Le Titan
L'eau s'ouvre tandis que les oreilles souffrent. Un grand bruit trouble, un vacarme de trombes. L'esquif est bringuebalé de tous côtés. Les compagnons s'agrippent et s'agitent pour rester sur pieds. L'immense forme s'élève toujours plus, et puissament lève sa tête vers les cieux, en une ascension hors des fonds. Un grave grondement résonne et sonne du nord au sud. Les intentions semblent pacifiques. Pas d'attaque, ou d'autre mouvement. Face aux voyageurs, un grand corps de pierre grise, orné d'algues et de poissons, les regarde de haut. Le grondement continue sur le spectre sonore et se change finalement en un son de voix. Profonde, sentencieuse, elle prononce :
Ô, voyageurs... Laissez là vos peurs... Passez sans tarder des proies aux chasseurs...
Trois destins incertains... Un chemin vers le lointain... Trois héros en lien... Trois reliques en main...
Seules âmes non noircies... Vous n'avez pas été choisis... Mais si chance et force vous sourient... Peut-être mettrez-vous fin à la Nuit...
Entrez et triomphez... Ou... Fuyez et mourez...
En son ventre s'ouvre la porte. Les compagnons sont interdits. Pensifs. Pleins d'incertitude. La voix s'est tue. Seul demeure ce vaste titan monolithique à la panse béante. Y entrer ? Pourquoi faire ? Fuyons tant que le sort nous le permet !
Arpal est résigné, renfrogné. La force de son abandon dépasse la grâce d'un dieu. Serris est touché. Il est investi. Transi. Il faut y aller, c'est à n'en pas douter. Seules ces reliques nous permettront de retrouver la sérénité. Lorcal avance déjà, de vastes mouvements de bras silencieux réduisent la distance vers l'intérieur du titan.
Arpal s'interpose.
Pose cette rame ! C'est vain et sans recours. Le Noir ne cesse d'avancer ! Le temps passé ici nous rapprochera de lui. Quand bien même nous sortirions à temps, nous aurons perdu du terrain ! Si je vous en crois, il faut fuir très loin, là où la Masse Noire s'arrêtera enfin. Foutaises et idioties ! Paroles d'imbéciles. La Nuit est infinie, je le garantis. Et si vous m'en croyez, rien ne sert de courir, de s'arracher à elle. Elle est là, partout. Toute chose porte sa marque. Voyez la dernière chose qui nous invitât en son château. Morte terre ! L'espoir même est brisé, impensable. Que peuvent trois insectes égarés dans sa toile ? Trois fous sous les étoiles, sous l'égide d'une pierre qui parle ? Embrassons l'avenir offert par son insatiable progression, puisque chaque pas hors de sa direction semble avoir raison de nos raisons. Plongeons dans le rien, car rien ne nous atteindra alors. J'ai vu de mes yeux l'Absence. C'est rassurant. Plus de souffrances. Plus de solitude. Un enfer serein. Une nuit totale du corps et des sens. Oublions nos douleurs, et nos peurs. Retournons à elle. Là où plus rien ne meurt.
Serris est meurtri, son esprit aguerri semble vaincu. Tellement de vide en son compagnon. Ni un discours inspiré, ni même le retour du jour n'illumineront ses yeux vitreux. Un tel désaveu d'existence l'effraie, et le convainc. Rien ne sert plus de se battre. Il faut abandonner le courage, et l'espoir. Ce sont là des valeurs d'un autre temps. Un hier perdu depuis longtemps. Ceux qui dénient se mentent, assurément. Son menton s'effondre et sa mine s'affale. Ses yeux se perdent dans les affres noirâtres d'un avenir sombre.
Lorcal n'est pas homme à chuter. Et s'il chute, il se relève, ravigoré. La gifle fusante assénée aux deux condamnés les fait tomber sur les planches mouillées de l'esquif. Un monde de sensation les rejoint sitôt. La douleur, la chaleur. Le sel, l'odeur de l'eau. Le bruit des vagues, et la respiration courroucée de cet ours en vie. EN VIE ! Sa voix résonne sur l'océan et la pierre. Rien ne l'empêchera de retrouver sa vie, ses histoires et ses bières. Serris semble revenu, mais Arpal est abattu. Il n'est pas convaincu. Mais en attendant que la Nuit les rejoigne, à quoi bon lutter contre cet animal ?
C'est dans la désharmonie et la rancoeur, dans la peur et l'absence de vie que l'esquif s'engouffre à l'intérieur du corps de roche.
Au loin, la Nuit s'approche.
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