Chapitre 69 : Le cœur des hommes
Richard grimace. Merde. Il aurait mieux fait de se taire. Cette conversation ne l’arrange pas du tout. Voilà qu’ils commencent à aller sur un terrain qu’il déteste. Parler sexe, drogue et alcool ne lui pose aucun problème. Par le passé, Richard n’a jamais été avare en anecdotes sur ces amants de passage. Raconter ses plans à trois, ou à plus, ne l’a jamais dérangé. Donner des détails sur ses partouzes et autres expériences sexuelles débridées lui a toujours semblé normal. Il est même à peu près sûr que ses amis le voient comme un obsédé. Sa réputation le suit depuis un moment. On le décrit comme une machine à baiser, aussi accroc au sexe qu’Erwann est addict à la clope ou Quentin à l’alcool. Mais l’amour... l’amour et les sentiments sont deux choses qu’il peine à évoquer ; deux terrains glissants sur lesquels il exècre de s’aventurer. Voyant que Richard ne répond rien, Erwann enchaîne :
— Et lui, il est amoureux de toi ?
— Apparemment... Un premier, c’est toujours un peu spécial.
— Un premier ? s’étrangle Erwann. Parce qu’en plus tu l’as dépucelé ??
Mais ferme ta gueule, bordel, se morigène Richard intérieurement. Tu t’enfonces espèce de débile ! Richard réalise sa boulette en observant le visage déconfit de son ami.
— Heu... stop ! J’ai pas du tout envie d’avoir cette conversation avec toi.
— Ben c’est trop tard là ! Tu l’as dépucelé ? réitère Erwann, les yeux lui sortant des orbites.
— Gaz, n’insiste pas putain. Ça te regarde pas.
— Je suis d’accord, mais tu viens juste de me l’avouer, alors maintenant je le sais.
— Oublie.
— J’y arrive pas.
— Essaie plus fort, nom de Dieu.
Erwann soupire bruyamment. Son fils, déniaisé par un homme de deux fois son âge... Putain mais qu’est-ce qu’il lui a pris à Richard d’agir ainsi ? Il a dû y aller comme un bourrin, habitué qu’il est à défoncer des culs à la pelle. Anthony a dû morfler. Richard savait-il qu’il était puceau au moment où il l’a enculé pour la première fois ? Si ça se trouve, son fils ne lui en a rien dit, comme c’est souvent le cas pour les jeunes garçons, parfois honteux de ne pas s’être débarrassé assez vite de leur virginité. Aaaaahhhh pour un peu, il s’est fait défoncer par l’autre sodomite sans aucune précaution. En plus, Richard est ce que les libertins qualifient entre eux de TBM. Un putain de « très bien monté ». Il sait que c’est la vérité car il l’a déjà vu nu.
Erwann boue de rage à l’idée que l’on ait blessé ou traumatisé son enfant. Ses poings se serrent. Tout son corps est tendu. Sa mâchoire crispée lui fait mal. Pourtant, même si la colère l’envahit, il réalise que son état de tension n’est que le résultat de ses pensées. Gwendoline lui a appris à distinguer celles-ci des évènements factuels, de la réalité. Comprenant à quel point ses suppositions ne sont que le fruit de son imagination, il tente de se calmer, même si cela est difficile. D’ailleurs, il a beau essayer, il n’y parvient pas vraiment. À peine réussit-il à redescendre d’un cran.
— Tu m’auras vraiment tout fait, toi, marmonne-t-il entre ses dents.
— Je croyais que tu étais venu t’excuser, pas me faire des reproches.
— Dépuceler mon gamin, il ne manquait plus que ça.
Erwann est en boucle. Il ne parvient pas à s’ôter l’idée de la tête.
— Ça ne change strictement rien.
— Bien sûr que si. C’est une circonstance aggravante !
Richard le dévisage, surpris qu’Erwann ait utilisé cette expression. Une expression digne d’un procès où le coiffeur serait l’accusé, Anthony la victime et Erwann le juge désapprobateur prêt à le sanctionner. Un sourcil relevé, il le toise, prêt à lui répondre qu’il confond son affaire de viol, pour laquelle il est accusé d’un crime passible de quinze ans de prison, avec une relation entre deux adultes consentants. Malgré leur différence d’âge, Anthony est majeur et Richard n’enfreint aucune loi. Mais le coiffeur se tait, conscient qu’Erwann est plongé jusqu’au cou dans ses problèmes avec la justice. Il sait que ce dernier ne voulait pas parler ainsi. La référence à une affaire criminelle est malheureuse mais involontaire, il n’a pas de doute là-dessus.
