Chapitre 16 : Une nouvelle chance

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Grâce à cette petite interlude joviale qui détend l’atmosphère, les deux femmes baissent les armes. Entre deux hoquètements de rire, elles sèchent leurs larmes de joie et se rasseyent l’une en face de l’autre, plus apaisées. Gwendoline, que ce fou rire a décrispé, reprend son plaidoyer pour défendre Erwann :

— C’est bien imaginé, mais non, Erwann n’est pas sado, ni maso, ni rien de tout cela. Il reconnaît seulement avoir giflé une femme à sa demande et l’avoir menacée avec une arme blanche, pour... l’exciter.

— Il ne pouvait pas s’abstenir ce débile ? la coupe Manuella.

Même si sa comparse se montre encore un peu hargneuse, Gwendoline perçoit chez elle une volonté de se montrer plus conciliante et compréhensive. Son ton se fait moins agressif, plus proche de la plaisanterie que du reproche.

Gwendoline lui rétorque qu’il en a tout simplement eu envie. Elle suppose qu’il a aimé être plus agressif et brutal. Et pour cause. Erwann, c’est le feu sous la glace, bouillonnant et sauvage. Après tout, il n’a rien fait de plus que beaucoup de personnes. Des tas de gens prennent leur pied au lit en utilisant la douleur. Dans son métier d’avant, on lui réclamait souvent d’être violente et de faire mal intentionnellement. Certaines personnes ont ce genre de lubies, et d’autres encore, tout aussi étranges pour le commun des mortels. Bien qu’elle ne comprenne pas les délires urologiques ou scatologiques de ces anciens clients, dont elle n’est pas une adepte, Gwendoline sait qu’ils existent et sont monnaie courante.

— Mais dans ton métier, les mecs étaient frapadingues, Gwen !

Toujours le même refrain...

— C’est ton avis, pas le mien.

Habituée à ce genre de remarques de la part de son amie de toujours, Gwendoline explique qu’associer sexe, douleur, pratiques « déviantes » et plaisir n’est pas, pour elle, un signe de dégénérescence. C’est une simple question de goût personnel.

— Le sexe est pluriel, argue-t-elle. Tant que cela plaît, qui sommes-nous pour juger ?

Manuella la dévisage, dubitative, voire même un peu horrifiée.

— Mais Erwann est comme ça avec toi ? Il te fait souffrir au plumard pour que tu prennes ton pied, ou lui le sien ?

À cette question, Gwendoline manque de s’étrangler.

— Non. Jamais. Ça ne va pas la tête ! Au contraire !

Elle repense à la manière dont Erwann lui fait l’amour et rougit. Sa façon de faire, un mélange de douceur et d’intensité, reste à ce jour la plus délicieuse des recettes qu’elle a goûté. Elle sourit en replongeant dans ces doux souvenirs, puis réitère ses propos : Erwann est un parfait gentleman avec elle. Il se montre charmant, prévenant et délicat. Puis, lorsqu’elle se remémore la scène du phare, son regard attendri devient perplexe. Son homme s’y était montré plus brusque, dévoilant une facette de lui qu’elle n’avait jusque-là pas imaginée. Alors, à contrecœur, elle nuance ses propos :

— Erwann a toujours été doux c’est vrai, mais… à un moment, oui, avec moi, il est apparu plus…

— Violent ?

— Non, dominateur, je dirais.

— Hum, c’est bon, ça… réagit Manuella aussitôt, le sourire gourmand.

Gwendoline s’esclaffe à nouveau de rire.

— Dominateur, c’est pas être violent, Gwen, reprend sa meilleure amie, visiblement de meilleure composition.

— Mais où est la limite ? se demande Gwendoline à voix haute. À quel moment la douleur devient-elle acceptable ? À quel moment la violence de l’autre est-elle excitante ou effrayante ? Qui juge de cela ?

Elle passe ses mains sur son visage et apparaît soudain plus fatiguée, comme lassée de toutes ces interrogations sans réponse. Pour la première fois depuis son arrivée, Manuella remarque ses traits tirés et ses joues creusées. Gwendoline joue avec son gobelet vide, le regard perdu. Manuella se lève pour lui préparer une autre boisson chaude. Son amie la remercie, puis se mure dans le silence. À quoi bon partager ses questions insolubles... Ses réflexions ne semblent pas trouver d’écho. Elle a parfois le douloureux sentiment de ne pas être comprise, surtout par Manuella, dont elle est si différente. Pourtant, cette dernière l’écoute, attentive à ses propos. À sa posture affaissée, Manuella comprend que Gwendoline doit ruminer tout cela depuis des semaines sans pouvoir se confier.

— Le consentement est primordial, Gwen. Et il doit venir des deux participants.

— Alors Erwann est innocent.

