I - Le visiteur nocturne
Arthur dormait sagement après avoir lutté aussi longtemps qu'il le pouvait, dans l'espoir d'entendre le visiteur nocturne que tous les enfants du monde attendaient entrer par la cheminée du pavillon familial. La question de savoir comment le père Noël entrait dans les appartements ou dans les maisons sans cheminée l'avait tenu éveillé pendant plusieurs dizaines de minutes, mais une fois qu'il avait retourné toutes les solutions possibles dans sa tête et à plusieurs reprises, ses paupières finirent par céder. Il n'avait plus rien d'autre qu'une excitation lasse pour lutter. Visiblement, elle était arrivée à bout de souffle.
Néanmoins, malgré son habituel sommeil lourd, cette nuit de 24 décembre, il se réveilla en entendant la porte du réfrigérateur s'ouvrir. Se servirait-il dans les vivres des familles à qui il offre des cadeaux ? se demanda le garçon, amusé à l'idée d'imaginer ce grand vieillard à longue barbe blanche piquer le morceau de dinde restant.
La curiosité fut trop forte. Le garçon savait qu'il était interdit d'aller espionner le père Noël, qu'il pouvait être privé de cadeau si l'immortel l'apercevait en train de zieuter la livraison. Tant pis. Il se leva de son lit, prit la lumière à faible lueur posée sur sa table de chevet qu'il utilisait pour lire ses contes puis se dirigea sur la pointe des pieds vers le salon. Il avait d'abord à descendre les marches de bois qui chantonnaient en d'aigus grincements, puis à traverser la cuisine en direction du salon où Santa Claus devait être en train de sortir les paquets de sa hotte.
L'excitation mêlée à une certaine anxiété d'être découvert chauffait son corps et activait ce mécanisme biologique qui trempait ses vêtements de sueur. Ses mains moites ripèrent sur sa poignée de porte qui se redressa dans un cliquetis bruyant. Arthur s'arrêta un instant, se disant qu'un mouvement accentuerait les risques d'être démasqué puis, à peu près sûr que ce n'était pas le cas, enclencha la poignée une seconde fois avant de l'ouvrir le plus discrètement possible. Depuis l'étage, il rampait vers les escaliers en tendant l'oreille. L'enfant de six ans était persuadé d'entendre du bruit en bas. Un son guttural, comme lorsque Buck, son jeune chien, se jetait sur les os que lui lançait son maître. Peut-être était-il éveillé lui aussi et ne prêtait-il aucune attention au visiteur du mois de décembre.
Lampe en main, il éclairait la moquette devant lui et y voyait la multitude de poussière qui cohabitait avec la laine. Arthur descendait les marches sur le derrière, avançant avec fesses, mains et pieds pour obtenir le plus de points d'appui possible dans l'espoir de ne faire aucun bruit. Ce qui fonctionna, malgré une certaine lenteur pour arriver au pied de l'escalier. Il tendit une nouvelle fois l'oreille avant d'avancer plus loin pour obtenir confirmation de la présence du Père Noël dans le salon. En effet, il avait quitté la cuisine, laissant terrain libre à Arthur pour s'approcher de l'intru bienvenu.
En quelques pas, Arthur se retrouva dans la cuisine. Ayant pris une certaine assurance, le garçon ne rampait plus. Il avançait sur ses deux minuscules pieds d'un pas de loup vers sa proie, avec l'intention de la serrer dans ses bras davantage que de la dévorer. La discrétion prit cependant un coup d'arrêt lorsque son orteil cogna un objet au sol, qui glissa le long du carrelage froid et s'arrêta au milieu d'une lueur émanant du réfrigérateur. La petite porte métallique était entrouverte et une certaine fraîcheur s'en échappait en même temps que la lumière. Arthur s'approcha, lampe en avant, et s'accroupi face à l'objet. C'était un os dont la viande avait totalement disparue, sucé jusqu'à la dernière goutte de graisse. Il se tourna vers le frigo et poussa davantage la porte. Les restants de dinde du repas du réveillon avaient presque intégralement disparus. Il ne restait que des morceaux d'os rongés. Les dernières parts de bûche étaient absentes elles-aussi. Il soupçonna dans un premier temps Buck d'avoir fait un tour dans le réfrigérateur mais, réflexion faite, il en déduisit que ses pattes n'étaient pas adaptées à l'ouverture d'une porte et sa gueule incapable de dévorer tout un festin sans en laisser de traces.
