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Une maison comme toutes les autres. La lumière électrique, visible malgré les volets clos, entoure la villa d’un halo luminescent. La brume est tombée et la maison semble comme prise au piège d’un brouillard jaune pâle. De loin, on ne distingue que cette masse claire mais vague.

  Dans la rue résonnent des bruits de pas. Des bruits sourds, mais si une personne à l’ouïe fine passait par là, elle percevrait ces sons comme autant de coups de tambours et sa tête exploserait. Une forme à apparence humaine approche d’un pas modéré de la maison. Son esprit est vide de toute pensée. Il n’entend que ses pas dans son crâne. Et il marche toujours. Ne se souciant ni des kilomètres parcourus, ni de ceux qu’il lui reste à parcourir, il marche.

  Un peu plus loin, dans la maison, les habitants vivent.

  - Oh ! Ma chérie, on va passer une soirée inoubliable. Souper de rois… Avec chandelles s’il vous plaît. Suivi de digestifs et… Hé hé ! La soirée pourra commencer. Ah ! Tu remercieras ton mari d’être parti en voyage deux jours.

  - Ta soirée me réjouit follement mon amour, mais je dois me refaire une beauté. Tu permets ?

  - Va ma chérie ! Fais toi belle et reviens-moi vite. Mais si tu veux mon avis, plus belle que maintenant tu vas avoir du mal.

  - Flatteur.

  L’homme se lève et se dirige vers la cuisine. Il chantonne tout en ouvrant le réfrigérateur. Il glissa la main gauche dans la gueule béante et froide de l’appareil monstrueux. La lumière jaune tombe sur sa main. Il saisit la bouteille de Champagne par le col, tandis que l’haleine glaciale cogne contre sa poitrine et pénètre jusques à son coeur. Et soudain, plus rien. La porte se referme. La chaleur de la cuisine revient et le changement de température lui fait les joues en feu. La tête lui tourne légèrement. Il s’appuie de sa main droite sur la table. Il pose le Champagne et reprend sa chanson. D’une main il la maintient fermement et de l’autre, il la débouche. Deux coupes dans la main droite, la bouteille dans la main gauche, il réintègre la salle à manger.


  L’homme avance toujours. Après le brouillard, la pluie. Les gouttelettes dégoulinent sur son corps. Plus que deux pâtés de maisons. Plus qu’un. Voilà. Le cocon lumineux est maintenant en face de lui. Un regard sur la boîte aux lettres pour avoir confirmation : Henry Cameron.

Bien. Il n’a pas déménagé. Coucou Henry, c’est tonton Nicky ! On va faire un beau voyage tous les deux… Toi surtout. Moi j’en suis revenu. Toi, tu risques bien de n’avoir que l’aller-simple.


  D’un dossier de fauteuil dépasse une tête chauve, sûrement pas son amante. Henry débarrasse ses mains de ce qui l’encombre et se dirige vers le siège pour sommer la personne de quitter les lieux. Il contourne le fauteuil, sa bouche s’ouvre pour le réprimander mais… Aucun son ne sort. Là, en face de lui, il n’y a rien. Rien qu’une bille blanche. Il regarde fixement cette boule sans pouvoir rien dire. Ses jambes flagellent et il sent le sol qui se dérobe sous ses pieds. Juste sous lui le gouffre s’ouvre et Henry y tombe, indéfiniment. Puis la forme bouge et se lève du fauteuil.

   Henry sent sur lui un regard invisible. La forme semble le suivre avec des yeux qui n’existent pas. Puis dans un souffle il réussit à dire : « Qui êtes-vous ? » La main de la chose s’empare alors d’un crayon et d’un morceau de papier qui traînaient et écrit d’un mouvement lent un mot. Un seul mot. Henry s’entend alors prononcer – comme il entendrait vaguement une langue étrangère, ne cherchant pas à comprendre - « Non ! Ce n’est pas vrai ! Non c’est impossible ! Je rêve ! C’est cela. Je rêve et je vais me réveiller. » Mais lorsque la main froide entoure son cou, Henry sait qu’il ne rêve pas.

   Il éprouve de nouveau la sensation de l’haleine fétide, glacée, du monstre qui remonte jusques à son coeur, mais cette fois la chaleur ne revient pas. Sur son cou, la main se resserre de plus en plus mais sans brusquerie comme s’il avait voulu que sa proie endure la souffrance dans son intégralité. Il continue de serrer. Henry étouffe. L’air se raréfie dans la gorge. Sa pomme d’Adam d’ordinaire proéminente, se comprime. Il sent les anneaux de son tube oesophagien se briser, tandis que la main s’appesantit d’avantage autour de son cou. Les vertiges le reprennent. D’une main incertaine il saisit le poignet de l’être. Son autre main vient en renfort, inconsciemment. Il ne quitte cependant pas la boule des yeux. Cette boule si lisse et pourtant si expressive. Il imagine des yeux fixes, froids. Ses yeux rencontrent les siens et le brûlent de l’intérieur. Il perçoit les flammes qui le rongent. Il souffre. Il s’imagine brûlant de tout son être, les langues de feu sortent de son corps. Il les voit. Il les sent. Et pendant une minute qui lui semble une éternité, il voit ces pupilles. Il voit ces yeux fixes et froids. Il y plonge. Il plonge dans cette tache noire au milieu de deux billes blanches. Il plonge dans le Néant. Son voyage commence.

