Renault de Châtillon
Les corps musulmans entassés étaient piétinés, ravagés par les coups insistants des croisés vengeurs. Les prisonniers faits par le sultan s’en étaient pris à leurs geôliers. Les richesses volées aux forteresses chrétiennes étaient éparpillées dans le sable. Quelques chevaliers pilaient les charrettes de leurs ennemis. Renault de Châtillon était en direction du romain, élancé sur son cheval bai, ses hommes à ses trousses. Il s’empara d’une lance logée dans le corps d’un croisé et la jeta sur un fantassin égyptien, dégageant le passage. Sa ténacité et son habileté au combat étaient bien connues de ses pairs : il écrasait ses ennemis tels des insectes. Sans aucun effort, il se fraya un chemin vers le sorcier, acclamé des chevaliers qui le virent passer. Il dressa son épée, prêt à charger à travers une dernière vague de fantassins. Avant de les atteindre, cependant, il fut pris d’une vision d’horreur ; ces derniers se mirent à noircir, maigrir, et dans un râle dément, s’écroulèrent au sol. De ces hommes ils ne restait presque que de la poussière. L’instant qui suivit choqua les barons et leur roi, qui assistaient à la scène. Le romain envoya une nouvelle fois valser tous les hommes qui s’opposaient à lui, provoquant le recul de l’armée croisée. Parmi eux, Renault mordit la poussière, son cheval propulsé à quelques mètres.
Sonné par le choc, le chevalier s’empressa tout de même de se relever, conscient du danger. Il ne croyait pas au Diable, non. En réalité, il ne croyait pas aux anges, au Paradis, ni-même en Dieu ; il ne voyait en Jérusalem non pas une mère, un symbole, un refuge de la foi. Il n’y voyait qu’une ville dont il pouvait profiter et dans laquelle il montait en rang année après année. Un jour, qui sait, il pourrait même remplacer le lépreux minable qui la gouvernait. A nouveau sur ses pieds, il se mit en position d’attaque. Ses hommes s’empressèrent d’attaquer le sorcier. Morts. A son tour.
Renault chargea dans un élan guerrier ; il fut de nouveau repoussé. Il s’affala contre un corps transpercé. Il jeta une nouvelle lance sur Héraclius. Elle l’atteignit dans la cuisse. Le romain perdit l’équilibre. Il arracha l’arme. Ses yeux se rivèrent sur le baron qui refusait de mourir. Châtillon ôta son casque.
« Tu t’opposes au baron d’Outre-Jourdain ! Approche donc, face de cuir ! » cracha t-il.
Héraclius s’immobilisa. Son coeur se mit à battre la chamade. Tout son être trembla, et il se mit à voir rouge. Il entendit les cris des brûlés et des pourfendus de Chypre résonner dans sa tête. Le chevalier de Lydda avait menti ; il avait emmené les musulmans droit dans un piège. Saladin lui avait promis Châtillon. Leur contrat prenait fin.
Il s’empara du sabre d’un mort et se rua sur le croisé dans un hurlement. Le romain le frappa aussi fort qu’il le put. Châtillon appuya sur la plaie laissée par la lance, forçant le romain à reculer. Héraclius se rendit compte que sa blessure n’avait pas guérie. Les deux hommes s’assénèrent des coups sans fin, animés pour l’un d’une rage vengeresse, l’autre d’une rage meurtrière. Finalement, Héraclius sonna Châtillon assez pour se distancier de lui.
« Est-ce que tu dors bien la nuit ? Est-ce que tu te souviens de ce que tu as fait ?
- J’ai fait beaucoup de choses… » répondit Renault en essayant de se relever.
Héraclius attrapa les longs cheveux noirs de Renault et souleva sa tête couverte de sang.
« Tu as laissé ma fille sans sa mère ; tu lui as pris ses frères et ses soeurs. Elle n’a plus rien à cause de toi !
- Et le nombre de familles que tu as détruites en massacrant Lydda… tu y penses, toi ? Nous ne sommes pas si différents… »
Héraclius serra les dents si fort qu’il en saigna. Le baron se mit à suffoquer. Le romain se délectait de sa souffrance ; il prit son temps pour le tuer. La satisfaction qu’il obtenait à voir son visage épais lentement s’amaigrir était incomparable. Il sentait tout autour de lui les esprits chypriotes le remercier. Un sourire se dessina sur son visage.
Renault réussit à reprendre une respiration. Le romain fronça les sourcils. Il se mit à accélérer le processus, concentrant toute son attention sur le siphon. Mais rien à faire. Le croisé le repoussa puis se mit à se redresser tout en toussant.
Héraclius se rendit compte que sa magie ne fonctionnait plus. Il tenta de drainer le corps d’un fantassin blessé, sans effet. Il entendit derrière lui des bruits de sabot. Les barons avaient profité de la distraction du seigneur d’Outre-Jourdain et avait fait le tour des affrontements pour rejoindre le cercle créé par les victimes du sorcier.
