Une rencontre étrange

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En ce 24 décembre 1945 et en cette fin d'année jouissant d'une nouvelle liberté, le sang versé commençait juste à sortir des esprits. Tous se préparaient à vivre des festivités sonnant des cloches de la réconciliation entre chaque citoyen français. Une voiture noire roulait sur une route de la terre de Touraine. Elle déboucha bien vite sur un chemin de terre protégé par une allée d'arbres centenaires. Ses passagers purent alors percevoir à leur gauche ce qui leur apparaissait comme un labyrinthe italien de 2000 ifs situé dans un parc de 70 hectares. A leur droite, ils passèrent devant une ferme sortant du 16ème siècle. Elle voisinait un immense potager où une dizaine de jardiniers y cultivaient de nombreuses variétés de légumes et de plantes, ainsi qu'une centaine de variétés de fleurs à couper. Le véhicule déboucha bien vite sur un parterre de verdure avant d'atteindre une cour de gravier.

Le chauffeur se gara à côté d'un vieux puit orné d'une chimère et d'un aigle, emblème de la famille des Marques qui donnèrent leur nom à un ancien donjon médiéval transformé dans le goût de la Renaissance. Cette tour des Marques se dressait fièrement surplombant les douves qui délimitaient ce parking improvisé. Les occupants sortirent de leur monture de métal et se dirigèrent vers la silhouette d'un homme et d'une femme. Votre arrière-grand-père, car c'était lui, salua ses hôtes. Il possédait des cheveux bruns grisonnants et arborait les rides de la cinquantaine :

« Bonjour, monsieur Menier.

— Bonjour mon ami, lui rendit ce dernier en serrant la main tendue.

— Madame Menier, mes hommages, continua le visiteur, lui faisant un baisemain.

— Bonjour monsieur Hensoleil. Comment allez-vous ?

— J'aimerai vous dire que tout va bien. Malheureusement, cela serait un mensonge. Je vous sais gré de nous avoir conviés à partager le réveillon en votre compagnie.

— Il est vrai que vous êtes en deuil, reconnut la dame d'un ton compatissant. J'ai appris pour la mort de votre fille Hélène. Toutes mes condoléances.

— Je vous remercie. Grâce à dieu, il me reste ma seconde fille, Astrid, » annonça votre arrière-grand-père en s'effaçant devant une jeune femme de 18 ans.

Celle-ci était d'une grande beauté, fine, les cheveux aussi châtains que lui à son jeune âge et des yeux noisette. Elle fit une légère révérence devant ses hôtes :

« Bonjour monsieur et madame Menier. Laissez-moi vous présenter mon fiancé, François Feuillage, officier des Forces de la France Libre. »

En effet, devant eux, un jeune homme âgé de 22 ans à la chevelure et aux yeux de la même couleur que sa dulcinée, se dressait en uniforme de lieutenant orné des différentes médailles, témoins des batailles qu'il a livrées :

« Bienvenue, s'enthousiasma le propriétaire des lieux. Vous êtes pourtant bien jeune.

— Bonjour monsieur... madame. Merci de me recevoir. Il n'y a pas d'âge pour la guerre, malheureusement. J'ai rejoint le général de Gaulle pour suivre ma formation de Saint-Cyrien en Angleterre. J'ai participé à la libération de Paris du 19 au 25 août dernier et poursuivi les Allemands jusqu'à chez eux, avec le général Leclerc au sein de la deuxième Division Blindée.

— Un beau et héroïque parcours, jeune homme. Je vous en félicite, » le gratifia leur hôtesse en reprenant sa main qu'il avait baisée.

Elle apprit également que le mariage était prévu dès la majorité d'Astrid à 21 ans. Votre arrière-grand-père continua ensuite les présentations en désignant la meilleure amie d'Hélène, Sonia et son frère, Thomas. Pendant la guerre, contrairement à François, cette fratrie avait préféré jouir de leur vie, sans se préoccuper de rien, ni de personne. Les salutations terminées, madame Menier les invita à rentrer à l'intérieur de leur demeure afin de s'y réchauffer. Ils se dirigèrent ainsi vers le lieu dont votre arrière-grand-père était l'intendant principal : le château de Chenonceau.

