Chapitre 10, partie 1 :
Will Marx :
J'admire Angelo dormir dans mes bras, mes doigts caressent sa peau moite de sueur. Mon regard vacille de ses lèvres entrouvertes qui libèrent un fin filet de bave, jusqu'à son arcade abîmée, puis détaillent chacune de ses tâches de rousseur. Mes préférées sont les plus grosses qui recouvrent son nez. Elles sont toutes mignonnes et lui octroient un air juvénile qui contraste parfaitement avec l'éclat de ses yeux. Celui qui montre qu'il est loin d'être un adolescent lambda.
Il a au fond de ses iris bruns une lueur de sagesse, de vieillesse de l'âme que je trouve impressionnante bien que terriblement triste pour son âge. Il peut se montrer parfois puéril, mais il a sur le dos tellement de charges à porter qu'il a mûri bien trop rapidement. Je pense qu'Angelo a enduré et supporté des évènements que certaines personnes ne connaissent pas en une vie entière. C'est ce qui le rend à la fois fort et si sensible.
Je me souviens parfaitement des pensées qui m'ont submergées lorsque j'ai posé les yeux sur lui après l'accident de notre van. Je me suis dit qu'il était arrogant, un peu trop sûr de lui et affreusement insupportable, j'étais pourtant bien loin du compte. Quand j'ai réellement eu une place dans sa vie, que j'ai commencé à en apprendre davantage sur lui et son vécu j'ai rapidement compris qu'il est en fait fragile, en quête perpétuelle de soutien et qu'il a sans cesse besoin d'être rassuré. C'est ce que je tente de faire, de toutes mes forces, afin qu'il comprenne qu'il est important, qu'il est, en toute honnêteté, la personne la plus chère à mes yeux.
C'est malheureux, nous sommes si jeunes et pourtant, nous avons énormément de choses à gérer. Entre sa mère, sa sœur, sa névrose, ses peurs, et toutes les charges domestiques, il est perdu et n'a pas suffisamment de temps pour penser à lui. Moi, je dois être son plus fidèle soutien, celui capable de le maintenir à flot et c'est compliqué par moments. Ça demande de l'énergie, du temps, de l'écoute et de la compréhension. Je les lui donne du mieux que je puisse faire et lui donnerais même mille fois s'il le fallait. Ma vie n'a de sens que quand il est près de moi, lorsque son aura gravite dans la même atmosphère que la mienne.
Ça fait deux heures que je l'observe dormir. J'aimerais sombrer moi aussi, m'endormir avec lui, son corps chaud et frissonnant contre le mien. Je n'y parviens pas, pourtant ce n'est pas faute d'avoir essayé.
Ses larmes me hantent, son visage blême m'inquiète et ses joues creusées me tordent l'estomac. Il ne va pas bien, j'en ai que trop conscience et je ne peux rien faire pour arranger ça. Le mal est dans sa tête, c'est une histoire entre lui et ses démons et je suis incapable d'agir contre l'invisible. Ce n'est pas comme si je pouvais mettre ma main devant pour les empêcher de passer. Même avec toute la volonté du monde, je ne peux pas remédier à ça. L'unique aide que je peux lui apporter, c'est mon amour que j'aimerais hurler à gorge déployée.
Je le sens tomber, lentement – ou bien trop rapidement – glisser vers un lieu où je ne pourrai malheureusement pas le rattraper. Je vais faire mon possible pour arrêter ou tenter de ralentir sa chute, avant qu'il ne se perde totalement. J'espère être suffisamment solide pour ne pas sombrer avec lui, car moi, personne ne pourra me retenir.
Je m'incline, dépose un baiser sur son front, puis sur le bout de son nez et lentement je descends vers sa bouche. Il scelle les lèvres lorsque je les effleure et les rouvrent légèrement pour murmurer des mots incompréhensibles.
Ses sourcils se froncent, son nez se plisse alors qu'un air torturé déforme le traits fins de son visage.
— Jardin... viens, je suis... dans le jardin.
Mon index frôle l'arête de sa mâchoire alors que sa voix cassée et rocailleuse brise le silence de la pièce.
— Oui, pa... papa...
