Chapitre 16, partie 2 :
Angelo DeNil :
J'ignore depuis combien de temps je le regarde et reste dans l'incapacité de bouger ou de réagir, mais les secondes semblent durer des heures. J'ai tant de fois voulu qu'il me montre à quel point je dépasse les bornes, lorsque je lui hurle dessus sans raison apparente. Lorsque je l'oblige à me frapper parce que je crève d'envie de m'ouvrir la peau. Quand je le contrains à nettoyer mes plaies qui brisent un peu plus son âme à chaque compresse qu'il imbibe d'alcool. Je l'ai désiré, j'ai souhaité si fort qu'il me traite exactement comme je le mérite, qu'il laisse parler sa rage et sa peine mais là, maintenant qu'il le fait, je ne le supporte pas. Je n'arrive pas à l'encaisser, ni à avaler ses mots pleins de reproches qui demeurent coincés au fond de ma gorge. Il a raison, je suis égoïste. Même si ce ne sont pas les mots qu'il a employé, c'est ainsi que je les ai compris. Pourtant, je ne pensais qu'à lui quand j'ai souhaité crever, je pensais au fait qu'il ne veuille plus de moi, qu'il désire Alexie Carter, et que sans lui, j'oublie comment respirer. Alors oui, je comprends parfaitement ce qu'il tente de me dire parce que j'ai ressenti la même détresse dans les toilettes avant de m'ouvrir les veines, mais contrairement à lui, je n'ai pas dû le regarder presque s'éteindre dans mes bras.
Je tente de me relever, il faut que je sorte de cette pièce. Voir Will si abattu est en train de me ronger de l'intérieur. Je dois m'éloigner et ne plus le fixer ainsi, pour notre bien à tous les deux. Ce n'est pas sain d'observer l'autre se détruire de la sorte et c'est seulement maintenant que j'en prends conscience. Depuis qu'on se connait, je n'ai rien fait pour le bien de notre relation. Je l'ai laissé être témoin de ma descente aux enfers parce que je refusais de faire sans lui. Pourtant, j'ai essayé mais je n'y suis pas parvenu. Je l'ai fait tomber avec moi, j'ai emporté son optimisme et sa joie de vivre au fond d'un gouffre sans fond. Je l'ai regardé chuter lentement sans même tenter de le rattraper parce que j'étais toujours plus bas que lui.
Les jambes tremblantes, je traverse la salle de bain pour me diriger vers la sortie. J'ai besoin de respirer, j'étouffe au milieu de toute la souffrance de Will. Je fuis, comme un putain de lâche au lieu d'essayer de l'aider. Je le laisse se noyer parce que j'ai l'impression de ne plus savoir nager pour le faire sortir de l'eau.
Ses doigts s'enroulent autour de ma cheville alors que je passe à ses côtés sans même oser le regarder. Il ne serre pas fort mais j'ai la sensation que sa peau brûle la mienne. C'est douloureux, insupportable. Je me fige, fixant le mur face à moi alors que ma tête se met à vaciller. Je ne peux pas baisser le regard, si je le fais, on se noiera tous les deux.
— Ne pars pas, me supplie-t-il d'une voix presque éteinte. Ne me laisse pas là, Angelo.
Je ne sais pas ce que sa demande signifie. J'ignore s'il sous-entend de le laisser seul dans la pièce ou de le laisser dans cette peur mortelle, victime de sa peine destructrice. Je ne suis pas suffisamment fort pour l'aider à se redresser et ensuite le supporter. Mes épaules sont trop frêles. Habituellement, c'est lui qui nous soulève pour deux. Mais là, nous oscillons entre amour et reproches. On tangue, on chavire, ça me donne la nausée.
— Angelo, ne m'abandonne pas encore une fois.
Je ferme les yeux, refoulant la souffrance qui envahie mon cœur, qui vient briser ma conscience et faire défaillir mon âme.
— Je ne voulais pas te blesser, ni te dire toutes ces horreurs. Pardon... Excuse-moi d'avoir été méchant mais c'est douloureux. Tellement douloureux...
Je craque, me laisse de nouveau choir et le serre si fort dans mes bras que j'en ai mal aux épaules, mal à la poitrine de le maintenir fermement, mal partout. Sa tête se cache contre mon ventre, quelques secondes seulement, puis il m'incite à m'étendre sur le carrelage. Je ne résiste pas, parce que c'est lui et qu'il peut faire ce qu'il veut de moi. Les propos qu'il a tenus plus tôt sont un sentiment partagé ; s'il me dit de sauter, je saute moi aussi. Aveuglément. Oui, je prends de l'élan et me lance en ne pensant qu'à ses billes océanes et mon amour pour lui qui fait parfois trop de bruit et certains dégâts irréversibles.
— Tu peux me regarder ? demande-t-il doucement.
