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« Putain mais qu’est-ce qu’il fout ? C’est pas vrai ça ! Deux jours que je téléphone à Cameron et il répond jamais ! Eh bien tant pis ! Il se débrouillera lui-même pour revendre sa caisse. Tire pourrave ! Personne n’en voudra. Commence à me faire chier celui-là ! »
Il repose violemment le téléphone, quitte son bureau et se dirige vers son bar. D’une main sûre, il empoigne la bouteille de Scotch, s’en verse une bonne rasade dans le verre prévu à cet effet, ajoute deux glaçons et boit le tout d’une traite.
Dans cette pièce reposent diverses reliques qu’il a accumulées au fil des années. Sur le bureau, outre les ustensiles communs que sont le téléphone, les stylos, le sous-main, la lampe, est posé un cadre contenant la photographie de sa femme, son ex-femme. Elle l’avait quitté parce qu’elle n’appréciait pas son « emploi ». Berthman aurait tout abandonné pour qu’elle reste avec lui, mais on ne quitte pas Kronsberg. C’est lui qui vous… « renvoie ». Ils avaient eu une fille qu’il n’avait jamais vue grandir et qu’il ne verra plus jamais. Sur le mur pendent de vieilles armes de chasse, des tableaux : ici Huiles Sur Toiles et Collages d’Otto Dix, là Le Peintre d’Honoré Daumier. Collectionneur avant tout, il aurait aimé être antiquaire. Puis, comme tous ceux de sa clique, il avait mal tourné et finit dans un claque. On n’entre pas chez Kronsberg par envie mais par fatalité.
Berthman retourne à son bureau, un nouveau verre de Scotch à la main.
Je crois que j’ai bien fait d’éliminer Carson. Devenait gênant. En plus, si j’arrive à mettre sur la touche Addams, je pense que le patron m’estime suffisamment pour me placer à ses côtés. Et une fois là, ce sera un jeu d’enfant d’éliminer le vieux. Bon, voyons la petite nouvelle. Mary Milanovich. Une Russe ? Eh bien, si elle arrive à bosser, elle aura de la chance. Il va falloir changer cela… Majeure depuis deux ans… Il aurait écrit vingt ans, c’était plus simple… Attention : sujet psychopathe, suivie par un médecin pour nymphomanie. C’est pas vrai ? Non mais quel con ! Il est pas livré ce type !
De la même façon qu’il avait jeté le combiné, il s’en empare de nouveau.
« Allez ! Que se passe-t-il maintenant ? Pas de tonalité. Bon. Je vais le voir. »
Il se repousse d’un geste violent et tandis que son bureau s’éloigne, il se sent secoué lorsque le fauteuil touche le mur. Il descend de son assise et quitte la salle d’un pas précipité.
La maison est silencieuse. Petite maison toute simple, sans étage, avec un garage pour la voiture, une cave pour les réparations et un grenier pour les souvenirs. Là, la voiture, déjà dehors, l’attendait impatiemment pour une nouvelle promenade.
David saisit son manteau, il glisse ses bras sous les manches et ses doigts frôlent la soie du tissu interne. Enfin, elles émergent. Les bras se plient, les mains s’ouvrent et serrent l’encolure. D’un mouvement précis, il ajuste son vêtement. Il met ses clés dans sa poche, sort de sa maison. Les clés quittent la poche, petit troupeau de Panurge se suicidant. L’une d’entre elles abandonne les autres qui l’attendent sagement. Elles les rejoint, et, ensemble, elles se dirigent vers l’étable. Finalement, il se retrouve assis dans sa voiture. Un bruit électrique retentit et le moteur de la Porsche vrombit sourdement. Il part.
La route défile devant ses yeux mais il y fait attention à la manière d’un automobiliste : réflexes entraînés et automatismes. A première vue, il paraîtrait particulièrement attentif mais son esprit est totalement tourné vers les remarques qu’il fera à son coursier. Et la route défile toujours. Bientôt il sera arrivé à la carrière. De là il ne lui restera plus que deux kilomètres et son voyage se terminera. Soudain il pile ! Là, dans son rétroviseur intérieur, une personne ! Ou une sorte de personne ! En fait il n’a vu que deux yeux et deux arcades.
Mais personne n’est ainsi fait. Non ! Ce devait être mon reflet.
Un coup d’oeil dans le miroir, vide. Enfin, la carrière.
