Chapitre 10 : Le queutard
Le parloir entre Erwann et Anthony ayant eu lieu un vendredi après-midi, les deux hommes sont off ce samedi matin. Richard, patron d’un salon de coiffure pour hommes sur la presqu’île de Crozon, a décidé à l’avance de prendre sa demi-journée. Son téléphone est allumé en cas d’urgence mais il a confié son établissement à Julie, sa collègue et bras droit depuis de nombreuses années.
Il se réveille en douceur dans le bras d’Anthony, avec l’impression d’émerger d’un rêve. Pourtant, ce qui vient de se passer entre eux la nuit dernière est bien réel. Une réalité qui le fait planer. Si quelques scrupules le tenaillaient encore, sentir le corps brûlant de son amant dans son dos les efface aussitôt. Oui, dans une folie incontrôlable, ils ont fait l’amour hier soir et cela était génial. Anthony est moins expérimenté que lui, mais sait très bien y faire. Ses fellations ont été parfaitement exécutées, probablement maintes fois répétées sur d’anciens flirts. La sodomie a été fluide, intense, sauvage. Richard en frémit encore en y repensant. Il a joui dans le corps de son amant, protégé par le préservatif. Anthony l’a suivi de près entre sa main. Tous les deux arboraient des yeux pétillants de plaisir et de satisfaction à la fin.
Richard sourit, le visage détendu et heureux. Anthony dort encore, serré contre lui, une jambe croisée par-dessus l’une des siennes. Son souffle calme lui chatouille le dos, le faisant frissonner. Lorsque celui-ci ouvre les yeux à son tour, son regard se pose sur la nuque bronzée de son hôte. Il esquisse un sourire, se rappelant où il est. Ils l’ont fait. Non seulement Richard l’a dépucelé la nuit dernière, mais il lui a fait l’amour de la plus incroyable des manières. Une puissante combinaison alliant la douceur des premières fois à une brutalité toute masculine. Anthony bouge sa main. Elle vient effleurer le torse dessiné, signalant à son propriétaire son réveil. Ce dernier se tourne vers lui et l’embrasse. Le jeune homme lui rend son baiser, à mi-chemin entre le songe et l’éveil. Leurs langues se mélangent lentement, voluptueusement. Malgré leur nuit torride, aucun des deux n’est repu.
— Merci, chuchote Anthony, les prunelles dilatées d’émotion.
— Merci à toi aussi.
Les deux hommes se sourient, le regard encore voilé de sommeil, mais l’esprit assez vif pour comprendre qu’ils sont sur la même longueur d’ondes. Ils s’interrogent sans mot dire. Et maintenant ? Et la suite ? Malgré les températures hivernales, leur nuit a été chaude. Brûlante, même. Déroutante aussi. La veille, ils ont vécu un moment d’une telle intensité qu’Anthony ressent le besoin d’en parler à cœur ouvert. Ils ne peuvent en rester là. De sa voix rauque et éraillée, il demande :
— Toi et moi, c’était juste cette nuit ?
Le cœur de Richard se serre. Putain de merde, j’espère pas ! pense-t-il. Soudain, il a un doute. Bien sûr, emportés par leur violente et irrépressible attraction sexuelle, ils n’ont pas pris le temps d’évoquer leurs attentes. Il faut dire qu’hier soir, c’était un peu le cadet de leurs soucis. Mais ce matin, à la lueur du jour qui se lève, il en est tout autre.
— Je sais pas... tu veux quoi ? murmure Richard, prudemment.
Cette impression de marcher sur des œufs ne lui sied guère mais la situation est sensible et une mise au clair s’avère nécessaire.
— Qu’on se revoie, répond Anthony, sûr de lui.
Ouf.
— On se reverra alors.
— C’est ce que tu veux aussi ?
— Bien sûr. On se revoit quand tu veux. Quand tu peux.
— Je sais qu’on n’en a pas parlé hier, on n’en a pas vraiment pris le temps, à vrai dire...
— On avait mieux à faire, intervient Richard taquin.
— Je ne dirai pas le contraire... je ne sais pas si tu l’as compris mais... tu me plais.
— Tu me plais aussi.
— Tu me plais vraiment.
— C’est réciproque Anthony, crois-moi.
Richard sent que le gamin a envie de lui confier quelque chose de difficile à dévoiler. D’une voix encourageante, il poursuit :
— Tu veux quoi exactement ? Dis-le-moi.
— La question n’est pas tant de savoir ce que je veux que ce que je ne veux pas. Je ne veux pas être un mec parmi d’autres.
— Je suis célibataire. J’ai rompu récemment, comme je te l’ai dit. Je ne suis pas engagé auprès d’un autre homme.
— Moi non plus. Mais j’ai cru comprendre que tu étais libertin.
Ah, nous y voilà. Le pourquoi du comment on en est arrivé à cette discussion étrange.
Bien qu’embarrassé, Richard reconnaît la vérité et lui demande comment il l’a appris. Anthony lui rafraîchit la mémoire. Lors de son premier parloir avec son père, l’adolescent avait dit à ce dernier qu’il dormait chez Richard. Erwann avait alors évoqué Alban, le décrivant comme « l’officiel » de son meilleur ami. Un parmi d’autres, avait-il ajouté en riant. Erwann avait laissé sous-entendre qu’ils allaient peut-être se croiser. Anthony avait redouté cette rencontre, angoissé à l’idée de se retrouver face à l’homme avec lequel son coup de cœur semblait avoir ce qui se rapproche le plus d’une relation suivie. Mais cela ne s’était pas produit. Et pour cause, comme le lui explique Richard, lorsque son ancien amant avait débarqué pour dîner, il avait été renvoyé manu militari.
