Chapitre 20, partie 1 :
Angelo DeNil :
Mes mains sont huileuses et je suis éreinté. J'aimerais rentrer chez moi afin de dormir durant des jours, ne plus quitter mon lit durant des semaines. Je souhaite simplement disparaître.
— DeNil, quand t'auras fini les beignets, tu prends le relais en salle, m'ordonne Francesca.
— Ouais, pesté-je en levant les yeux au ciel.
L'envie de l'étriper me crispe. Nous ne sommes que deux pour gérer la cuisine et la salle pendant qu'elle reste installée derrière la caisse, le cul vissé sur un fauteuil qui supporte mal son poids. Les roulettes peinent à tenir, à chacun de ses mouvements l'armature en ferraille grince affreusement.
— Lave-toi les mains, me dit Suzie, je vais finir ça.
Je lève la tête vers elle en passant mon avant-bras sur mon front humide, je transpire à grosses gouttes au-dessus des cuves d'huile. Elle me sourit gentiment en glissant une de ses mèches rebelles derrière son oreille. J'ignore pourquoi cette rouquine n'est pas forcée de porter ce filet stupide sur la tête alors que moi, j'en ai l'obligation.
— Rappelle-moi depuis combien de temps tu bosses ici ?
— Trois ans, souffle-t-elle en fronçant les sourcils.
— L'horreur !
— C'est sûr que ce n'est pas de gaîté de cœur, grommelle-t-elle.
Je roule des yeux, dépité, puis m'octroie une pause avant de quitter la cuisine. Mon téléphone vibre dans la poche arrière de mon jean. Je n'ai pas besoin de regarder l'écran pour savoir que c'est Will. C'est tendu entre nous ces derniers temps, depuis que j'ai énoncé l'idée d'arrêter le lycée et que j'ai laissé échapper des mots qui ne m'ont pourtant jamais effleurés l'esprit. Cette tension est pesante et me rend malade. Il me manque atrocement, pourtant, j'efface la notification de son sms comme je l'ai fait avec les trois précédents. Je meurs d'envie de les lire, mes doigts brûlent de lui répondre mais ma tête s'y refuse catégoriquement. Ça m'irrite qu'il me demande sans cesse si physiquement je vais bien, si moralement ça va, si je ne suis pas trop fatigué ou si je désire qu'il vienne me chercher. Il s'inquiète pour moi, j'en ai conscience et une partie de moi s'en réjouit mais une seconde en est exaspérée. Nous ne pouvons pas vivre séparément, c'est aussi évident que deux plus deux font quatre. Il est mon souffle lorsque je peine à respirer, mes pulsations lorsque mon cœur s'éreinte, la lumière de mon âme ténébreuse. Mais, c'est trop, trop que j'arrive à supporter pour le moment parce que je sais pertinemment qu'il s'efforce de ne pas sombrer à son tour. J'ai dû mal à accepter de le faire souffrir. Bien qu'il me soutienne souvent le contraire, c'est pourtant ce que je fais inlassablement sans même le vouloir ni parfois m'en apercevoir.
On se torture en s'aimant trop puissamment, trop déraisonnablement. Lorsqu'il n'est pas à mes côtés, je me sens perdu, comme égaré dans l'obscurité de ma folie. Je l'adore au point de me damner pour un seul de ses sourires, mais émotionnellement, je suis exténué. Harassé d'observer ses tourments et ses angoisses dans son regard lassé. Épuisé de ses peurs et de ses questionnements qui ne cessent jamais. Je crois que je l'ai fêlé, mon soleil a perdu sa gaité. Il se consume en hurlant et sanglote en chuchotant.
Je ne supporterai pas de revoir ce visage meurtri qui me hante depuis que j'ai prononcé des paroles insensées lors de notre dernière dispute, alors je me tais. Ce n'est pas la bonne solution, je le sais parfaitement, le silence est pesant. Je suis muet pour ne pas le blesser mais intérieurement, je lui hurle de s'immiscer en moi, de glisser sous ma peau et m'aimer jusqu'à l'aliénation de nos âmes éprises.
Un raclement de gorge me fait sortir de mes pensées. Je m'aperçois que je suis resté figé, les yeux sur le téléphone pendant plusieurs minutes alors que ce dernier est verrouillé et que je fixe, sans vraiment le voir, un écran noir. Je lève lentement la tête vers ma patronne qui me zieute d'un mauvais œil. Elle me montre la salle, d'un geste clair et impatient. En soupirant d'exaspération, je récupère le carnet qui me sert à noter les commandes puis oblige mon corps à se déplacer. Les tables, à l'aspect douteux, sont quasiment toutes occupées, je constate que beaucoup de clients sont déjà servis et se nourrissent avec l'empressement d'un affamé. Je me laisse traîner vers un groupe qui s'expriment en poussant des grognements pleins de testostérones. Le genre de types que je méprise, ceux qui aiment se montrer et attirer l'attention pour dissimuler, vainement, qu'ils ont le Q.I d'une huître. C'est un comportement qui m'épuise, qui prouve que l'enveloppe corporelle est plus importante que l'intelligence et la dignité. Une bande de crétins au cerveau qui sonne creux.
