La déclaration
Le spectre du Passé remit sa main sur l'épaule de votre arrière-grand-père alors qu'il serrait les poings à cette rencontre qui avait, selon lui, détruit sa famille. Pendant ce nouveau voyage, il se revit réprimander Hélène et lui interdire de nouer un quelconque lien avec le jeune officier allemand. D'autres scènes se présentèrent, lui montrant sa fille tout tenter pour ignorer ce Frantz. Déterminé et inexorablement attiré par la jeune femme, celui-ci venait régulièrement la voir à Chenonceau. Il réussit au fil des années à trouver un chemin vers elle. Ainsi, une amitié les lia. Cependant, l'intendant identifia bien vite une nouvelle lueur dans les yeux de sa fille qu'il n'avait plus vue depuis le décès de son épouse. Elle était de nouveau vivante. Soudain, le fantôme stoppa le défilement sur une soirée d'été étoilée de 1942. Les deux jeunes gens avaient ainsi 20 et 24 ans. Votre arrière-grand-père observait maintenant Hélène marchant doucement dans le jardin de Diane de Poitiers.
A droite du château, la structure de ce parterre de 12 000 m2, gardée par la Chancellerie, maison de l'intendant de Catherine de Médicis, offrait deux allées perpendiculaires et deux autres en diagonale délimitant ainsi huit grands triangles de pelouse décorés de délicates volutes de santolines. Les terrasses surélevées, qui protégeaient le jardin des crues du Cher, étaient ornées de vasques permettant de découvrir des arbustes, ifs, fusains, buis et laurier stin qui rythmaient les dessins des massifs. Plus d'une centaine d'hibiscus sur tiges y fleurissaient en cette saison. Entre ces arbustes, les plates-bandes de fleurs en soulignaient la géométrie rigoureuse. Tout autour du jardin, des rosiers grimpants Iceberg habillaient les murs qui soutenaient les terrasses.
Là, votre arrière-grand-père aperçut un homme s'approchant de sa fille. Une discussion suivit et se transforma en dispute où elle fut malmenée. Il voulait l'embrasser de force. Se débattant, Hélène vit son gilet déchiré et tomba sur le sol. Son agresseur se jeta sur elle dans l'intention d'abuser d'elle :
« Non, Thomas ! Laissez-moi ! »
Son père n'en revenait pas d'entendre ce nom et voulut intervenir mais en vain. Il passait au travers. Un autre réalisa son souhait. Il était imposant et portait son plus bel uniforme. La jeune femme le reconnut et murmura son prénom alors qu'il soulevait le frère de Sonia par le col :
« Frantz.
— Ne t'approche plus d'elle ou je te tuerai de mes mains, » menaça celui-ci en s'adressant à Thomas qui apprit à voler sur quelques mètres.
En effet, l'allemand l'avait balancé de toutes ses forces loin de celle qui avait capturé depuis leur première rencontre son cœur. L'agresseur préféra fuir la queue entre les jambes devant l'aura meurtrière et froide qui émanait du sauveur. Après sa fuite, se calmant, l'officier fit face à Hélène toujours à terre. Il lui tendit la main qu'elle saisit doucement, réconfortée par sa chaleur. D'un mouvement souple, Frantz la serra contre lui, humant l'odeur de ses cheveux. Sans qu'une seule parole ne soit prononcée, la jeune femme leva les yeux vers lui et se noya dans des prunelles où elle y lissait une lueur d'amour mélangé à un doux désir.
Quand au jeune homme, il était prisonnier de celles d'Hélène. Il y voyait la clarté de la lune s'y refléter. Sa résistance fut mise à l'épreuve et finit par céder quand sa vision dériva vers ses fines lèvres, l'appelant de leur douceur. Se penchant vers elle, Frantz lui offrit délicatement son premier baiser sous le regard effaré de votre arrière-grand-père. Hélène, bercée par un cocon de béatitude, lui répondit avec timidité et retenue. Malheureusement, réalisant leur geste, elle se libéra subitement de son emprise et s'éloigna de lui, les larmes lui brouillant la vue :
« Je... suis désolée... Je ne peux pas...
— Mais pourquoi ?... Je vous aime, lui révéla Frantz. Ne ressentez-vous rien pour moi ? J'avais cru le comprendre durant ces années passées ensemble.
—... Ce... n'est pas cela... Je suis française et je... et vous êtes un officier allemand... Notre amour est impossible... Je déshonorerai ma famille... si je laissai mon cœur parlé.