— Je ne voulais pas... qu’il soit là, complète-t-il à voix basse.
Anthony esquisse un sourire, réalisant avec satisfaction que le quadragénaire avait, ce jour-là, déjà fait son choix. Mais cela n’est pas ce qui l’inquiète aujourd’hui.
— Hier, quand j’ai rappelé à Erwann que je dormais encore chez toi, il m’a dit que tu avais rompu... mais, « qu’à son humble avis », voilà ce qu’il m’a dit texto, « tu ne resterais pas seul longtemps, car tu étais... », et je le cite toujours, « …un queutard patenté. »
Richard explose de rire.
— Mais quel enfoiré celui-là !
Anthony rit avec lui, amusé de voir les deux amis si complices, même quand ils ne se voient pas.
— Bon. Je ne sais pas si c’est d’être derrière les barreaux qui lui donne le droit de m’enfoncer, alors que je passe mon temps à dire du bien de lui, mais soit. J’imagine que c’est de bonne guerre entre deux potes d’enfance qui ont toujours eu l’habitude de se chambrer. Pour répondre à ta question, oui, je suis libertin. Et j’imagine que la suivante c’est : « vais-je continuer ? » C’est ça ?
La conversation gêne le coiffeur, peu habitué à ce qu’on le mette au pied du mur. Certes, son attirance pour le séduisant jeune mâle ne fait aucun doute, mais dévoiler ses sentiments est une autre paire de manches. Jusqu’à présent, il n’avait pas l’intention de se caser, échaudé par sa rupture avec Benjamin, trois ans auparavant. Le seul homme qu’il avait cru aimer. Sa relation en dents de scie avec Alban lui convenait jusqu’à récemment, car il pouvait alterner leurs nuits de sexe torrides avec deux ou trois relations de passage, lors de soirées en club. Alban et lui ne se promettaient rien, pas plus qu’ils n’exigeaient quoi que ce soit l’un de l’autre. Ils avaient été clairs dès le début, définissant leur non-union comme suit : du sexe, du fun et des litres de vodka. Cette situation seyait parfaitement à Richard, devenu allergique à toute forme d’engagement.
Mais les choses sont différentes aujourd’hui. Avec ce nouveau partenaire, il y a des sentiments naissants et cela rend les choses plus compliquées. Car s’il y a bien une chose que Richard retient de l’amour, c’est que cela fait souffrir.
— Je ne suis pas libertin, déclare Anthony. Enfin, pas que je sache. Je ne l’ai jamais été et ce n’est pas dans mes prévisions. Je suis assez...
Possessif, comme ton père ?
— Exclusif ?
— C’est le terme, oui, mais peut-être que celui-ci ne te convient pas.
Richard soupire. Il n’a jamais été aussi bien avec un homme, même si ce dernier possède la moitié de son âge. Anthony sait très bien ce qu’il veut. Et lui ? Bien sûr qu’il le sait également, mais l’exprimer en mots clairs et précis n’est pas son point fort. Il n’a jamais dit « je t’aime » à quelqu’un, hormis Erwann, ou même Quentin, car c’était toujours dit sur le ton de la plaisanterie.
— Je ne sais pas quoi te dire...
— Ne dis rien, t’inquiète, je comprends. Il est trop tôt pour avoir cette discussion.
Anthony se relève subitement en annonçant qu’il va à la douche. Il se faufile hors des draps telle une anguille vivante mais Richard le retient par le bras. Aussitôt, il le recouche sur le lit et se rallonge sur lui.
— Pas si vite, beau gosse.
Le coiffeur l’emprisonne de son buste aux muscles étoffés. Ses larges épaules et son torse développé le recouvrent d’un bloc. Son corps viril, à la pilosité plus abondante, tranche avec celui de son amant, plus glabre et élancé. Pour autant, si leurs physionomies se différencient à l’œil nu, leurs énergies sont similaires. Anthony est nerveux, les muscles toujours bandés, surtout lorsqu’il embrasse ou prend son amant dans ses bras. Lorsque Richard lui encadre le visage pour l’immobiliser, le gamin a du répondant et tente de se libérer. Mais son hôte, plus lourd, le maintient fermement. Ils se toisent, avant que l’invité détourne les yeux. Richard comprend qu’il l’a blessé et regrette sa maladresse.
— Écoute... commence-t-il en chuchotant. Je n’ai pas dit que je ne voulais pas en parler, mais laisse-moi juste un peu de temps, s’il te plaît. On peut reprendre cette conversation plus tard ?
La tirade du quadragénaire fait mouche. Sous son corps, l’adolescent se détend.
— Tu as d’autres projets ? demande celui-ci, le regard concupiscent.
À vrai dire, jusque-là non, mais maintenant que tu le suggères, c’est un grand oui.
— Oh putain, oui. Tu es partant ?
— À une condition.
— Bien sûr. Laquelle ?
— Ne m’envisage pas comme une histoire sans lendemain.
Les yeux plantés dans ceux de son partenaire, Richard déclare :
— Je peux te jurer qu’à aucun moment je ne l’ai fait.
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