Je me fige et tends l'oreille pour tenter de comprendre ce qu'il dit. Visiblement, son père se matérialise dans un songe qui semble le tourmenter.
J'ignore ce que l'on peut ressentir suite à la perte d'un proche mais Angelo en souffre encore des années après et son désespoir me peine. Il a perdu son pilier. Il n'y a jamais de bon moment dans une vie pour dire adieu à un parent mais pour lui, c'est arrivé bien trop tôt. Le décès de son père a entraîné tant de chagrin et les malmène encore, lui et sa famille, chaque jour.
— Je fais de mon mieux, papa, murmure-t-il de ses lèvres tremblantes.
Mon doigt parcourt le creux qui s'est formé entre ses yeux, alors que je retiens ma respiration comme pour ne pas le déranger.
— C'est si dur, sans toi.
Bordel.
Je perds mes moyens lorsque je remarque une larme s'échapper de ses paupières closes. Je dois cesser de le regarder et de l'écouter. J'ai peur de craquer si je persiste et ce n'est définitivement pas le bon moment pour cela. Je dois me montrer fort pour nous deux, pour tenter de l'aider du mieux que je peux.
Mon cœur est douloureux, il bat à un rythme effréné. J'ai si mal que j'aimerais pleurer, crier et aller secouer Bérénice pour qu'elle vienne soutenir son fils plutôt que de lui jeter des objets à la tête.
C'est la gorge serrée que je quitte le lit en faisant le moins de bruit possible pour ne pas le réveiller. Je le regarde un instant, debout au centre de la chambre puis je rejoins le séjour.
Une lampe sur pied diffuse une lumière tamisée dans le salon. À pas feutrés et en évitant les objets qui jonchent le sol, je me dirige vers le canapé où dort Bérénice. Je reste là, immobile, à la guetter d'un mauvais œil. Elle fait peine à voir, elle a une mine affreuse et le teint grisâtre. Je n'ose pas détourner les yeux de son visage, voulant éviter de voir ses veines abîmées et noircies. Ses cheveux sont si emmêlés que je me demande si c'est possible d'arranger ça sans être contraint de couper la moitié de sa masse capillaire.
— Bon sang, mais qu'avez-vous fait de votre fils ? bougonné-je en la dévisageant.
Je suis certain qu'elle ignore ma présence mais c'est le dernier de mes soucis. J'ai besoin de me faire entendre moi aussi, de laisser couler mon désarroi pour, peut-être, alléger mon cœur trop lourd.
— Il mérite une autre vie, plus calme et sereine pour combattre sa maladie dans les meilleures conditions. Et Lolita, c'est l'exemple que vous souhaitez lui transmettre ? Un squelette ambulant qui passe son temps à dormir ou maltraiter des pauvres gosses paumés ?
Je m'accroupis près d'elle, grimace et retient un haut-le-cœur en voyant la mousse blanche qui coule de ses lèvres. Elle paraît enragée et cette vision me met mal à l'aise. C'est malheureux, elle avait pourtant l'air d'être une femme magnifique avant ses nombreux excès.
Elle devait énormément souffrir après la mort de son mari, cependant, cela ne justifie pas son comportement. Si j'admets avoir de la peine pour elle, je la déteste davantage pour avoir délaissée ses responsabilités et ainsi obliger son fils déjà amoché à prendre les rênes d'une vie bancale et chaotique. C'est ignoble et impardonnable.
— J'aimerais trouver la solution, vous savez ? murmuré-je. Je souhaite apporter la paix et la sérénité à Angelo, mais j'ignore comment... Comment puis-je y parvenir ? Je n'ai jamais été préparé pour faire face à de telles situations. J'ai peur de ne pas réussir à le maintenir debout et c'est pourtant l'unique chose qui m'importe. Je suis épris de lui, comme s'il grouillait partout sous ma peau. Il m'a ensorcelé, je crois. Il a chamboulé mon univers et désormais, il est celui qui martèle mon cœur. Je suis fasciné par sa personne, accro à son odeur. Il est probable que nous soyons pareils, vous et moi. Si vous êtes dépendante à l'héroïne, votre fils est ma plus grande obsession. Est-ce normal, d'après vous, d'aimer au point de ne plus savoir penser ?