Une seule explication possible, se dit l'enfant, Monsieur le père Noël devait être affamé après avoir déjà rendu visite à plusieurs centaines de milliers de foyers, et il lui fallait reprendre des forces pour en visiter plusieurs centaines de milliers d'autres. Ce n'était pas correct de manger comme un ogre le repas des autres, mais après tout, on lui devait bien cela.
L'inspection d'Arthur fut interrompue par un bruit émanant du salon. L'excitation et l'effroi lui tordaient le ventre. Son esprit se confondait en une multitude d'impressions ; celle d'un père Noël bienveillant sitôt repoussée par la crainte d'une bête sauvage grignotant le sapin jusqu'aux guirlandes, tant la faim semblait tirailler l'intru. L'odeur nauséabonde qui se répandait dans l'air appuyait cette crainte de présence d'un animal sauvage. Arthur songea un instant à prendre un couteau dans l'un des tiroirs de la cuisine avant de s'aventurer à la rencontre de l'animal de Noël, mais il se dit que si cela était bel et bien Santa Claus de l'autre côté du mur, la vision de l'arme le ferait fuir avec les cadeaux toujours au fond de la hotte.
L'enfant marcha lentement en direction du salon, la vessie au bord de l'implosion, tenant sa malheureuse petite lampe comme une matraque de fortune. Il poussa la porte qui était entrouverte puis se glissa à taton sur le parquet de la pièce principale. Ce qu'il vit lui fit lâcher sa lampe-torche et il faillit crier de terreur, mais cette dernière lui obstrua la gorge, au point de lui couper le souffle.
À genoux face au sapin, sortant un cadeau de sa hotte ─ qui ressemblait davantage à une très large serpillère cousue en forme de chaussette ─ une minuscule créature tournait le dos au petit. En l'entendant entrer, la chose lui lança une regard furtif de derrière son épaule, la tête à demi tournée, et lâcha le paquet de ses mains chétives.
Arthur fit un pas en arrière, cherchant le pas de la porte de ses talons, prêt à prendre la fuite. Mais la porte claqua derrière son dos, comme si un coup de vent violent l'avait bousculée. La bête se retourna et se dressa dans une posture défensive. Elle était plus petite encore que Arthur, qui était régulièrement moqué à l'école pour sa taille limitée. Un liquide chaud coula le long de la jambe du garçon tandis qu'il contemplait avec horreur la chose qui lui faisait face. Il voyait devant lui une sorte d'animal anthropomorphe aux larges oreilles, comme celles des gobelins dans les contes merveilleux qui composaient sa bibliothèque. Sa peau flétrie était recouverte d'un poil gris semblable à la fourrure d'une souris. Ses yeux blancs perlés de deux billes violettes. La créature hideuse avait une dizaine de dents rougeâtres et pointues, écartées les unes des autres, pour la plupart tordues vers l'intérieur de sa gueule. La chose était fagotée d'une sorte de toile en tissu dont le rouge autrefois éclatant avait tourné en un cramoisi répugnant, obtenu dans un mélange de siècles, de saletés et de graisses animales. Un reste de fourrure blanche pendu au tissu était souillé de taches semblables à du sang.
Quant à Arthur, il était pétrifié, incapable de tout mouvement, à peine capable de respirer. Son pyjama était pisseux et sa peau blanche comme un linge immaculé. Il regardait sans sourciller la bête avancer subrepticement vers lui d'un mouvement arachnéen, les pattes désarticulées. Ses longs ongles, telles des griffes, s'enfonçaient dans le parquet brillant.
Collé contre la porte close, le garçon avait le dos trempé de sueur, lui glaçant la chair. Ses mains restaient plaquées au mur, les doigts écartés, tendant la peau comme d'infimes palmes. Le monstre s'arrêta à quelques pas d'Arthur, se redressa puis lui-dit d'une voix indescriptible :
─ Pourquoi n'es-tu pas resté dans ton lit, petit ?
Arthur rassembla tout le courage qu'il put trouver au fin fond de son estomac et tenta d'articuler quelques mots, non sans balbutier.
─ Je… Je pensais voir le père Noël.
La chose s'esclaffa dans un son tintinnabulant, comme des clochettes s'entrechoquant.
─ Que penses-tu que je suis, petit ? lança la chose d'un air défiant.
─ Je… Je n'en ai aucune idée, monsieur, tenta le garçon.
─ Mais mon petit, je suis le père Noël !
Une fois la chose dite, le monstre ria plus fort encore que la fois précédente. Si fort qu'il donna espoir à Arthur que ses parents l'entendent et se levassent. Mais ils n'en firent rien.
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