Mes yeux croisent les siens et je cesse de respirer, appréhendant ce qu'il va suivre.
— Je suis désolé, je n'aurais pas dû m'énerver contre toi et te faire culpabiliser de la sorte. Je ne... je ne cherche pas à te blesser, mais je crois que j'ai besoin d'extérioriser et d'oublier ces douze derniers jours. Tu comprends ?
— Est-ce que... tu as besoin de distance ? murmuré-je en priant pour qu'il ne réponde pas par l'affirmatif. J'aurais à coup sûr envie de me jeter sous un train mais si tu as besoin que je m'éloigne pour que tu puisses te sentir mieux, je te laisserais le temps que tu désires.
— Non ! Non, ce n'est pas ce que je veux. Je souhaite te voir aller bien, c'est de ça dont j'ai besoin. Je ne veux plus t'observer en train de te détruire.
Je caresse sa joue, il ne pleure plus mais sa peau est encore humide. Je passe mes doigts sur ses paupières closes pour effacer le reste des larmes encore coincées dans les coins.
— Je te promets de tout faire pour aller mieux, de me démener pour toi, pour nous. Je veux te voir heureux, Willy, comme avant.
— Je le suis, la plupart du temps. Être à tes côtés me rend heureux, mais pas dans des conditions comme celles-ci. Ça, je n'en veux plus.
J'acquiesce. Je ne veux plus jamais le voir souffrir de cette façon.
— Ça s'arrangera quand tu seras sorti de l'hôpital, m'assure-t-il, je pourrai respirer à nouveau et tenter d'ensevelir ce cauchemar.
Je ne réponds pas mais scelle nos bouches avec délicatesse et tendresse. Je l'embrasse lentement, avec patience. Ses lèvres s'entrouvrent légèrement et j'y glisse ma langue pour caresser la sienne. Il m'attrape par les hanches et me fait basculer sur son corps. Je me laisse porter par ses bras, nos êtres sont faits pour s'assembler. Ses doigts remontent doucement dans mon dos et viennent effleurer ma nuque qui se couvre de frissons. Il s'écarte lorsque l'air vient à nous manquer. Les yeux perdus au fond de son océan, je chuchote contre ses lèvres :
— Je t'aime, William. Je te promets de ne plus jamais essayer de te quitter.
— Je ne me lasserai jamais de l'entendre.
Je lui souris, et il fait de même. J'aime l'image de son amour, celle que je perçois à travers ses iris désormais tendres. Nous restons enlacés un moment, allongé sur le sol moite de la salle de bain, à nous câliner et nous répéter des mots doux après s'être détruits mutuellement. C'est lorsque l'infirmière entre dans la chambre que nous sommes contraint à nous éloigner.
— Tu aimerais prendre l'air ? m'interroge Will après avoir terminé le livre qui traînait sur le fauteuil.
Je n'ai rien compris à l'avancée de l'histoire parce que j'ai loupé le début de la saga. Il m'assure me les avoir lu mais je ne m'en souviens pas. Je n'ai pourtant pas protesté quand il m'a proposé de me lire le roman parce qu'entendre sa voix pendant des heures c'est comme être emporté dans un tourbillon de douces saveurs.
— Oui, ça me tente bien mais je n'ai pas de vêtements.
Il part dans la salle de bain et lorsqu'il revient, il me tend un jogging noir et un sweat bien trop larges pour moi.
— On demandera à Loli qu'elle t'apporte les tiens demain matin.
Je le remercie et enfile le pantalon avec facilité, par contre, pour ce qui est de retirer la blouse c'est plus compliqué. Je laisse Will m'aider à me vêtir et une fois en condition, il enlace nos doigts et me guide jusqu'à l'ascenseur.
— Si tu as du mal à marcher, appuie-toi contre moi, je te soutiendrais.
— Je n'en doute pas, soufflé-je en luttant pour ne pas tomber.
Quand les portes s'ouvrent, Will me laisse entrer en premier et se place devant moi, les yeux rivés aux miens pour ne pas voir son reflet dans la paroi transparente de la cabine. Mes pouces caressent sa peau pour qu'il reste apaisé jusqu'à ce que nous sortons. Être à l'extérieur est agréable, l'air est léger et le soleil nous effleure de ses rayons. Will m'attire vers un banc, passe une jambe de chaque côté de l'assise et je l'imite pour que nous soyons face à face. Nos genoux se touchent et nos souffles se mêlent.
— Tu es beau, ne puis-je m'empêcher de constater.
Il sourit et dépose un petit baiser sur mes lèvres.
— Ça te fait du bien de respirer au grand air ?
— Oui, c'est revigorant.
— Je trouve aussi, affirme-t-il.
J'attrape ses mains et m'amuse avec ses doigts. Je les enlace aux miens, puis les retire et recommence encore et encore simplement pour le plaisir d'être en contact avec lui. Il les observe un moment, silencieusement, puis souffle doucement sur mon visage pour que je relève la tête.
