La première rencontre
Ainsi, votre arrière-grand-père fut témoin de l'éducation sévère et stricte qu'il avait fait subir à Hélène. Il ne le savait pas vraiment pourquoi mais au lieu de s'en prendre à sa cadette dont l'accouchement avait emporté votre arrière-grand-mère, il s'était défoulé sur son aînée lui mettant une énorme pression sur les épaules. Il la vit supporter toutes ses épreuves bravement, avec le sourire. Cependant, ses yeux, au fil du temps, avaient perdu de leur éclat, devenant ternes. Le spectre du Passé s'arrêta au printemps 1940 et changea de lieu. Les deux voyageurs se retrouvèrent à Chenonceau. Le père d'Hélène entendit alors le sifflement caractéristique des bombes dans l'air avant de sentir la terre tremblée sous la puissance d'une explosion. Le château se faisait bombarder par les Nazis.
Les jours suivant s'écoulèrent comme dans un film jusqu'en automne. En cette saison, plusieurs officiers de la Wehrmacht, escortés de soldats, rentrèrent dans le salon Louis XIV de Chenonceau. A l'intérieur de cette pièce au plafond à solives apparentes et à la corniche portant les initiales des premiers propriétaires, les Bohier, le plus haut gradé s'installa sur un mobilier recouvert de tapisseries d'Aubusson. Son plus proche subordonné s'appuya sur la console du célèbre ébéniste Boulle. Le plus jeune d'entre eux observa la collection de peintures Françaises des 12ème et 13ème siècles ainsi que la cheminée Renaissance qui portait la Salamandre et l'Hermine, évoquant le souvenir de François Ier et de la Reine Claude de France. Monsieur Menier y fit bientôt son entrée et accueillit les occupants.
Il les invita à le suivre dans une pièce plus intime et loin des oreilles indiscrètes, le salon François 1er. Dans cette salle se trouvait une autre cheminée Renaissance. Le mobilier se composait de trois crédences françaises du 15ème siècle et d'un cabinet italien du 16ème siècle exceptionnel par ses incrustations de nacre et d'ivoire, gravé à la plume, cadeau de mariage fait à François II et Marie Stuart. Au mur, les portraits des trois favorites de Louis XV en Grâces, de Diane de Poitiers et de Laure Victoire Mancini, nièce de Mazarin, en Diane chasseresse, observaient les nouveaux arrivants. Souhaitant prendre l'air et n'étant d'aucune utilité, le plus jeune prit congé de son supérieur et se rendit aux jardins. De la porte d'entrée, il se dirigea à gauche vers celui de Catherine de Médicis.
Ce dernier de 5 500 m2 donnait sur l'eau et sur le parc, ses allées permettaient une magnifique vue sur la façade ouest du château. Son dessin reposait sur cinq panneaux engazonnés, regroupés autour d'un élégant bassin de forme circulaire et ponctués de boules de buis. À l'Est, le jardin était bordé d'une côtière surplombant la douve où étaient palissés des rosiers. En plus, des cordons de lavandes, taillées basses et arrondies, en dessinaient l'harmonieux tracé. Intrigué par une perspective, le jeune officier se dirigea alors vers le nord pour y découvrir le Jardin Vert et l'Orangerie. Ce parc de 1825 à l'anglaise collectionnait des arbres remarquables ombrageant cet enclos engazonné. Cet ensemble de sujets d'exception aux ramures séculaires devançait un bâtiment blanc aménagé au 18ème et 19ème siècle.
Portant son regard vers les grandes fenêtres, il y vit une silhouette féminine d'un mètre soixante s'afférer autour d'arbres installés à l'intérieur. Curieux, l'allemand se dirigea vers la porte qu'il ouvrit en essayant de faire le moins de bruit possible. Y parvenant, il aperçut une jeune femme qui en inspectait chaque branche. Il resta interdit devant la vision qui s'offrait à lui. Il avait l'impression d'espionner en sa forêt enchantée une elfe, tellement sa beauté le frappa de plein fouet. Cette muse prit enfin conscience de sa présence qu'elle en sursauta de surprise. Elle en lâcha son cahier et son crayon. Se connaissant coupable, l'officier se précipita devant elle et ramassa les affaires alors qu'elle restait paralyser.
