Une destinée cruelle

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A l'intérieur, il resta immobile, le regard dans le vide. L'image d'Hélène amaigrie et maladive lui hantait la mémoire. Son cœur en était tout bouleversé, bien plus qu'il l'aurait cru. Secouant la tête de droite et de gauche pour reprendre ses esprits, il regarda le cours du Cher s'écouler sous sa fenêtre. Tournant le visage à droite, il vit le soi-disant fiancé déambuler l'âme en peine au sein du jardin de Catherine de Médicis en direction de l'Orangerie. Son dessein, sans doute, était de se recueillir sur les lieux de sa première rencontre d'avec sa fille. Bien que touché par leur sort, la fureur le reprit. Il était offusqué par sa présence à Chenonceau. En tant qu'ennemi, Frantz aurait dû être en prison, en attende d'un jugement, risquant la peine de mort par un peloton d'exécution. Si au moins, Hélène ne l'avait pas rencontré, il n'aurait pas été obligé de la renier.

Provenant dans son dos, il entendit une nouvelle fois la fameuse horloge sonner deux coups. Levant les yeux vers l'astre lunaire, dans l'attente de son dernier visiteur, il remarqua dans sa clarté une silhouette humaine volée vers lui. Le temps de réaliser ce qu'il voyait, le nouveau spectre était devant lui en lévitation sous une aube lui cachant son visage. Sans un mot, il lui tendit la main. Conscient qu'il ne pourrait pas se défiler, votre arrière-grand-père enjamba sa fenêtre et s'en saisit. Découvrant une capacité à voler, il se laissa guider vers la lune. Au bout d'un voyage qui lui sembla durer une éternité, l'intendant de Chenonceau lévita au-dessus du bâtiment où était enfermée sa fille, à Cadillac. Atterrissant dans la cour, il suivit le fantôme du Futur. Celui-ci lui montra alors un spectacle qui lui fit louper un battement.

Devant lui, Hélène se faisait fouetter jusqu'au sang. Elle résistait à son envie d'hurler sa douleur mais elle ne put empêcher des plaintes de traverser ses lèvres. Elle subissait bravement son châtiment. Son père resta statufié par ce spectacle. Désirant fuir cette vision d'horreur, ses yeux tombèrent sur la première page d'un journal du 1er janvier 1946. Le spectre leva la main et accéléra les images. Ainsi, votre arrière-grand-père fit la connaissance de la mère supérieure qui dirigeait cet établissement de réhabilitation des filles-mères. Il découvrit qu'elle était cruelle et aigrie d'avoir été obligée de choisir la voie monastique par sa famille. A ce qu'il comprit, la religieuse ne supportait pas de voir des jeunes femmes ayant vécu ce que la vie lui avait refusé. Elle se vengeait sur elles, les réduisant en esclavage et leur faisant subir des châtiments corporels, dans l'espoir de les remettre dans le droit chemin.

Hélène était devenue la victime favorite de la mère supérieure depuis son arrivée. En effet, déterminée dans sa conviction de l'arrivée de son fiancé, elle défendait la réalité de ses fiançailles avec fierté. Malheureusement, certaines religieuses l'insultaient d'affabulatrice. Ne voulant pas subir les mêmes sévices, quelques pensionnaires la maltraitaient aussi. Elle était seule face à ce harcèlement. Pensant à son enfant qu'elle comptait récupérer, elle résistait à toutes ces épreuves. Son père la vit forte malgré les carences. En effet, étant souvent privée de repas, la faim était sa compagne. Furieuse de sa résistance en ce mois de janvier, la mère supérieure apposa la croix gammée Nazie au fer rouge sur son omoplate gauche, sous les yeux effarés de son père. Ainsi marquée, elle était sûre qu'Hélène ne trouverait pas de bon mari car qui voudrait épouser une amante d'un ennemi de la patrie.

