Chapitre 21, partie 1 :
Will Marx :
Affalé dans cette ruelle qui empeste le désespoir, j'ai l'impression de mourir, d'agoniser, gisant sur un sol trempé. Je crie à m'en briser la voix, je crois n'avoir jamais hurlé si fort. Mes larmes ont un goût amer, celui d'une douleur que je ne peux museler. Je suis anéanti, je me sens sale et impuissant. Je ne sais plus quoi faire ni comment agir. Chaque fois j'imagine que le pire est derrière nous, mais je réalise finalement que ce n'est que le début de l'enfer. Lorsque la tempête se calme, que je me persuade qu'Angelo a compris, il me prouve quelques temps plus tard que ce n'était qu'un écran de fumée. Mon cœur a failli exploser quand il m'a raccroché au nez, il a cessé de battre quand je suis arrivé ici.
Je me hais tellement d'avoir songé à le frapper. Il m'a mis dans un tel état que l'idée m'a effleuré l'esprit, pour me calmer, pour lui faire cesser ses divagations. Comment en suis-je arrivé là ? Je ne me pardonnerais jamais si, dans un moment de faiblesse, de douleur, je venais à lever la main sur lui. Je mourrais de lui faire du mal, tout comme je crèverai quand il m'abandonnera. Parce qu'au fond, je commence à croire que c'est ainsi que notre histoire va se terminer. Il va me quitter d'une manière ou d'une autre et peu importe la finalité, je souffrirai à en mourir. Qu'il quitte ce monde ou qu'il quitte ma vie, la conclusion sera la même. Je suis pathétique, désespérant de l'aimer au point de ne plus me soucier de moi. Ça me fait peur, je suis terrifié à l'idée d'être le seul survivant, enfin, d'être plus qu'une âme bousillée. Angelo est et restera mon trésor brisé, l'homme avec qui je veux partager ma vie, qu'elle se conclut dramatiquement ou non. Si je meurs avec lui, la fin me semblera belle tout même.
Je suis tétanisé, la face écrasée contre ce sol écœurant. Mon cœur me fait souffrir, à tel point que ma main qui devrait me tirailler ne me fait rien ressentir. Je ne comprends pas pourquoi elle ne me fait pas mal, j'ai pourtant entendu mes os se fracturer contre le mur. Le craquement de mes doigts m'a semblé rebondir contre chaque brique. L'atroce constatation c'est que ça m'a soulagé. Une sensation de plénitude m'a envahi alors que je n'ai pas détourné le regard du visage aux yeux clos d'Angelo.
Désormais, j'étouffe à en mourir, le nez dans l'urine et le cœur brisé sûrement autant que mes phalanges émiettées sous ma peau.
Je vais à ma perte sans réellement tenter de me sauver. Je crois ne pas le désirer parce qu'Angelo est mon éternel tombeau.
Ma stèle glaciale.
Mon funeste amour.
Mon plus beau trésor.
Mon pire cauchemar.
Sempiternelle question qui tourne en boucle dans ma tête, qui se répercute contre les parois de mon crâne : on se déchire parce qu'on s'aime ou on s'aime parce qu'on se déchire ?
Je ne sais pas.
Je ne sais plus.
Mon coeur se meurt et j'ignore comment le réanimer. Le seul capable de le remodeler est celui qui passe son temps à l'écraser à coup de paroles acerbes. Seul Angelo peut panser les blessures qu'il me cause. Il est ma maladie et mon remède, mon âme qui vagabonde sans plus savoir où aller. Il fait de moi un pantin, il tire sur mes ficelles mais uniquement pour m'arracher les membres, pas pour me guider dans ses pas qui trainent comme si le monde pesait sur ses frêles épaules.
