Vivre pour mourir
Ascalon. Un autre jour où le soleil avait fait des croisés ses ennemis. Une autre nuit où la lune avait laissé sa soeur continuer à réchauffer les terres.
A l’intérieur de la forteresse, après une autre longue soirée passée avec ses chevaliers à débattre de l’invasion musulmane, le jeune roi de Jérusalem, Baudouin, s’était retiré dans ses appartements. Son serviteur, un esclave prénommé Abraham, prisonnier depuis des décennies, l’avait aidé à se déshabiller et lui avait fait couler un bain. Il l’avait aidé à entrer dans la bassine et immédiatement le garçon s’était senti revigoré par la douce étreinte de l’eau fraiche contre sa peau malade.
Abraham y versa le lait d’une cruche nacrée. C’était un traitement qui, selon les médecins royaux, pourrait soulager le jeune souverain. Le garçon frémit.
« C’est la première fois que j’ai froid depuis des jours, fit-il en écarquillant les yeux.
- Je m’excuse, Sire. Les médecins insistent pour que vous preniez des bains frais. » répliqua le serviteur en s’éloignant.
Le garçon grommela puis s’immergea totalement dans l’eau, humidifiant ses boucles blondes. Lorsqu’il refit surface, il décida de se plaindre, car il estimait qu’il ne le faisait pas assez.
« Les médecins croient qu’ils savent tout des malades sans être malades eux-mêmes, reprit-il. Si j’échangeais mon affliction contre la leur ils auraient certainement une vision différente des choses.
- Et quelle serait leur affliction, mon Seigneur ?
- Avoir confiance en soi.
- N’est-ce pas une qualité qu’il est bon à chaque homme d’avoir ? renchérit Abraham en préparant les vêtements nocturnes de son maître.
- Pas chez les médecins. Ils sont trop sûrs d’eux-mêmes. Il faudrait leur montrer qu’ils ne savent pas tout du monde pour qu’ils soient plus raisonnables. C’est pareil avec Saladin. Je vais lui montrer qu’il ne devrait pas me tourner le dos. »
Le serviteur s’approcha du bain, surprenant Baudouin en train de faire des bulles. Il s’assit auprès de lui et se mit à laver son bras droit. Un linge était placé entre sa peau et la sienne par peur de contamination.
« Vos mots et votre attitude ne vont pas ensemble, lui fit-il remarquer.
- Hm.
- Vous avez raison de ne pas grandir trop vite. Les hommes veulent être grands lorsqu’ils sont petits, puis veulent être petits lorsqu’ils sont grands.
- Je suis grand puisque je suis le roi. Qu’insinues-tu ?
- Que depuis que je vous connais, vous avez été un homme avec vos sujets et un garçon avec vos précepteurs ainsi qu'avec moi. Je m’en réjouis. Je vous sens confortable.
- Tu me connais depuis toujours, Abraham. Bien sûr que je suis à l’aise avec toi. Tes mots et tes gestes m’apportent plus de confort que n’importe quel physicien. Mais je dois rester fort pour mon royaume. Je le dois. C’est mon devoir de naissance, mon devoir devant Dieu. »
Abraham nettoya le corps de son maître avec attention. Ses bras étaient peu atteints, mais ses mains et jambes commençaient à être sérieusement touchés par la lèpre. La peau rosée s’était décolorée à certains endroits et avaient laissé émerger des tâches blanches, tandis que des lésions parsemaient ses membres inférieurs. Le jeune roi, âgé seulement de seize ans, ne pouvait plus bouger sa main droite depuis qu’il en avait dix. Abraham redoutait le jour où il ne pourrait ni brandir une épée ni marcher. Il savait que le garçon, qui trouvait un plaisir immense à monter à cheval et était très doué à l’affaire malgré son handicap serait un jour cloué dans un lit, et l’idée le terrifiait. Son visage rond et enfantin n’était pour le moment pas très affligé. Quelques lésions étaient apparues sur son front et sur son nez, et la peau de son menton avait commencé à se décolorer ; malgré tout, il conservait une belle apparence à l’image de son père.
« Abraham.
- Oui, Sire ? Avez-vous besoin de quelque chose ? » demanda t-il, prêt à se lever.
Le garçon déglutit. Son visage doux s’était assombri, et le serviteur crut voir quelques larmes perler aux coins de ses yeux rivés sur le plafond.
« Serait-ce mieux pour moi de périr pendant la bataille ou de mourir malade ?
- Je pense qu’il serait mieux de mourir vieux.
- Tu ne m’as pas répondu.
- Je crois que mourir l’arme à la main est une fin honorable, mais que mourir de maladie dans le confort de sa demeure et de ses amis est plus paisible.
- Que Dieu me pardonne cette pensée, mais je souhaite que ma vie s’achève lors de l’embuscade pour que je n’aie pas à mourir dans un lit, agonisant, aveugle, sourd et impotent. »
Le serviteur fronça les sourcils et lui posa la main sur la tête. Il caressa ses boucles blondes dans l’espoir de le calmer. Le jeune roi ferma les yeux et se détendit, conforté par ce geste d’affection.