— Qu'y a-t-il ? demandé-je en un murmure.
— J'ai une proposition à te faire.
— Je t'écoute.
Il s'approche davantage, nos poitrines s'effleurent lorsqu'elles se gonflent d'air.
— Ma mère m'a chargé de t'en parler...
— Crache le morceau, Marx, ne me fais pas attendre.
— J'aurais dû me douter, s'amuse-t-il. Elle souhaiterait que Loli et toi veniez passer quelques jours à la maison quand tu sortiras, pour être certain que tu ailles bien avant de rentrer chez-toi. Je trouve que c'est une excellente idée et tu...
— Ça me touche beaucoup, le coupé-je en apposant mon index contre ses lèvres, mais je ne peux pas accepter.
Il fronce les sourcils et me regarde étrangement, puis expire et pouffe de rire avant de m'attirer tout contre lui.
— J'étais certain que tu dirais ça, je te connais si bien, fanfaronne-t-il. Alors maintenant, tu fermes ta jolie bouche et tu m'écoutes, compris ?
J'acquiesce, bien que l'envie d'exposer mon point de vue me titille.
— Je connais les trois raisons que tu t'apprêtes à étaler pour refuser mais j'ai réfléchi à mes contre-attaques et je décide de parler en premier. Primo, mes parents se sont concertés et sont du même avis, donc non, ta présence et celle de ta sœur ne dérangeront personne et surtout pas moi. Secundo, je sais que tu penses à Bérénice mais ma mère a discuté avec Simona. Ta voisine veillera sur elle le temps de votre absence. Tertio, si tu fais une crise, je te promets qu'on ne t'approchera pas pour que tu ne blesses personne, on t'isolera dans une pièce où tu ne pourras pas te mettre en danger. Voilà ! Tu n'as plus d'excuses.
Bordel !
J'ai l'impression qu'il a lu dans mon esprit. C'est à la fois terrifiant et fascinant.
— Ai-je vu juste ? insiste-t-il après une minute de silence pendant laquelle je n'ai pas su quoi répondre.
— Ouais, bougonné-je.
Un sourire éblouissant étire ses lèvres et fait pétiller ses yeux.
— Alors, c'est oui ?
— Je ne sais pas, soupiré-je, je n'ai pas envie d'abuser de la gentillesse de tes parents et encore moins d'en profiter. Puis, l'école de Loli est trop loin de chez toi.
— S'il le faut, j'utiliserai la voiture de ma mère pour l'amener et nous irons la rechercher ensemble. Je ne retournerai pas au lycée pendant que tu seras là. Je resterai avec toi le temps que tu te remettes complètement, on...
— C'est trop vous demander, Will, essaie de comprendre. Vous en faîtes déjà beaucoup et tu n'as pas le choix que d'aller au lycée, tu as trop loupé à cause de moi et tu vas foirer la fin de ta dernière année.
Il secoue la tête et m'embrasse le bout du nez.
— Je suivrai mes cours par correspondance. Je vais m'arranger avec Johnson pour qu'il me transmette tout ce dont j'aurai besoin et j'assisterai aux entraînements mais tu viendras avec moi. Tu ne me quitteras pas une seconde.
— Will, soupiré-je, arrête...
— Non, je n'arrête rien du tout ! Accepte et viens te ressourcer le temps qu'il faudra. Ta sœur sera là aussi. Tu as besoin de t'éloigner de chez toi, de te reposer et je sais pertinemment que tu ne le feras pas si tu es dans le même espace que ta mère. Reste, au moins jusqu'à ce qu'on trouve une autre solution. Je ne peux pas te forcer, mais j'aimerais réellement que tu dises oui. Je vais m'inquiéter si tu n'es pas avec moi, c'est encore trop tôt. J'ai besoin de veiller sur toi. Angelo, s'il te plaît...
— D'accord, soufflé-je sans m'en rendre compte.
Imposer ma présence chez ses parents ne me plaît pas. Je ne veux être un fardeau ni pour lui, ni pour son entourage. La tournure que prennent les événements est oppressante. J'aurais dû penser à tout ça avant de me laisser emporter par ma fureur de crever. Pourtant, le soulagement que je lis sur son visage ne me fait en aucun cas regretter ma décision.
— Merci, expire-t-il, ça vous fera du bien de vous éloigner un peu.
J'acquiesce d'un léger mouvement de tête. J'ignore comment je me sentirai une fois sorti de l'hôpital mais être avec lui m'apaisera, c'est certain. Il embrasse mon front avant de me soulever pour m'emprisonner dans ses bras. La tête contre son torse, je profite du calme qui nous englobe à nouveau, ainsi que des courants d'air qui viennent caresser mon visage. Je clos les paupières, bercé par les battements de cœur de mon héros sans cape ni armure.
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