais pas. Es-tu d'accord, trés... Angelo ? reprends-je rapidement.
Mon cœur s'accélère, j'ai failli faire une bêtise. Un silence s'installe, mais personne ne semble réagir sauf DeNil qui a ouvert de grands yeux et qui tente de respirer calmement. Je deviens idiot quand il est près de moi.
— Euh, ouais... oui, pardon. Je lirai une histoire.
Karl se racle la gorge et récupère la valise qui traîne au milieu de la cuisine.
— Pas de chahut pendant notre absence, déclare-t-il avant d'embrasser le sommet de ma tête et la joue de Jude.
— À plus tard mes chéris. Au plaisir de te revoir, Angelo.
Ce dernier sourit timidement puis fixe mes parents s'éloigner. Lorsque la porte se referme derrière eux, il expire longuement, semble enfin reprendre ses esprits et laisse sa tête tomber vers l'avant. Son front heurte la table, il grogne sans pour autant bouger.
— Respire, m'amusé-je, ce n'était pas la mer à boire.
Il geint plus fort alors que je ricane et dépose Jude sur le sol. Mon frère ne comprend pas ce qu'il se passe et ne s'en soucie pas du tout.
— Je peux regarder un film ?
— Est-ce que tu le mérites ?
— Oui ! J'ai été gentil à l'école en plus j'ai eu une étoile et je me suis brossé les dents ce matin.
Je pouffe de rire en le poussant vers le salon. Je l'attrape par les hanches et le jette sur le canapé. Il rit aux éclats tandis que j'allume la télévision pour lui mettre la chaîne de dessins animés. Ensuite, je retrouve mon trésor qui a toujours le front écrasé contre la table. Je me penche vers lui, mes bras s'enroulent autour de son torse pour l'attirer vers moi. Sa tête retombe mollement contre mon épaule, il a les yeux fermés et les sourcils froncés. Je dépose un léger baiser sur ses lèvres. Je n'hésite pas parce que j'ai la certitude que Jude ne peut pas nous voir. Il mime un second baiser pour que je l'embrasse encore. Je m'exécute en souriant contre sa bouche.
— Tu étais à deux doigts de nous faire griller, souffle-t-il alors que mon visage se trouve au-dessus du sien.
— Tu me perturbes chaque fois que tu es près de moi.
Ses lèvres esquissent un sourire puis enfin il ouvre les yeux.
— Je suis assez fier de déstabiliser le grand William Marx.
— N'en profite pas, murmuré-je contre sa joue.
Les heures suivantes passent tranquillement. J'ai commandé des pizzas sur la demande de Jude. On s'est goinfré, même Angelo a mangé avec bon appétit et en bonne quantité. Ça me fait plaisir de le voir se nourrir ainsi, il ne le fait définitivement pas assez en général.
Cela fait maintenant une demi-heure que je suis installé sur le petit lit de mon frère. J'écoute et regarde Angelo lire les livres que Judy a étalé sur son bureau. Il a terminé Peter Pan, Robin des Bois et maintenant il prête sa voix sur Le Roi Lion. Ils s'entendent bien tous les deux, c'est plaisant à voir. DeNil change d'intonation à chaque personnage, lit en faisant de grands gestes et un sourire absolument magnifique ourle parfois ses lèvres.
Mon frère est aux anges, c'est l'effet qu'Angelo a sur moi, je connais bien cette sensation. Des éclats de rire résonnent dans la chambre et moi, je reste focalisé sur le visage pétillant de mon copain. Mon cœur est gonflé d'amour et de joie.
Par moments, il me lance des regards complices qui m'échauffent la peau. Je suis à deux doigts de l'emprisonner dans mes bras pour qu'il m'accorde toute son attention mais le bonheur de mon frère est si grand que je n'en ai pas la force. Après tout, je vais profiter de lui toute la nuit. Une fois le livre terminé, Angelo le pose sur ses genoux et regarde mon frère.
— Voilà, crapule, ensuite ? demande-t-il en passant les doigts dans ses cheveux pour dédoubler ses ondulations.
Je regarde rapidement le radio-réveil dinosaure sur la table de chevet. Il commence à se faire tard.
— Tu dois faire dodo, champion. Papa et maman vont me taper sur les doigts si tu veilles trop tard.
— Encore une, s'exclame-t-il, s'il te plaît ! Angelo, encore une !
Ce dernier m'interroge silencieusement en souriant, je finis par céder. J'ai déjà du mal à dire non à Jude quand il boude mais si on ajoute à cela le sourire parfait de celui que j'aime, autant dire que mes résistances sont très faibles, voire inexistantes.