  Il se revoit enfant, lorsque ses parents s’occupaient de lui avec amour. Il se revoit adolescent, son premier trafic de drogue à la sortie du lycée, son premier assassinat – au couteau, et plus tard au pistolet. Il se revoit quittant la maison familiale après la mort de sa mère, de désespoir. Il se revoit appelé par Kronsberg pour qu’il fasse partie de sa mafia. Il se revoit enfin, il y a quelques heures, après avoir assisté placidement à l’assassinat de Carson… Ou de ce qui aurait dû être son assassinat.

  Puis il refait surface. Ce voyage au pays des souvenirs lui donne envie de hurler. Il ressent alors la poigne de l’homme qu’il se refuse toujours d’appeler par son nom. Et son cri reste une nouvelle fois coincé dans sa gorge, coincé au milieu de ces débris d’anneaux qui vont bientôt lui couper toute respiration. Il tente alors de se débattre. Il empoigne cette main de toutes ses forces et tire pour écarter ses doigts. Il bouge la tête à droite, à gauche, pour tenter de se décoincer et de respirer un tant soit peu. Mais il ne fait qu’améliorer la prise de la créature. Henry a de plus en plus de mal à respirer. Déjà , il ne sent plus ses jambes. Il ne va pas tarder à mourir.

  Mais que fait Tatiana ? Pourquoi ne revient-elle pas ? Il ne faut pas des heures pour se remaquiller ! Nom d’un chien ! Les gonzesses ! Jamais là quand on a besoin d’elles. Il pense subitement : En plus si je ne finis pas rapidement la dinde va être brûlée.

  En face, l’être savoure voluptueusement la souffrance de sa victime. Mais comme il la sent défaillir et que le jeu n’est pas fini, il la jette au sol. En face de lui, son jouet caresse son cou. Il a l’air d’un pantin désarticulé. Il se penche vers lui maintenant qu’il a repris des couleurs, mais son jouet hurle un prénom. Une jeune fille arrive.

  La chose se tourne vers elle et s’approche d’un pas pesant. La nouvelle marionnette se met à crier. Qu’à cela ne tienne, il va la calmer. Il la prend par le cou et, comme l’autre, la jette au loin. Sur le mur en face, quasi dans la cheminée. La jeune fille voit le mur approcher, sent son front s’ouvrir sous l’impact du choc et s’écroule morte sur le sol, un peu de sang et de cervelle sur ses vêtements.

  Cependant l’autre pantin s’est redressé. Il court vers la cuisine, la forme sur ses talons. Puis il se retourne, paralysé, le visage déformé par les traits de l’épouvante. L’être tend son bras droit et tient de nouveau son cou serré. Puis après qu’elle s’est calmée, lentement, il tend son autre bras vers la figure de sa poupée. D’une main froide, il presse l’oeil gauche de sa victime. Henry ne se souvient pas d’avoir jamais ressenti une douleur plus atroce que celle-ci. Il a le sentiment que son œil va éclater, qu’il pend hors de son orbite au bout de son nerf. Il a vaguement conscience du contact des doigts de l’homme autour de ses paupières. Et soudain, il souffre plus que jamais tandis que l’homme retire de sa cavité son globe oculaire. Avec celui qu’il lui reste, Henry voit la main de l’homme quitter son visage et s’approcher de la boule lisse. En face, l’homme installe à l’endroit initial de ses yeux, la bille de verre gris-bleutée de sa poupée.

   Il jette un œil sur son polichinelle. Une nouvelle vision s’ouvre alors à lui. Les couleurs reviennent, les contours redeviennent nets, les images sont de nouveau positives. La vue. Premier pas vers la renaissance. Il regarde encore une fois la marionnette terrorisée qui vient d’être punie par son créateur parce qu’elle n’a pas été gentille. Pinocchio battu par Gepetto parce que son nez lui montre qu’il a menti. Il ne fait plus attention à ses cris qui ont créé un fond sonore – comme quelqu’un qui aurait mis de la musique et ne l’écouterait plus au bout de dix minutes – mais il voit son visage. Tout un côté est rougi par un magma poisseux qui s’écoule d’un trou béant. Une partie entre dans sa bouche, que Pinocchio garde ouverte. Il tousse, s’étouffant avec sa propre vie. Il crache, cherchant à se débarrasser d’elle. Mais la punition n’est pas terminée.

  Voilà la main qui revient, armée d’un couteau. Il sent la lame lui entailler la peau au niveau de l’arcade sourcilière. La main saisit le sourcil entre le pouce et la lame et arrache le tout d’un coup sec. Il crie. La main repart. Tout est fini. Non pas tout. Il sent encore le couteau lui trancher la chair au niveau de l’estomac et remonter jusques à son sternum qu’il sépare en deux.

  Au moment où la lame quitte le corps, la marionnette s’écroule, inanimée. On lui a sectionné les fils. En face, la chose possède désormais sourcils et œil.

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