Je soupire en m'apercevant que je parle seul. Elle n'a même pas bougé le petit doigt.
Avant de me relever, je me permets de piquer une cigarette dans le paquet qui traine sur la table basse. Je la glisse entre mes lèvres et attrape un briquet sur l'accoudoir du canapé.
— Je vous en devrais une, ou peut-être pas. Vous pouvez bien m'accorder ça à défaut de tout ce que vous êtes incapable de faire pour vos enfants.
Lorsque je passe la porte d'entrée, que le vent me fait grelotter, je réalise enfin que je suis en caleçon. J'étais si perturbé que je n'ai pas pensé à enfiler mon jogging. En tendant le bras, je récupère un plaid poussiéreux qui traîne sur une chaise. Je le glisse sur mes épaules et me laisse tomber sur la première marche du perron sans refermer derrière moi. Je veux pouvoir entendre Angelo s'il se réveille.
Le bout orangé toujours coincé entre mes lèvres, je fais rouler la pierre du Clipper sous mon pouce pour enflammer l'extrémité de la cigarette. La fumée s'infiltre dans mes poumons, je retiens la quinte de toux qui tente de forcer le passage. Je ne sais pas pourquoi j'ai subitement eu l'envie de m'en griller une. Je ne fume même pas. C'est la première fois que je tente l'expérience et je peux déjà affirmer que j'en ai horreur. J'avais besoin de faire redescendre la pression, la nicotine n'a pas d'effet sur moi, pourtant ça semble fonctionner pour les autres. Au moins, j'aurais essayé. Lorsque le filtre me brûle les doigts, je jette le mégot et le regarde s'envoler, soufflé par le vent.
C'est frigorifié que je pénètre une nouvelle fois dans la maison. Je vais sûrement attraper un rhume d'enfer mais ça m'a remis les idées en place.
Je soupire bruyamment en fouillant dans les placards de la cuisine, à la recherche de produits et de sacs pour nettoyer et ranger le chantier qu'est devenu le séjour. J'y pense depuis que j'ai accouru chez les DeNil, j'ai refusé qu'Angelo le fasse dans l'unique but d'agir à sa place afin qu'il puisse se reposer.
J'aimerais changer les évènements en le souhaitant, cependant c'est tout bonnement impossible alors je m'attelle à faire ce dont je suis capable. C'est une corvée qu'il ne sera pas contraint d'effectuer, quelques grammes à retirer sur la tonne qui l'écrase. Quand le sol est de nouveau déblayé, je lave la vaisselle qui traîne dans l'évier. Il n'y a qu'une assiette, un couvert et une petite casserole. J'ai de la peine en me disant que Lolita a mangé seule et que cela doit régulièrement se produire. J'ouvre le réfrigérateur, observe les quelques plats cuisinés du supermarché qui se comptent sur les doigts d'une main, une bouteille d'eau puis un reste de pâtes dans une boite en plastique. Il n'y a rien de plus et l'envie d'aller au magasin pour les ravitailler, dès que le jour sera levé, m'étreint.
Un bruit désagréable me parvient, je mets une poignée de secondes à réaliser qu'il s'agit des vibrations de mon téléphone. Rapidement mais silencieusement, je retourne dans la chambre pour le récupérer avant qu'il ne réveille Angelo. Je m'empare d'une seconde cigarette dans le paquet de Bérénice, m'enroule dans la couverture pour me laisser choir sur une marche du perron et rappeller ma mère. Elle répond presque immédiatement.
— Tu n'es pas dans ta chambre, dit-elle d'emblée.
— Perspicace, marmonné-je en inahallant la fumée.
— Will, pas de ça avec moi ! Dis-moi immédiatement où tu te trouves !
— Je suis chez Angelo. Je n'ai pas pu vous prévenir avant de partir mais j'avais vraiment besoin de le voir, maman.
— Pour quelle raison ? Tu es consigné, tu as pourtant ton portable pour lui parler.