La jeune femme était subjuguée par l'atmosphère qui venait d'apparaître dans la pièce, devenant légère et douce. Elle reprit contenance quand son bloc note réapparut devant ses yeux. Ne réalisant pas encore ce qui venait d'arriver, elle leva son visage et tomba sur deux pupilles d'un bleu profond, lui faisant penser à l'océan. Ses cheveux blonds tirés en arrière la firent voyager dans un champ de blé, une journée d'été. Elle fut sortie de son observation par une voix suave et grave, dans un français impeccable à l'accent allemand :
« Bonjour, mademoiselle. Veuillez excusez mon entrée des plus indiscrètes. Je ne vous ai pas trop fait peur, j'espère.
— Bon... bonjour, réussit-elle à répondre en reprenant ses biens. Rassurez-vous, je n'ai été que surprise. Je vous remercie de votre sollicitude.
— Mais quel rustre je fais. Je ne me suis même pas présenté. Lieutenant Frantz Feldmann de la Weehrmacht, pour vous servir, mademoiselle, s'inclina le jeune homme de ses un mètre quatre-vingts en claquant ses talons entre eux.
— Hélène Hensoleil, enchantée, lui rendue la jeune femme, un peu tremblante. Je suis la fille du régisseur de Chenonceau.
— Mes hommages, Hélène, lui fit un baisemain Frantz. Puis-je vous demander ce que fait une charmante créature telle que vous en ce lieu et, qui plus est, seule ?
— Oh, j'étais entrain de surveiller les citronniers et les orangers. Nous les entrons à l'intérieur de l'Orangerie en automne pour éviter qu'ils ne souffrent du gel, l'informa Hélène, rougissant au compliment. Et vous, que faites-vous ici ?
— J'ai accompagné mon supérieur qui voulait visiter le château et prévenir monsieur Menier des dispositions que nous devions prendre au vu de sa position stratégique.
— Ah oui, s'étonna la jeune femme. Et en quoi Chenonceau est aussi important ?
— Il enjambe la ligne de démarcation. Nos ennemis pourraient s'en servir pour fuir vers la zone libre ou faire venir des armes. Nous sommes dans l'obligation d'installer à proximité une batterie d'artillerie afin de le bombarder le cas échéant, » lui expliqua l'officier qui le regretta immédiatement
En effet, à ces informations, Hélène blanchit à vue d'œil, si c'était encore possible. Elle lui apparaissait telle une porcelaine que Frantz craignit alors pour sa santé. Il s'empressa de s'enquérir de son état :
« Vous sentez-vous bien ? Si c'est par rapport à mes paroles, je vous prie de m'en excuser. Je ne voulais pas vous bouleverser.
— Ne vous en voulez pas. Vous êtes les vainqueurs. Vous avez tous les droits de faire selon votre bon plaisir, réussit-elle à dire d'un ton amer.
— Mon attitude est pourtant impardonnable. Je vous dois tout de même le respect, » répliqua l'officier quelque peu blessé par ces propos.
Le voyant ainsi, le cœur d'Hélène se serra sans qu'elle en comprenne les raisons. Elle lui pria de lui pardonner, ce qu'il accepta bien volontiers, si elle faisait de même. De fil en aiguille, la jeune femme finit par reprendre son travail en parlant avec Frantz. Celui-ci apprit qu'elle avait 18 ans alors que lui en avait 22. Quand elle se dirigea vers une caissette remplie d'ustensiles, il s'offrit de l'aider, constatant qu'elle avait du mal à en soulever le poids. Reconnaissante, l'aînée des filles Hensoleil le guida jusqu'au potager des fleurs.
Ce dernier était organisé en douze carrés bordés de pommiers et de rosiers tige Queen Elisabeth sur plus d'un hectare. Deux serres permettaient la culture des bulbes de jacinthes, amaryllis, narcisses, tulipes et la plantation de semis. Plus de 400 rosiers, des tubéreuses et des agapanthes les entouraient. Frantz fut ravi d'un tel spectacle et encore plus quand il vit le vent faire voler les longs cheveux noires d'Hélène, rendant encore plus féerique sa vision d'une créature céleste au milieu de ces multiples plantes.
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