Ce fut la torture de trop. La jeune femme de 24 ans prit alors une décision. Malgré ses blessures, votre arrière-grand-père la vit se faufiler, une nuit, dans les couloirs de l'établissement et rentrer dans le bureau de la mère supérieure. Sa fille fouilla dans les registres et trouvant l'acte de naissance de son enfant, le prit. Elle vola également une forte somme d'argent. Elle s'enfuit alors grâce à la complicité d'une jeune religieuse qui eut pitié d'elle et de sa situation. Hélène alla à la gare et s'achetant un billet, se rendit à Paris. Son intention était de se servir des services publics de la capitale pour découvrir où son bébé avait été envoyé. De plus, elle trouverait sûrement une piste au sujet de son amant. Malgré sa confiance en lui, il brillait par son absence de nouvelles. Arrivée à destination, elle loua une chambre de bonne dans les bas quartiers et se proposa pour des petits travaux comme de la couture.

Sans prévenir, le fantôme prit la main de l'intendant et changea d'univers. Les deux voyageurs étaient dans un bar de Tours où ils virent une tête blonde avachie sur une table, une bouteille de whiskies à la main. Ce jeune homme de 28 ans était saoul et tentait d'oublier sa souffrance dans la boisson. Provenant de la porte, une personne se dirigea vers lui. Réalisant que c'était Sonia, l'intendant en fronça les sourcils. Avec difficulté, elle aida le soûlard à se lever et à rentrer en son appartement. La regardant un peu mieux, le père d'Hélène constata qu'elle avait un air qu'il connaissait. L'identifiant, il comprit ce que faisait Sonia. Elle voulait séduire l'officier. Pour cela, elle s'était apprêtée comme sa fille et se comportait comme elle.

Votre arrière-grand-père voyagea de nouveau. Le spectre du Futur l'amena devant une chambre de bonne à Paris, fin février 1946. Reconnaissant celle d'Hélène, il allait traverser la porte mais le bruit de multiples pas dans les escaliers l'arrêta. Des hommes apparurent et ouvrirent avec fracas la pièce où sa fille cousait une robe qu'une dame lui avait commandée. Elle n'eut pas le temps de se défendre qu'elle fut empoignée et amenée de force sur le trottoir. Là, d'autres personnes l'attendaient. Scrutant cette foule, la jeune femme visualisa d'autres infortunées, la tête rasée et une croix gammée peinte sur la tête, œuvre du Comité Local de Libération. Réalisant les raisons de sa présence, Hélène se débattit à tel point que sa tenue se déchira au niveau de l'omoplate découvrant sa blessure. Un de ses agresseurs vociféra :

« Regardez-vous tous. Qu'est-ce que je vous affirmais. Elle a couché avec un Nazi. Voici la preuve. »

A cette voix, la jeune femme sursauta et identifia son accusateur. Le fusillant du regard, elle s'adressa à lui :

« Thomas, pourquoi ?

— Je te fais juste payer mon humiliation et ton refus. Tu aurais dû faire preuve d'un peu plus de jugeote avant de me repousser et de t'amouracher de ce type, » lui chuchota-t-il à l'oreille pour qu'elle soit la seule à l'entendre.

Comprenant que la vengeance était son moteur, votre arrière-grand-père fut le témoin impuissant de l'humiliation de sa fille qui endura fièrement et sans pleurs cette nouvelle épreuve. D'un ordre simple, le spectre du Futur fit dérouler encore les images. Ainsi, l'intendant réalisa la misère d'Hélène qui ne recevait plus de commandes ou un quelconque travail depuis ce jour. Un matin, affaiblie par le manque de nourriture, elle s'évanouit en pleine rue, malade. Quelques heures plus tard, elle se réveilla dans une chambre dont les propriétaires la soignèrent. Guérie, elle réalisa qu'elle avait été amenée dans une maison close. Son aînée voulut s'enfuir mais, bien gardée et des barreaux aux fenêtres, c'était une véritable forteresse. Hélène subit dès lors outrages sur outrages et cela tous les jours. Au fil des semaines, des mois et des années, tout espoir de s'en sortir s'échappa de son cœur. Son âme fut détruite à chaque assaut de ces hommes qui abusaient d'elle. Elle était devenue comme un fantôme au bout de six ans de cette vie.

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