— Ok, soupiré-je, mais une seule.
— Oui !
Il quitte son lit en sautillant et opte pour Toy story. Je place mon dos contre le mur pour plus d'aisance. Lorsque je remarque que mon frère s'endort doucement, je me permets de caresser discrètement la peau d'Angelo qui se trouve à ma portée. Il frissonne parfois tout en continuant de lire alors que l'enfant est désormais bien loin dans ses rêves. Je continue de l'écouter, la tête légèrement penchée et mes doigts qui tracent des cercles sur le dos de sa main. Ça m'apaise de l'entendre lire, même si c'est une histoire pour un enfant de cinq ans. Sa voix cassée me berce et son timbre chaud fait battre mon cœur. Il termine enfin sa lecture, ferme le bouquin qu'il pose sur la table de chevet et me regarde avec amusement.
— Je pensais réussir à t'endormir, c'est raté.
— Non, monsieur, je suis bien éveillé et prêt pour un énorme câlin.
Son sourire s'agrandit. Il tend les mains dans ma direction, je les attrape sans hésiter et le laisse me tirer vers lui. J'embrasse sa joue et nous quittons le lit. Je vérifie que Jude dort profondément, replace la couverture sur lui et branche sa veilleuse qui projette des constellations colorées au plafond.
Je guide Angelo jusqu'au salon, nous nous installons sur le canapé pour regarder la télévision.
— Ma chambre est à l'étage, on va rester un peu ici pour être certain que Jude ne se réveille pas, dis-je en l'attirant sur mes genoux.
Il acquiesce, gigote afin de se placer convenablement. Sa tête disparaît dans le creux de mon cou alors que je pose mes pieds sur la table basse. Je visionne un reportage sur le sport tout en profitant de la respiration d'Angelo qui ricoche sur ma peau et me fait frémir. Ses mèches chatouillent mon visage alors que je caresse distraitement son dos, les mains sous son pull.
— Tu ne regardes pas ? soufflé-je après un moment.
— Ça ne m'intéresse pas, répond-il à voix basse avant de déposer ses lèvres sur mon cou.
— C'est ton futur métier.
— Par défaut, et je suis trop bien pour trouver la force de bouger.
Je souris et presse le bas de son dos pour approcher nos bassins. Il se laisse glisser contre moi, ses bras s'enroulent autour de ma nuque et doucement il tire sur la racine de mes cheveux tout en caressant ma peau de ses lèvres chaudes. Je pourrais passer ma vie ainsi, avec son corps brûlant qui réchauffe le mien.
— Regarde, trésor, murmuré-je, c'est ton oncle à la télé.
Il remue légèrement, tourne la tête vers l'écran où Rodrigue DeNil parle d'un match de basketball, puis se replace convenablement en ignorant l'émission.
— Ce n'est pas mon oncle, je ne le connais pas, lâche-t-il après un moment.
— Vous vous ressemblez, vos yeux sont les mêmes.
— Je ne le connais pas, répète-t-il en marmonnant.
— Il est de la famille de ta mère ou de ton père ?
— Mon père, mais il ne l'évoquait jamais. Je crois que le nombre de fois où je l'ai vu se compte sur les doigts d'une main et ça ne durait jamais plus de quelques minutes. Quand on posait des questions, mon père disait toujours que sa famille et lui était en guerre depuis longtemps. C'est quand il est mort que ma mère a commencé à vraiment parler de Rodrigue.
— Raconte-moi, l'invité-je gentiment.
Il dépose un baiser sur ma joue puis relève doucement la tête. Ses sourcils sont légèrement froncés, il hésite à m'en dire plus et je ne le forcerais pas s'il décide de s'abstenir bien que je souhaite réellement en apprendre davantage sur cette histoire. Après de longues secondes à me contempler, ses épaules s'affaissent alors qu'il soupire.
— Après la mort de mon père, Bérénice se droguait mais uniquement en petite quantité, elle disait que ça l'aidait à tenir. Ça n'a duré que quelques semaines avant que l'addiction la pousse dans les tréfonds d'un enfer répugnant. Bref, dans les débuts, elle était toujours très excitée et n'arrêtait pas de bavasser. Elle ne parlait que de son défunt mari et de sa vie avant qu'il devienne père de famille. Ses parents et lui étaient en froid depuis des années parce qu'il a refusé de suivre les plans d'avenir qu'ils avaient imaginés pour lui. Il était supposé étudier dans le même lycée que nous, ensuite dans la même fac que Rodrigue, mais quand il a rencontré ma mère il en est tombé fou amoureux. Il a commencé à prendre des distances avec ses parents et a suivre son propre chemin.