Héraclius vit approcher un garçon couronné ; il comprit son erreur. Derrière les barons au regard emplis de haine une silhouette qu’il reconnaissait tentait de le rejoindre.
« Maria ! s’écria t-il.
- Je veux comprendre ce qui vous a poussé à commettre ces atrocités. » commença Baudouin, le visage sombre et l’épée écarlate.
Réalisant l’horreur de la situation, le romain s’empressa de ramasser une arme et de menacer Châtillon de mort. Immédiatement, les chevaliers qui l’encerclaient firent un pas en avant, près à bondir tels des lions. Le roi leva une main gantée.
« La victoire est à Jérusalem, reprit-il. Inutile de prendre cet homme en otage. Je vous le livrerais sur un plateau d’argent si cela ne tenait qu’à moi.
- Alors faites ! Je vais le tuer ici, et maintenant ! cracha Héraclius.
- Je ne crois pas. »
Maria fut apportée devant les barons malgré les protestations de Leufroy. Le seigneur de Ramla descendit de sa monture et dégaina son épée. Il l’attrapa violemment par les cheveux, arrachant un hurlement à la fille et à son oncle.
« Vous avez un choix ; trois personnes peuvent mourir maintenant, ou deux peuvent survivre. Tuez cet homme et je fais égorger cette femme sous vos yeux avant de m’assurer que vous la rejoigniez. Laissez le partir et je m’assurerai qu’elle retourne d’où elle vient. Cela vous convient-il ?
- Je n’ai aucune raison de vous croire.
- Vous ne trouverez pas plus honnête homme en ce royaume. Nous sommes chrétiens et vous êtes chrétien : elle sera traitée comme telle. » assura Balian d’Ibelin.
La main d’Héraclius s’était mise à trembler. Comme l’avait dit Maria, ce qu’il avait fait à Lydda le poursuivrait pour toujours. Il se sentait condamné. Il s’était fait avoir ; à présent, il ne pouvait que compter sur la sincérité de Baudouin.
En y repensant, il avait tort. Elle ressemblait à sa mère.
Dans un ultime sacrifice, le romain lâcha son arme et s’écarta. Les croisés se jetèrent sur lui et le frère de Balian laissa partir la jeune romaine.
« Monseigneur de Ramla, nous allons poursuivre Saladin aussi loin que possible. Vous passerez en première ligne et commanderez les troupes, déclara Baudouin.
- C’est un honneur, votre Majesté… » balbutia le baron, surpris de la soudaine confiance du roi.
Il s’exécuta immédiatement et entraîna ses hommes avec lui. Josselin de Courtenay pointa du doigt la jeune fille lorsque celle-ci tenta de s’approcher d’Héraclius en train d’être enchaîné.
« Ne tentez pas d’empêcher l’inévitable. Cet individu est un traître de la foi chrétienne ; même les chevaliers de Jérusalem sont punis en conséquence si leur allégeance devait changer. » lui dit-il.
Maria baissa la tête. Après quelques instants, elle s’approcha du garçon à la cape d’or et d’argent. Elle posa une main sur l’encolure de sa jument grise.
« Monseigneur, je ne peux pas pardonner à mon oncle ses méfaits, commença t-elle. Je comprends qu’il doit être puni. Je vous implore cependant de le juger comme un bon chrétien ; après que Chypre aie été attaquée, il était un moine dévot qui n’a fait que sombrer dans le deuil et la souffrance. Accordez lui votre miséricorde en lui rendant une justice digne d’un homme motivé par son coeur. »
Baudouin fut ébahi par la bienveillance et la douceur de la jeune fille en contraste avec celle d’Héraclius. Ses mots étaient sincères et ses intentions pures. Leurs yeux ne se quittèrent pas pendant un long moment durant lesquels les barons attendaient la réponse de leur roi. Enfin, il se résolut à déterminer le sort du romain.
« Vous avez tous les deux été des alliés de Saladin, mon plus grand ennemi. Je ne peux pas concevoir d’accéder à votre requête. » soupira t-il.
Le garçon talonna sa monture et la marche reprit derrière lui. Maria courut après lui et attrapa ses rênes.
« Restez à votre place, jeune fille ! rugit Balian d’Ibelin en tentant de s’interposer.
- Que puis-je faire, monseigneur ? Laissez-moi au moins vous aider pour alléger sa peine ! supplia t-elle.
- Votre oncle sera ramené à Jérusalem et exécuté publiquement, trancha sévèrement Baudouin. J’aurais bien pu lui faire couper sa tête sur ce sol ; considérez cela comme une bénédiction. Vous n’abuserez pas davantage de ma générosité. »
Renault de Châtillon demanda à ce qu’on attache le romain à sa monture pour l’humilier une fois encore. Héraclius avait perdu contact avec la réalité afin de se protéger ; il ne pouvait pas encaisser une nouvelle défaite ni regarder quiconque dans les yeux.
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