« Vous mourrez lorsque Dieu le décidera, mais vous mourrez en grand homme. »
Le garçon souffla du nez. Abraham s’empressa de terminer sa toilette car il sentait la fatigue prendre son maître et voulait rapidement le mettre au lit. Alors qu’il s’affairait à lui laver le dos, un chevalier épouvanté se précipita dans les appartements sous leurs yeux. Le serviteur se jeta de son tabouret, surpris.
« Pour l’amour de Dieu, qui vous a laissé entrer ? s’indigna Baudouin.
- Mes plus sincères excuses, Sire, mais cela ne pouvait attendre. » répliqua l’homme qui peinait à reprendre son souffle.
Abraham et son maître remarquèrent le sang qui s’écoulait du côté du cou du chevalier ; ils s’empressèrent de lui offrir une chaise. Le roi sortit du bain et attrapa une robe en vitesse puis s’approcha du soldat blessé.
« Que s’est-il passé ? D’où venez-vous ? lui demanda-il, alarmé.
- Je suis l’un des chevaliers que vous avez envoyé des chevaliers protéger Lydda, votre Grace. La nuit dernière, les troupes de Saladin l’ont assiégée. Je me suis précipité pour vous informer de sa perte, répondit l’homme en avalant l’eau qu’on lui avait apportée.
- Combien de survivants ?
- Je… je ne sais même pas s’il y en a.
- Comment ça ? Saladin ferait au moins des prisonniers, s’étonna le roi.
- Il a égorgé le reste pour ne pas s’en encombrer. Les autres ont été anéantis par… »
Le chevalier qui avait toujours du mal à articuler se figea en repensant à ce qu’il avait vu, à ce dont il avait été le témoin. Son souffle devint presque convulsif et les yeux vides, il continua.
« Un homme… il a… d’un geste de la main, il a tué tous les chevaliers et une partie des habitants. Il levait juste la main… comme cela… et puis tous s’effondraient… je ne sais pas par quel miracle je suis en vie…
- C’est Dieu qui vous a protégé, chevalier, fit le roi.
- Non… non, c’est une fille. Une fille l’a assommé. Je me sens couard d’avoir abandonné Lydda, mais je devais vous dire ce qu’il s’est passé. Cet homme… cet homme, s’il n’est pas un mortel, est le Diable lui-même. »
Le visage du garçon se décomposa. Il se détourna du chevalier et se mit à faire les cent pas dans la chambre sous les yeux des deux hommes. Le jeune souverain tremblait, et si ce n’était de froid, alors c’était de peur. Un sorcier ? Non, le Diable ? Le chevalier avait-il rêvé ? Personne serait jamais capable de tuer d’un seul geste de la main. Il devait être traumatisé du massacre auquel il avait assisté.
« Abraham, qu’on donne un lit confortable à cet homme. Je veux que son témoignage soit entendu demain, et nous débattrons de son authenticité.
- Non, non ! Sire, je vous dis la vérité ! s’indigna le chevalier en se levant précipitamment de la chaise, faisant presque tomber Abraham à la renverse.
- Allons, vous ne pensez tout de même pas qu’un simple homme soit capable d’un tel fait ? rétorqua le roi en lui faisant de nouveau face.
- Non, je doute fort que les hommes soient capables de cela ; en revanche, je crois que les démons le peuvent. J’ai vu l’un d’eux. C’en est certain. Que Dieu me tue ici et maintenant si je mens.
- Et un démon se laisserait assommer par une fille ?
- Je… je ne sais pas si… c’est ce que j’ai vu, Majesté. Je le jure. J’étais parfaitement conscient de ce qu’il se passait à cet instant, je venais d’être attaqué. J’avais toute ma tête.
- Alors… si un démon ne peut pas se faire assommer par une fille mais qu’un simple homme le peut, les hommes seraient capables de tels ravages ?
- Je.. je présume que c’est le cas, si cela est possible… »
Le roi s’assit sur son lit et soupira. Il fit un signe de la main gauche à Abraham.
« Va lui trouver une chambre, allez. Il faut que tout le monde reprenne des forces, je crois.
- Merci, Sire. Je vous donnerai plus de détails demain s’il vous sied, fit le chevalier.
- Quel est votre nom, soldat ? Je crois ne jamais vous avoir rencontré.
- Leufroy, Sire.
- Hm. »
Le serviteur emmena le chevalier ensanglanté jusqu’aux gardes et leur relaya les ordres du roi. Ensuite, il revint dans les appartements de son maître et le trouva allongé. Il n’osa pas le déranger et éteignit les quelques bougies qu’il avait allumé pour le bain. Il le recouvrit de légers draps et partit se coucher à son tour. Le garçon ne parvint pas à trouver le sommeil cette nuit-là, tout comme les deux nuits d’avant.
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