— Il faisait quoi dans la vie ?
— Il était couvreur. Ça n'a pas plu à mes grand-parents qui apparemment avaient la vie facile. Ils n'étaient pas riches mais avaient suffisamment de moyens pour bâtir un avenir plus rayonnant à leurs enfants. Ma mère venait des quartiers sud et ils ne l'ont jamais acceptée. Finalement, elle n'en est jamais sortie.
— Comment ça s'est passé ensuite ?
— D'après Bérénice, au début c'était compliqué. Parfois, ils se nourrissaient uniquement de pain pendant plusieurs jours, mais mon père s'est acharné et a travaillé sans relâche jusqu'à ce qu'il tombe malade. Quand il est mort et que j'ai eu l'âge d'aller au lycée, ma mère a énormément insisté pour que j'étudie dans ce bahut. Depuis des années elle est persuadée qu'il est préférable que je suive le chemin des DeNil plutôt que le sien ou celui de mon père.
— Et toi, quelles études te passionnent ? murmuré-je en admirant son visage.
Il hausse les épaules et semble réfléchir.
— Je ne sais pas, je n'y ai jamais pensé puisqu'on ne m'a pas laissé le choix. Je sais que je suis plutôt doué dans le journalisme mais je sais également que ce n'est pas ainsi que je me vois évoluer dans le monde du travail. Je ne souhaite pas me montrer derrière des caméras comme Rodrigue ou passer mon temps à écrire sur des gens que je n'apprécie pas.
Je hoche la tête, puis dépose un baiser sur son front.
— Tu es en deuxième année de lycée, tu as encore le temps d'y réfléchir. Tu m'as dit que tu souhaitais écrire, alors fait le. Dans ce domaine il y a énormément de métiers qui se présenteront à toi et pas seulement le journalisme. Tu ne peux pas baser ton avenir sur le choix qu'a fait ta mère.
— Mon père s'est détourné des options qu'il avait et regarde où ça l'a mené...
— Même si c'était difficile, il a tracé son propre chemin, c'est toi qui l'a dit. Il savait à quoi s'attendre et pourtant, il a tout de même choisi de rester avec ta mère et de fonder une famille plutôt que d'opter pour une facilité qui ne lui plaisait pas.
Angelo reste silencieux, ses yeux bruns ne me lâchent pas alors qu'il semble analyser notre conversation. J'aimerais qu'il pense à lui pour une fois, qu'il envisage un avenir dans lequel il brillera au lieu de se perdre dans une routine qu'il ne désire pas.
Rodrigue est encore à l'écran, son regard est le même que son neveu mais le sien n'est pas éteint. Il pétille alors que celui d'Angelo est d'une morosité qui malmène mon cœur.
— Pourquoi tu n'essaies pas d'entrer en contact avec lui ? Ton oncle, je veux dire. Peut-être qu'il pourrait vous aider financièrement et ainsi tu ne seras pas dans l'obligation de faire la plonge dans un restaurant pour tenter de payer les factures.
— Je ne le connais pas, Will. J'avais six ans la dernière fois que je l'ai vu. Quand mon père a eu son cancer, personne ne s'est déplacé pour prendre de ses nouvelles. À son enterrement, aucun membre de sa famille n'était là. Il n'y avait que ma mère, Loli et moi. Je refuse de me mélanger avec eux.
— Hum... je comprends, soufflé-je en le serrant dans mes bras.
Je le berce un moment en songeant à toutes ces nouvelles informations.
Rodrigue pourrait venir en aide à Angelo et Lolita, il en a les moyens et c'est indéniable. Ça me rend malade de penser que mon trésor va devoir travailler le soir et assister aux cours la journée tout en se débrouillant à la maison alors que sa mère passe son temps amorphe complètement droguée à l'héroïne.
Ce n'est pas ainsi que doit être la vie d'un garçon de dix-sept ans. Ce n'est pas à lui de porter le poids de toutes les responsabilités sur le dos. Il ne pourra jamais aller mieux et gérer ses crises s'il a tant de corvées à assumer. Ce n'est pas uniquement sa santé mentale qu'il met à l'épreuve chaque jour, mais aussi son confort physique. Il se surmène, ne dort pas assez et ne se nourrit pas suffisamment.
— À quoi penses-tu ? m'interroge-t-il après un moment de silence.
— À rien, soufflé-je. Il est peut-être temps d'aller au lit.
— Je te suis, murmure-t-il avant de poser un doux baiser sur mes lèvres.
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