— Votre cœur parlé, répéta le jeune homme, un espoir brûlant en lui. M'aimez-vous donc ?
— Cela n'a pas d'importance si je vous aime ou non, insista Hélène, l'âme en peine. Mon père et ma patrie sont le plus important... Je ne peux les trahir ainsi. »
A ces mots qui lui brûlaient les lèvres et le cœur, la jeune femme prit la fuite, les larmes coulant abondamment sur ses joues. Elle laissa Frantz dans le même état, pleurant à l'intérieur et maugréant contre cette maudite guerre. Le voyage de l'arrière-grand-père continua sous les directives du fantôme, le laissant dubitatif. Il se souvenait avoir vu Hélène s'enfermer dans sa chambre en pleurs, gardant à jamais secret le déroulement de cette soirée. Il vit alors défiler devant ses yeux les mois suivant où les deux amoureux se regardaient en chien de faïence, ne pouvant plus se considérer comme de simples amis. Sa fille perdit un peu sa joie de vivre. Puis l'image se stabilisa.
C'était la nuit et il était à l'intérieur de la galerie. Là, il vit Hélène aider monsieur Menier et des résistants. Ils faisaient passer des prisonniers de guerre échappés des camps et des familles de juifs en zone libre, les sauvant des Nazis. Soudain, des bruits de pas et de voix allemandes se firent entendre. Tous se cachèrent derrière d'immenses œuvres d'art, entreposées là par le propriétaire des lieux pour leur apporter des abris. Malheureusement, un petit garçon trébucha faisant tomber une tasse. Le bruit se répandit dans la salle, statufiant tout le monde.
Hélène prit son courage à deux mains et se précipita vers l'infortuné pour l'amener à sa cachette. Cependant, elle n'en eut pas le temps. En effet, la porte s'ouvrit et tous perçurent une voix ordonnée à des soldats de rester en station. Finalement, un officier entra dans la galerie en refermant derrière lui, une main cachant quelque chose sous sa veste. Il vit alors la jeune femme agenouillée à côté du garçonnet qui se retenait tant bien que mal de pleurer. Leur groupe retenait son souffle quand des paroles s'élevèrent :
« Relevez cet enfant et terminez votre œuvre. Je ne vous dénoncerai pas, ainsi que vos camarades. Cependant, faites-vite. Je ne pourrai retenir la patrouille très longtemps.
— Frantz, » s'émut Hélène, reconnaissant son intonation et sa chevelure blonde à la clarté de la lune.
Des questions pleines la tête, elle fit signe à monsieur Menier. Ce dernier ordonna à ses comparses de reprendre leur activité. Par précaution, tous cachèrent leur visage par des cagoules. L'officier allemand n'y prêta aucune attention, préférant se concentrer sur la nymphe de la nuit qui se dressait devant lui. Celle-ci s'approcha de lui.
« Pourquoi, quémanda-t-elle.
— Pour vous, lui révéla Frantz. Je ne supporterai pas de vous voir partir pour les camps de prisonnier... ou pire... Je n'aurai jamais imaginé que vous, si douce et paisible, puissiez être une résistante. »
Finissant sa phrase, il fit demi-tour, lui tournant le dos. Il continua cependant de lui parler :
« Je comprends un peu mieux votre refus... A l'avenir, faites plus attention, ainsi que vos amis, car je ne suis pas en fraction tous les soirs. »
Ayant cette fois terminé et ne lui laissant pas le temps de placer un mot, Frantz rejoignit ses hommes et sortit de sa veste un chaton, le discriminant du bruit entendu tantôt. Hélène, stupéfaite, s'essuya les larmes menaçant de s'écouler, avant de serrer ses mains entre elle au devant de sa poitrine. Puis, reprenant contenance, elle aida le garçon à fuir avec ses parents. Le fantôme du Passé se saisit de nouveau de l'épaule de votre arrière-grand-père, abasourdi par ce qu'il venait de voir. Personne ne lui avait parlé de cet événement. Des interrogations lui paralysant l'esprit, il ne se rendit pas tout de suite compte qu'il avait encore sauté quelques mois. Il atterrit au printemps 1943, devant le labyrinthe du parc de Chenonceau. Il y entendait des rires. En son intérieur, il put voir alors Hélène jouer, telle une jeune enfant, à essayer d'échapper à Frantz.
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