Les invités suivirent leurs hôtes , franchissant la porte d'entrée monumentale d'époque François Ier, en bois sculpté et peint. Tous marchèrent dans un vestibule couvert d'une série de voûtes d'ogives dont les clefs, décalées les unes des autres, formaient une ligne brisée. Les corbeilles étaient ornées de feuillages, de roses, de têtes d'anges, de chimères et de cornes d'abondance. Au-dessus des portes, deux niches abritaient les statues de Saint Jean-Baptiste et d'une Madone italienne. De là, ils rejoignirent la grande galerie aux majestueux lustres qui surplombait le Cher. A l'intérieur de cette blanche salle, un immense sapin somptueusement décoré les accueillit alors que les dix-huit fenêtres avaient été parées de guirlandes aux multiples couleurs.

Des personnalités discouraient ensemble, un verre de champagne à la main. Quand monsieur Menier annonça l'entrée de nouveaux convives, tous se turent et les saluèrent. François, qui n'était jamais venu, prit le temps de visiter cette salle construite en 1576 d'une longueur de soixante mètres et d'une largeur de six mètres. Astrid le guida, y connaissant chaque recoin grâce à ses jeux d'enfant. Il put donc observer, à chaque extrémité, deux très belles cheminées Renaissance, dont l'une n'était qu'un décor entourant la porte Sud menant à la rive gauche du Cher. Avec son sol carrelé de tuffeau et d'ardoise, ainsi que son plafond à solives apparentes, c'était une magnifique salle de bal. Le jeune fiancé imaginait bien son mariage au sein de ce monument historique qui eut un rôle durant la guerre.

En effet, monsieur Menier en fit un appui de la lutte contre l'Occupant. Par un heureux hasard, le château avait chevauché la ligne de démarcation. Ainsi, son entrée s'était trouvée en zone occupée alors que la sortie de la galerie donnait accès à la zone libre. Astrid lui raconta avec fierté les actions héroïques de la Résistance en son sein. Ainsi, en ce jour de fête, tous profitèrent de l'hospitalité des châtelains. Malheureusement, votre arrière-grand-père, taciturne, n'arrivait pas à sortir de sa morosité. D'ailleurs, s'excusant auprès de l'hôtesse de la soirée, il décida de regagner sa chambre. En ami proche, le châtelain lui avait proposé de passer quelques jours en leur compagnie.

Laissant les autres s'imprégner de l'atmosphère de joie et de chaleur humaine, il emprunta l'escalier italien orné de clefs, de caissons décorés de figures humaines, de fruits et de fleurs. Sous le regard des vantaux sculptés représentant l'Ancienne Loi et la Loi Nouvelle, le père d'Astrid monta, passant devant une loggia à balustrade d'où il pouvait voir le Cher et un très beau médaillon d'un buste de femme. Votre arrière-grand-père se rendit donc au second étage. Après avoir passé dans un vestibule dont les murs supportaient de lourdes tapisseries représentant une bataille entre chrétiens et ottomans, il entra dans la chambre dite de Louise de Lorraine.

Cette pièce arborait, sur ses murs en bois noirs, la lettre L de Louise entrelacée au H de Henri III et les attributs de deuil : plumes, larmes d'argent, pelles de fossoyeurs, cordelières des veuves, couronnes d'épines. Voulant s'isoler du monde, son propriétaire provisoire l'avait demandée expressément. Las de porter un lourd fardeau sur les épaules, il s'allongea et tenta de s'endormir. Malheureusement, une ambiance oppressante lui interdisait le repos auquel il aspirait. Soudain, un froid anormal envahit la chambre le frigorifiant. Voulant se rajouter une couverture supplémentaire, votre arrière-grand-père se résolut à s'asseoir au bord du lit dans l'intention de se rendre auprès des malles Renaissance qui meublait la pièce.

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