Mais, tandis qu’il rétrograde en troisième, il sent l’appui-tête être enlevé, une main agripper ses cheveux et le tirer en arrière. Il découvre lentement les deux arcades, les deux yeux, et rien. Rien qu’une peau très claire et impeccablement lisse. Il sent soudain une tige froide de l’appuie-tête sur la peau brûlante de son cou. Il sait que l’homme veut lui dire quelque chose. Il ne sait pas qui est cet homme. Il ne sait même pas si c’est un homme, mais son cerveau lui souffle l’idée qu’une femme ne pourrait pas faire ce genre de choses. En fait, il sait qui est cet homme mais il ne veut pas y croire. Il sait aussi qu’il va mourir. Pas dans un stupide accident de voiture – non, il a eu le réflexe de stopper le véhicule, sans pour autant couper le moteur – mais qu’il allait mourir, là, sans pouvoir rien faire. Il sait pleins de choses David, mais il en est certaines qu’il aimerait ne pas savoir.
Il regarde l’homme d’en-dessous. Ses yeux se portent sur la seule chose qui lui semble humaine : les yeux. Un bleu, un vert, les mêmes que ceux de sa femme. Peut-être même que ceux de sa fille. Il les fixe intensément et peu à peu apparaissent des lèvres, un nez, des cheveux – bruns et longs -, des oreilles. Et là, devant lui, il voit sa fille Myriam. Exactement comme sur la photographie de son bureau. Il lui dit qu’il l’aime, qu’il n’a jamais voulu qu’elles partent mais que maintenant qu’elle était là, il ne la laisserait plus partir. Ils iront au restaurant, au cinéma, à la mer, elle lui présentera ses amis.
Bien sûr que nous resterons ensemble Papa !
Papa ! Elle l’a appelé Papa ! Berthman sent les larmes de bonheur lui monter aux yeux… A moins que ce ne soit le mal que lui occasionne la tige de métal sur la gorge. Mais sa fille veut de nouveau lui parler.
Nous resterons ensemble, oui, mais seulement après le grand voyage. Je suis revenue parce que tu n’as pas voulu de nous. Maman m’a tout expliqué : tu t’es débrouillé pour nous faire partir. Tu n’arrêtais pas de la tromper avec toutes ces putes qui travaillent pour toi. Et certains soirs, à rester avec elles, tu ne rentrais même pas à la maison. Elle m’a tout dit, tout raconté…
Elle continue longtemps de lui cracher à la figure ce qu’il considère comme des mensonges. Il nie tout. Lui dit qu’il l’aime, que c’est sa mère qui s’est enfuie avec elle quand elle avait deux mois. Il n’a jamais touché une de ses filles, il ne les connaît que sur dossiers que lui remet son adjoint. Il faut qu’elle le croie. Cette fois, les larmes coulent. Des larmes qui lui font mal. La pression accentuée de la barre sur la gorge n’est rien de plus que l’équivalent physique de la souffrance qu’il ressent intérieurement. Il a mal dans son coeur. Il ne comprend pas comment sa propre fille peut le traiter de cette manière. Elle ne cherche même pas à comprendre, à l’écouter. Elle est là pour se venger. Se venger de quelque chose qui n’est pas vrai. Pas vrai pour lui. Non c’est la stricte vérité, il n’a jamais touché ces filles. Oui mais n’a-t-il pas aussi voulu qu’elles partent…
Oui bien sûr que tu l’as voulu. Mais je te jure que tu vas payer.
Elle tend la main libre et saisit son oreille droite. Elle tire. Lentement, mais fort. La chair s’ouvre et du sang ruisselle sur le fauteuil. Berthman sent la chaleur de ce liquide poisseux contre son cou puis ses vêtements commencent de s’alourdir par le poids de ce fleuve rougeâtre. Il hurle de douleur. Douleur physique et morale. Elle est en train de le tuer à petit feu. Déjà, il a plus froid que tout à l’heure. Plus que quelques petits centimètres. Le pavillon est maintenant totalement enlevé et à sa place se trouve un abîme sanguinolent.
La tige est soulevée mais l’autre main s’empare de nouveau de sa chevelure et lui place la gorge juste au-dessus de trou du dossier. Un de ces trous dans lesquels s’enfoncent les tiges d’appui-tête. La tige se replace sur son cou… La dernière chose que voit David avant de succomber, c’est une tête avec deux yeux, deux arcades et une oreille.
La voiture dévale la pente n’étant plus retenue par le frein. Elle est stoppée par un tas de sable de la clairière. Son conducteur ne l’a pas vu, empalé sur son dossier, l’appui-tête traversant sa gorge.
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