— Qu'est-ce que je vous sers ?
— Un sourire pour commencer.
— C'est pas sur la carte, réponds-je mauvais.
— C'est bien malheureux, ta bouche est tentante pourtant.
Mes doigts se crispent sur mon carnet, l'envie de lui en coller une me démange les phalanges. Je me contente pourtant de porter mon regard sur un autre type, visiblement exaspéré par les conneries de son pote.
— Un cheeseburger, s'te plaît, avec un coca, commande-t-il.
J'acquiesce brièvement en gribouillant sur le papier.
— Pareil, réclame un autre.
Le tour de la table se fait rapidement, jusqu'à ce que mon regard dédaigneux se braque sur celui à qui j'ai envie de foutre des claques.
— Tu veux quoi ? grincé-je, la mâchoire serrée.
— Un sourire, insiste-t-il avec supériorité.
— T'es lourd, gronde un de ces camarades.
Il ne semble pas s'en soucier, continue de me dévisager comme si j'étais une distraction grivoise.
— Ok ! Tu me feras signe quand tu voudras bouffer, me contenté-je de répondre malgré ma rage naissante.
Je fais demi-tour mais m'immobilise dans la seconde, emporté par une soudaine envie de meurtre, lorsque les doigts dégoûtants de ce prétentieux me pincent le cul. Mon sang froid se dissipe aussi rapidement qu'une expiration. Hors de moi, j'empoigne le col de sa veste dans un geste brutal.
— Tu m'as pris pour une putain de minette, vociféré-je le poing levé. Touche-moi encore une fois et je te fais bouffer tes dents une à une, connard !
Un sourire écœurant se dessine sur sa tronche que je souhaute égratigner alors que le visage de Will apparaît dans mon esprit. Il est l'unique à avoir le droit de poser ses mains sur moi. Celui pour qui, avec dévotion, j'offre chaque parcelle de ma peau abîmée.
— Tu fais la farouche, se marre-t-il, ça me fait bander.
Écoeuré par ses propos, je relâche ma prise sur son vêtement mais abats mon poing contre sa mâchoire avec toute la puissance que je possède.
— Merde, Greg, tu fais chier !
Un type que je vois à peine se met entre son pote et moi tandis qu'un silence de mort s'élève dans le restaurant. Du coin de l'œil, je vois Francesca rappliquer alors qu'une colère noire me martèle le crâne.
— On s'excuse, dit le mec devant moi, on va s'en aller.
— DeNil ! Tu prends ta pause ! braille ma patronne.
Sans perdre un instant, j'arrache le filet que je porte sur la tête et lui jette au visage avant de me ruer d'un pas dur vers la sortie. Je suis à bout de nerfs, au point que l'air frais qui fouette mes joues ne me calme pas. J'arpente le trottoir, fulminant, les doigts tremblants, puis emporté par la rage, je distance le restaurant en pestant des propos incohérents et incompréhensibles.
J'erre dans les rues éclairées par les quelques réverbères encore d'usage. Je déambule sans savoir où aller. L'envie d'expulser ma colère me fait suffoquer, l'air entre difficilement dans mes poumons alors que je persiste à avancer. J'ai besoin de m'apaiser, il faut que je me calme avant de rentrer chez moi, avant d'affronter Bérénice et ses démons. Encore. La pression est telle que je serais capable de la secouer pour simplement parvenir à respirer, aller jusqu'à songer lui enfoncer ses aiguilles dans les yeux pour atténuer ma fureur. C'est absurde. Lorsque je rentrerai, elle sera probablement affalée, endormie sur le canapé, inconsciente et insouciante. Mais, j'ai peur de ce dont je suis capable de faire, des erreurs que je pourrais commettre parce que mon sang bouillonne et échauffe dangereusement mon cœur fatigué. Tout ceci est de sa faute. Ma mère est responsable de mon aliénation, elle nourrit ces monstres qui logent dans mon esprit malade. Chaque jour. Chaque heure. Chaque minute. Elle me rend davantage déviant, et, mon âme surchargée est prête à exploser. Si elle n'était pas ce corps empoisonné, elle pourrait m'aider à me contrôler.
Mes jambes me guident vers une ruelle obscure où s'élève une forte odeur d'urine qui me brûle les yeux. Elle est ici ma place, dans un caniveau à baigner dans la merde. Je me laisse glisser contre le mur, finis mon cheminement dans une flaque d'eau, de pisse ou peut-étre de la semence dégueulasse du dernier crado passé par-là. Sûrement un beau mélange des trois.
Ma tête tombe brutalement contre les briques derrière moi et provoque une froideur désagréable le long de ma nuque. Les yeux fixés sur le ciel étoilé, j'admire les astres qui brillent et me narguent. Elles sont si belles, ces petites boules étincelantes qui pétillent comme le regard de Will lorsqu'il jouit dans mes bras. Mon corps frissonne, son visage apparaît face à moi. J'admire les courbes de ses lèvres, l'arête de son nez et l'ovale de ses grands yeux qui me font chavirer quand je m'y perds.