— Alors pourquoi de telles accusations contre lui ?

Gwendoline se prend la tête entre ses mains, à bout de forces, dépitée. Elle sait bien que l’attitude de son compagnon ne sera jamais regardée sous le bon prisme, que sa réhabilitation sera très compliquée à mettre en œuvre. Pourtant, elle a cette certitude, au fond de son cœur, qu’Erwann est innocent. Une certitude que trop peu de personnes partagent avec elle, avec eux, et qui les isolent de plus en plus du reste du monde. Elle comprend le désespoir d’Erwann, sa colère et son impuissance à ne pouvoir se faire entendre. Elle se met à sa place, luttant quasiment seul contre vents et marées, sans perspective d’amélioration pour son avenir. Qu’il est difficile d’être celui que tout accable, que tout accuse, sans pouvoir rétablir la vérité. Qu’il est compliqué de s’opposer sans cesse à l’opinion de ses contemporains, pour qui tout semble déjà écrit d’avance, sans possibilité de les faire évoluer.

Elle se sent soudain si désœuvrée. Mais elle ne peut baisser les bras. Elle ne peut lui tourner le dos. En s’engageant à ses côtés, elle ne savait pas que cela serait aussi dur mais comprend que le chemin qu’il leur reste à parcourir sera long et parsemé d’obstacles. Aura-t-elle la force de rester debout, inflexible, sans jamais faillir à sa promesse de ne pas l’abandonner à son triste sort ?

Gwendoline écrase une larme et répond :

— C’est ce qu’on essaie de comprendre, mais on n’a encore rien trouvé.

Touchée par la détresse de son amie, qu’elle observe se recroqueviller sur elle-même, Manuella s’en approche. Elle s’assied à ses côtés sans mot dire et saisit ses mains froides. Son simple contact peine à les réchauffer. Gwendoline relève la tête, des larmes scintillant au coin des paupières. Consciente de voir son amie sombrer sous ses yeux, Manuella déclare, contre toute attente :

— Vous finirez bien par avoir une explication. N’est-ce pas toi qui dis tout le temps : « quand on cherche on trouve ? »

Le visage penché au-dessus de son café, Gwendoline opine du chef, émue. Ses yeux humides débordent et laissent s’écouler quelques pleurs trop longtemps contenus.

— Je sais bien que tu ne portes pas Erwann dans ton cœur, mais je n’arriverai jamais à surmonter cette épreuve si tu n’es pas derrière moi. Je comprends tes questions et tes prises de position et je t’expliquerai tout ce que tu as besoin de savoir sur cette affaire, c’est promis. Mais si je suis venue te voir aujourd’hui, c’est parce que je me sens désespérément seule depuis qu’il est enfermé.

— Tu n’es pas seule Gwen. Je suis là.

Malgré sa réserve coutumière, la voix de son amie s’enrobe de sincérité.

— Et je voulais m’excuser aussi pour toutes les horreurs que je t’ai dites la dernière fois, poursuit Gwendoline. Je ne les pensais pas. J’étais en colère et les mots ont dépassé ma pensée. Je ne pense pas que tu sois responsable de tout ce qu’il lui est arrivé. Je sais que tu voulais bien faire en lui demandant de venir me voir à l’hôpital.

— Pour être honnête avec toi, je pensais vraiment que tu lui laisserais une chance de s’expliquer ce jour-là. Je ne m’attendais pas à ce que tu rompes avec lui.

— C’est ce que j’aurais dû faire. Erwann méritait que je lui laisse une chance et c’est un tort de m’être laissée dominer par ma fierté. Et aujourd’hui, il mérite que toi aussi tu lui offres cette nouvelle chance. Une chance de te prouver qu’il n’a pas commis ce qu’on lui reproche. Si tu pouvais dépasser tes doutes, tes craintes et tes à priori à son encontre, tu pourrais le découvrir tel qu’il est vraiment. Exactement comme je l’ai fait.

Les deux femmes se regardent sans animosité. Une lueur de bonté brille au fond de leur prunelles claires. Une demande mutuelle de pardon traverse leurs pupilles dilatées.

— On mérite tous une deuxième chance, tu sais, renchérit Gwendoline, larmoyante. Moi, comme lui.

Manuella sourit et resserre ses doigts entrelacés à ceux de son amie. Ses yeux azur se parent d’une tendresse inhabituelle.

— Ok, j’en suis, annonce-t-elle sobrement.

Son visage et son corps conservent cette attitude froide et distante qui la caractérise, mais l’espace entre ses sourcils dessinés se détend. Son regard se fait plus doux lorsqu’elle poursuit :

— Je ne peux pas te promettre de miracles. Tu sais que je n’y crois pas. Mais je suis de ton côté désormais. Tu peux compter sur moi.

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