Sa main se pose sur mon crâne et mes idées s'assemblent brutalement. Mon corps réagit immédiatement et démesurément. Je me redresse à la hâte, le repousse de façon à ce qu'il comprenne que je ne veux pas qu'il me touche. Je traine les fesses contre le bitume jusqu'à buter contre le mur, en le regardant comme s'il venait de tuer de sang-froid un type sous mes yeux. C'est ce qu'il a fait, je crois qu'il m'a achevé. Je lui ai pourtant soutenu qu'il ne me tuerait pas, mais j'ai la sensation qu'il a enfoncé au fond de mon cœur un couteau portant son fardeau et sa souffrance. Il m'a heurté avec sa peine, causant ainsi la mienne qui me déchire les entrailles. Il est indécis et m'a rejeté une fois de plus. Mais moi, moi sans lui, je suis incomplet. Je suis ce Will qui ignore ce qui lui manque pour être entier. Sans Angelo, je n'ai plus de but, je suis comme un train qui roule à vive allure sans aucune destination. Je suis vide et triste, une coquille fêlée.
Mon regard est rivé dans sa direction mais je ne le vois pas. Il est à l'ombre des réverbères comme s'il se cachait pour disparaître. Je ne distingue que sa silhouette affaissée mais j'entends sa douleur. Je perçois les battements de son cœur qui martèlent sa poitrine ciselée. Il est enragé, sûrement autant que le mien qui rugit entre mes côtes. Nous sommes bons à jeter. Je n'arrive pas à l'aider, je ne suis pas assez fort pour l'éloigner de cette dépression que je pensais tarie après son séjour à l'hôpital. En réalité, elle s'est mise en sourdine pour éclater plus fort. J'essaie de le maintenir à flot mais rien n'y fait, je n'y parviens pas et pour cette seule raison je suis bon à finir à la décharge. Je répète sans cesse que je peux tout supporter, mais bordel, je n'y arrive pas. Pourquoi est-ce si douloureux d'aimer ? Pourquoi suis-je tomber amoureux d'un homme si bousillé ? Il m'avait pourtant mis en garde devant ce point d'eau, dans cette forêt qui m'a mis sur son chemin. J'entends encore ses paroles résonner dans ma tête alors que j'aimerais les effacer de ma mémoire.
" Tu ne pourras jamais me réparer, même avec toute la volonté du monde. Les sensations, c'est ça que je recherche. Les trucs puissants et douloureux qui me rappellent que mon corps est encore vivant. Si tu t'approches trop, Willy, tu finiras dans le même état que moi parce que je t'aurais tout pris, ton énergie, ta force et ta santé mentale. Tu seras ravagé, toi aussi, parce qu'on ne peut pas aider quelqu'un qui est crevé de l'intérieur "
J'aurais dû l'écouter, je pensais qu'il disait ça pour me dissuader de l'approcher mais il avait raison. Plus de six mois auparavant, il savait comment cette histoire allait se terminer. Moi, j'ai été idiot ou trop idéaliste, peut-être naïf aussi. Je suis tombé tête la première, je me suis écrasé et je l'aime d'une façon qui me consume seconde après seconde.
Il sort finalement de la pénombre, son visage m'apparait comme plus tourmenté que jamais. Il fait quelques pas, se met à ma hauteur en pliant les genoux. Ses yeux sont si sombres, si désespérés que j'ai l'impression de plonger dans les abysses. J'ai envie de hurler, de crever quand je vois l'état de son visage. Il s'est acharné, il a mis trop de sentiments et trop de ferveur dans les déchirures qui abîment sa peau.
Angelo lève le bras pour une seconde tentative de contact. Il tente d'atteindre ma main blessée qui ne me fait toujours pas mal.
J'ai failli le frapper. Le monstre, c'est moi.
— Ne me touche pas ! pesté-je.
Son bras se fige. Les yeux exorbités, il sursaute face à ma hargne. C'est la première fois qu'il me voit ainsi. Je ne l'ai jamais repoussé puisque je me suis toujours mis à genoux devant lui. Mais ce soir, c'est trop, je suis au bord de la rupture.