— Mon amour, murmuré-je d'une voix enrouée, pardonne-moi pour tout le mal que je te fais subir.
Mon cœur s'opprime, ses battements sont douloureux.
— Je n'aurais jamais dû te laisser m'approcher, je suis une malédiction. Je suis un tas de déchets que personne ne veut ramasser par peur d'être contaminé. Je devrais être seul, dans ce monde fané, dans ma bulle de démence.
Je clos les paupières, trois secondes, le temps d'inspirer et expirer pour apaiser la frénésie de mes tourments.
— Je t'ai éteint, mon soleil. Tu ne brilles plus suffisamment, tu es d'une terne lueur maintenant. Dans ton regard, je peux apercevoir le reflet de ton âme écorchée. Ça me brise, si tu savais, de te voir te noyer en tentant de me sortir de l'eau.
Je lève les mains vers mon visage, dans un excès de rage, je plante les ongles dans mes joues. Je me griffe, m'arrache la peau sans même ressentir la douleur que j'essaie de m'infliger. Les premières gouttes de sang perlent, ça me galvanise, me pousse à ancrer plus profondément mes doigts dans ce visage qui doit sûrement hanter les nuits de mon Willy.
Il m'a offert un coin de paradis alors que j'ai ouvert la trappe des enfers sous ses pieds.
— Je ne serai jamais à la hauteur, tu es trop beau, trop bon, trop aimant pour moi. Tu vaux mieux que moi. Mon amour, tu vaux mieux que ça. Tu mérites une éternité de splendeurs alors que je ne t'apporte que les ténèbres de mon mental brumeux et dégoûtant. Répugnant !
Quand j'éloigne enfin mes mains de mon visage, l'odeur métallique du sang se mêle à celle de pisse qui règne autour de moi. Je récupère mon téléphone, le déverrouille d'une main crispée et le plaque contre mon oreille à la première sonnerie.
— Allô ? souffle-t-il d'une voix douce qui me retourne l'estomac.
— Ouais.
Un silence de quelques secondes s'installe. Je l'entends soupirer puis une porte se ferme. Je l'imagine s'étendre sur son lit, là où notre amour a jailli pour se répandre sur les draps.
— Tu vas bien ?
— Ouais.
Ma poigne se resserre sur l'appareil. Je me sens coupable de lui parler si sèchement alors que j'aimerais lui rappeler que ma vie sans lui n'est qu'un cauchemar dans lequel je me noie inlassablement.
— Qu'est-ce qu'il y a, trésor ?
— Pourquoi tu penses qu'il se passe un truc ? demandé-je brusquement.
— Je ne sais pas. Le ton que tu emploies ne me plaît pas tellement.
Je le vois froncer les sourcils, une image dans ma tête, fugace et mortellement douloureuse.
— Je ne veux pas parler.
— C'est toi qui m'appelle...
— Je n'aurais pas dû. Laisse tomber, Marx, craché-je avant de raccrocher.
Ma tête s'écrase une seconde fois contre le mur, la douleur s'épanouit jusqu'au centre de mon crâne. Le téléphone vibre dans ma paume. Will rappelle et je laisse ma messagerie l'accueillir. Une fois, deux, six. Je réponds au septième appel sans vraiment savoir pourquoi j'ai ignoré les précédents.
— Oua...
— Merde ! me coupe-t-il immédiatement. T'es où ?
— Qu'est-ce que ça va t'apporter de le savoir ?
— Angelo, dis-moi où tu es !
— Dans la merde. C'est là que je dois rester.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Je ne comprends pas. Envoie-moi ta localisation, je viens te chercher.
Un ricanement m'échappe alors que l'envie de me faire du mal fait battre mon cœur.
— William, éternel sauveur ! Tu ne peux pas toujours me ramasser, je suis trop émietté.
— Trésor, souffle-t-il, je t'en prie, dis-moi où tu es. Je vais venir te chercher, on discutera de la raison pour laquelle tu es dans cet état, mais... s'il te plaît... S'il te plaît, ne fais pas de bêtise.
Son ton désespéré me fait lever les yeux au ciel. Il est exaspérant. Quand va-t-il penser à lui avant de penser à moi ?
— Et toi ? Toi, qui te ramasse quand je te brise en petits morceaux ?
— Toi, Angelo. C'est toujours toi. Tu me recolles systématiquement après m'avoir fêlé.
— Et c'est normal, à ton avis ? Je ne devrais pas te blesser même si je te rafistole après. À force, la construction ne tiendra plus, elle ne collera plus et je t'aurais définitivement cassé.
— Ne dis pas ça, c'est faux ! se lamente-t-il. La seule chose qui pourrait me briser, c'est te perdre.
— Foutaise ! crié-je au téléphone. Tout ça, c'est des conner...
— Angelo ! rugit-il. Reprends-toi, bon sang. À quoi tu joues, à la fin ?
— Arrête de m'aimer.
— Quoi ?
— Je suis comme la peste. Je t'interdis de m'aimer ! hurlé-je avant de couper la communication.
Le souffle me manque, j'étouffe. Pourquoi ai-je dit cela ? Si Will cesse de m'aimer, je vais crever de tristesse et de souffrance.
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