Elle est agacée, sa voix est légèrement tendue et je la visualise parfaitement en train de taper du pied devant le percolateur à attendre que sa tasse se remplisse. Il est encore tôt, pas tout à fait six heures du matin, mais mon père est probablement parti travailler depuis quelques minutes.
— Il n'allait pas bien, et moi non plus en le sachant mal sans pouvoir être auprès de lui.
— Comment ça ? Soit plus clair si tu ne veux pas être privé de sortie pendant deux semaines de plus.
Je soupire en fixant la cigarette se consumer entre mes doigts. Je n'aime définitivement pas cette cochonnerie.
— Je ne peux pas t'en dire davantage, soufflé-je. Ça ne concerne que lui, mais je ne supportais pas le savoir seul dans un moment où il est capable de tout et n'importe quoi.
— Je ne comprends pas où tu veux en venir, Willy.
— Je sais, maman, mais c'est la seule explication que je peux te donner...
Ma voix se brise, je n'arrive plus à faire semblant. Je reste muet en sentant une larme rouler sur ma joue, puis deux, trois et ça ne cesse plus.
Putain !
J'aimerais tant pouvoir régler tous ses problèmes, lui retirer sa peine et ne laisser que la joie et la bonne humeur. J'ai tellement mal, le voir à zéro me ronge au point que je ne parviens plus à respirer.
— Tu as dit qu'il te rendait heureux, déclare ma mère d'un ton hésitant.
— C'est le cas, le problème n'est pas là. Il a une vie compliquée et je tente de l'aider mais le voir souffrir est difficile.
Un silence s'installe, j'en viens à me demander si l'appel n'a pas été coupé mais elle finit par soupirer avant de reprendre :
— J'entends ta détresse, Will.
Je ne réponds pas et efface mes larmes d'un revers de la main.
— Il est avec toi en ce moment ?
— Non, il dort.
— Et toi, que fais-tu ?
— Je prends l'air, à poil sur le perron.
— Will, es-tu alcoolisé ? s'étonne-t-elle.
— Absolument pas, maman, juste dévasté et impuissant.
— Veux-tu que je vienne te chercher ?
— Non, m'écrié-je, je ne peux pas le laisser maintenant. Il a besoin de moi !
— Tu ne vas pas pouvoir rester, tu en as conscience ?
— Bien sûr, mais je ne peux pas m'enfuir alors qu'il dort. Il est trop imprévisible, jamais je ne le laisserai penser que je me défile ou que je l'abandonne. Je sais ce que tu vas dire mais non, je ne le réveillerai pas. Il a besoin de se reposer et pour le moment c'est ce qu'il fait.
— Ce que tu ressens pour ce garçon m'effraie, m'avoue-t-elle en un soupire. Vous êtes trop jeunes pour une telle relation.
— Je sais et j'ai peur aussi, mais comprends-moi, c'est...
Ma phrase reste en suspens, je ne sais tout simplement pas mettre de mots sur ce que j'éprouve pour Angelo.
— Écoute, Willy, ton père ne sait pas que tu as découché. Je ne lui en parlerai pas mais seulement si tu rentres avant qu'il ne quitte le travail. Dans le cas contraire, je t'assure que tu pourras faire ou dire ce que tu veux, je ne prendrai pas ta défense. Tu m'entends ?
— Parfaitement. Merci...
— Sois à la maison avant quinze heures, et prépare-toi, on va discuter. C'est important, on doit mettre au clair cette histoire et je veux comprendre réellement ce que tu ressens pour ce jeune homme.
— Bien, maman. Je t'aime.
— Moi aussi, fais attention à toi.
Elle raccroche avant que je puisse répondre. Je soupire et frotte mon visage sur le plaid. Il est impératif que je rappelle à ma mère que c'est une femme exceptionnelle. Elle me comprend souvent, m'écoute lorsque c'est plus difficile. Elle ne me juge jamais, m'accepte tel que je suis et fait tout pour m'aider quand c'est nécessaire. Je regrette de ne pas lui avoir parlé d'Angelo quand elle passait son temps à me demander ce qu'il n'allait pas après notre séparation. Je suis certain qu'elle aurait trouvé quoi dire pour me rassurer et m'apaiser, mais je n'étais pas prêt à ce moment là.
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