Un silence lourd et étouffant s'installe alors qu'un ruissellement de larmes dévale encore mon visage. Angelo retient ses sanglots mais je les vois, les gouttes de détresse aux coins de ses yeux. À cet instant, je peux lire en lui comme dans un livre ouvert. Je vois le chaos et l'acharnement qui se trament dans sa tête. Pour la première fois depuis que nous sommes ensemble, j'en suis heureux. Je suis satisfait qu'il se batte parce que je me prends constamment des coups de fouet qui m'ouvrent la peau et transpercent mon âme.
— Will, je suis...
— Quoi ? le coupé-je d'une voix acérée. Tu vas me dire que t'es désolé ? Mais moi, je ne veux pas de ça. Je n'en veux pas de tes excuses, putain !
Son visage se crispe alors qu'il clôt les paupières. Il souffre face à mon rejet brut et implacable.
— Chaque foutue fois c'est pareil ! Tu me demandes pardon, tu me promets que tu ne recommenceras pas, mais c'est toujours pire après ! Je ne le supporte plus ! Tu comprends ? Je t'aime, bordel, je crève déjà d'amour pour toi, alors arrête d'essayer de me buter ! Tu nous fais du mal, on souffre alors qu'on s'aime à mourir, bordel ! Ça ne devrait pas se passer comme ça !
La digue a cédé, Angelo fond en larmes puis baisse la tête, honteux. Je sais que je vais regretter chacun de mes mots mais j'ai besoin d'exploser. Je ne sais plus réfléchir convenablement tant la souffrance me lacère le cœur.
— Je ne...
— L'amour ce n'est pas ça ! Ce n'est pas se renvoyer une balle enflammée qui brûle tout sur son passage. Ce n'est pas pétrir le cœur de l'autre jusqu'à ce qu'il saigne et s'éteigne. Je suis certain de ce que je ressens pour toi, j'ai la certitude d'être éperdument amoureux de toi. Je l'ai toujours su, je crois. Dès l'instant où tu m'as fait entrevoir ta douleur, je t'ai aimé parce que, merde, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi courageux que toi. Je suis fragile à côté de toi, pourtant, j'encaisse, Angelo ! J'avale et je ferme ma gueule parce que ta souffrance n'est en rien comparable à la mienne. Je ne peux pas prétendre savoir ce que tu vis parce que, même si j'en suis le premier témoin, jamais je ne pourrai ressentir tes tourments avec justesse, mais je fais ce que je peux ! Et toi ! Toi, tu te montres lâche à chaque fois qu'il se passe quelque chose qui te chagrine, tu abandonnes au lieu de te battre à mes côtés. Tu me pousses vers un endroit que je n'aime pas, vers les ténèbres, vers la pire facette de moi, celle capable de te faire du mal alors que je souhaite chérir ton corps jusqu'à crever de bonheur. Tu te montres lâche alors que je sais que sous ta tignasse blonde ton mental est plus fort que ça ; que sous les muscles fins de ta poitrine, ton cœur bat pour vivre et plus survivre, maintenant. Je sais que tu es capable de résister ! Jamais je n'ai douté de toi, alors, bordel, pourquoi tu me jettes comme une enflure alors que tu peux simplement te reposer sur moi ? Je veux t'aider et te soutenir, tu pourras toujours venir te cacher dans mes bras, pleurer sur mon épaule alors Angelo, je te le demande encore, pourquoi tu as une fois de plus voulu m'éloigner de toi ?
Je termine ma tirade à bout de souffle, les poumons brûlants et le cœur soulagé. Un peu. C'est apaisant de pouvoir hurler, de vider son sac et d'enfin inspirer. Angelo s'est renfermé sur lui-même. Assis face à moi, les genoux contre sa poitrine, il pleure bruyamment. Il suffoque presque et se berce d'avant en arrière. Je suis presque certain de ne jamais pouvoir effacer cette image pleine de désespoir de mon esprit. Une de plus qui s'ajoute à celle qui hantera éternellement mes nuits depuis que je l'ai retrouvé en sang et inconscient dans les toilettes.
— J... je... je. Will..., s'étrangle-t-il sans parvenir à en dire davantage.
Son bras se dresse dans ma direction. Il est trop loin pour me toucher mais il espère que j'attrape ses doigts. Je reste immobile, le regarde me supplier alors que la rage m'emporte. J'ai la haine contre moi de paraître si indifférent. Pourtant, l'envie de l'enlacer pour le faire cesser de pleurer fait bouillonner le sang dans mes veines. Je suis incapable de bouger, ma tête s'y refuse.
— Je... t'en prie, couine-t-il en secouant les doigts. Prends-les... prends-moi.
Je ferme les yeux, absorbe ma peine et avale la sienne mais je ne réagis toujours pas.
— Will... s'il te plaît.
Je secoue la tête pour effacer les bribes de sa douleur tatouées sous mes paupières. Je l'entends sangloter, jusqu'à ce que ses pleurs l'étouffent et qu'il se mette à tousser. Lorsque j'ouvre les yeux, l'image que je découvre est encore pire que la précédente. Il est allongé par terre, recroquevillé, les mains agrippées à ses boucles.
Je ne vais pas survivre à ça, pas cette fois. Je n'y arriverai pas.
— Dis-moi... que tu me hais. Si tu n'attrapes plus... ma main, alors dis-le, pleure-t-il. Si... si tu ne m'enlaces plus les doigts... c'est que... tu me détestes.
La rage s'empare à nouveau de moi sans que je puisse la contrôler. Mon cerveau vrille, il ne comprend pas ce que je tente de lui expliquer. Je suis en colère, je pensais avoir été clair mais visiblement ce n'était pas assez.
Je me redresse à la hâte et me place au-dessus de lui tandis qu'il fixe le fond de la ruelle d'un regard mort.
— Putain ! C'est ce que tu veux ? C'est ça que tu veux entendre ? Tu ne comprends rien, vociféré-je. Rien du tout à ce que je te répète inlassablement depuis que tu m'as quitté comme une raclure. Alors tu sais quoi, je vais te dire ce que tu veux entendre même si je n'en pense pas un seul mot ! Peut-être qu'enfin tu comprendras ce que je ressens quand tu me craches ton venin à la tronche !
Il s'étend sur le dos, son regard noyé de larmes posé sur moi. Je place un pied de chaque côté de son corps et me penche en pointant l'index de ma main blessée dans sa direction.
— Je te déteste, Angelo. Je te déteste de m'avoir fait tomber amoureux de toi. Je te hais du plus profond de mon âme et je t'aime à me damner ! Tu comprends cette fois ? Avale mes paroles et étouffe-toi avec, comme toi tu m'étrangles à chaque connerie qui passe ta belle bouche. Oh merde, tes lèvres, mon cœur, je les adore, j'en rêve la nuit. Elles sont magnifiques, elles me donnent du plaisir, elles me font devenir fou d'amour et de désir mais en même temps... en même temps elles me rendent malade quand elles prononcent des mots que je ne veux pas entendre. Des mots qui blessent mon cœur et me rendent fou ! Alors écoute bien, Angelo, mon trésor... Je. Te. Déteste.
Emporté par ma pulsion revancharde, je ne lui laisse pas le temps de réagir et le contourne pour m'éloigner. Je prends mes jambes à mon cou en réalisant que je pense une partie des conneries que je viens de hurler à m'en briser la voix. Je lui en veux de me traiter de cette façon, de me pousser à le malmener alors que je ne désire que son bonheur. Je veux simplement qu'il aille au mieux mais je crois que mes mots l'ont achevé. J'ai brisé le dernier éclat de ses yeux.
Je le distance et me concentre pour ne pas l'entendre geindre. Je démarre au quart de tour après m'être laissé choir dans la voiture de ma mère. Je dépasse les limitations de vitesse, souhaitant m'éloigner le plus rapidement possible de la douleur d'Angelo qui m'étouffe et me rend aussi fou que lui.
Je veux m'en aller, ne plus penser, ne plus souffrir.
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