— Oublie ce que je viens de dire, s’il te plaît, reprend Erwann dans un esprit d’apaisement.
— C’est déjà fait.
— J’ai dit n’importe quoi. Vraiment. J’espère juste... tu sais, qu’il était prêt.
J’espère surtout que tu ne lui as pas pété le cul comme tu m’as avoué un jour aimer le faire !
Richard ne répond pas, embarrassé. Pas d’avoir dépucelé le gamin qui en redemandait et qui a pris son pied, mais d’avoir cette discussion avec son père. Il n’a pas du tout envie de parler de leur intimité. Ce qu’ils ont partagé ensemble leur appartient et ne concerne qu’eux deux. Hors de question qu’il trahisse son amant en révélant ses secrets. La vie privée de son partenaire ne regarde que lui, pas ses parents. Anthony est majeur et assez mature pour savoir ce qu’il fait. Richard réalise qu’en parler ainsi dans son dos est infantilisant et le réduit à l’état de gosse, ce qu’il n’est plus depuis bien longtemps. Et le coiffeur est bien placé pour le savoir. Quand Anthony lui fait l’amour, c’est avec l’assurance et l’énergie d’un homme, pas d’un branleur.
— Il était prêt ? répète Erwann, buté.
Richard soupire, agacé par son insistance.
— Jure-moi qu’il l’était, réitère Erwann d’une voix nerveuse.
— Mais bien sûr qu’il l’était enfin ! Tu crois que je l’ai forcé ? Mais tu me prends pour quoi, nom de Dieu ?
« Pour un violeur », faillit-il ajouter. Heureusement, Richard s’est retenu in extremis. S’il avait dit cela, c’est lui qui serait aller trop loin cette fois. Ses mots auraient dépassé sa pensée et atteint une cible qu’il ne voulait pas viser. Il sait très bien qu’Erwann se les prendrait en pleine face et en souffrirait, victime de cette image erronée que tout le monde a de lui désormais. Les vocables interdits planent au-dessus d’eux maintenant, menaçant de les blesser de leurs couperets tranchants.
Les deux hommes se regardent, chacun pensant à la même chose. Leur amitié est trop fragile pour que ce qu’ils ont en tête ne soit verbalisé. Ils le savent parfaitement. Erwann n’est pas dupe. Il voit combien Richard se sent mal d’avoir manqué de dépasser les bornes en prononçant les mots meurtriers. Alors, il s’oblige à faire le premier pas, pour effacer l’outrage évité de justesse. Mieux vaut dissiper de suite l’ambiance tendue dans laquelle ils baignent. Après tout, s’il est venu là, c’est pour s’excuser, pas pour en rajouter. Il désire faire preuve de bonne volonté.
— Tant mieux si c’est le cas, reprend-il d’une voix plus apaisée. Je suis sûr que tu l’as respecté. Bref, passons. C’était quoi le sujet de la conversation, déjà ?
— Tes excuses. Mais elles sont loin maintenant. Enfouies sous tes remarques de père qui se prend pour un maton.
Richard se mord les lèvres jusqu’au sang. Cette fois, les mots lui ont échappé. À croire que tout le vocabulaire à leur disposition les ramène à la même idée.
Putain de bordel de merde.
— Tu ne pouvais pas t’en empêcher, hein, ironise Erwann, blessé. Il fallait que ça sorte. Ne me parle pas de prison. Crois-moi, tu ne sais pas ce que c’est.
Erwann se lève pour couper court à la conversation.
— Gaz, excuse-moi, soupire Richard, désœuvré. Je ne voulais pas dire ça, tu le sais très bien. C’était maladroit de ma part. Je sais que t’en as chier.
Son ami est de dos, à l’arrêt. Mais il n’a envie que d’une chose : déguerpir et aller se terrer quelque part où plus personne ne lui rabâchera les mêmes histoires. La tête basse, il commence à s’éloigner.
— Gaz, attends, bordel. J’ai merdé. Je sais que t’es à fleur de peau en ce moment avec toutes ces accusations...
— Fausses accusations.
— Je sais, Gaz, je n’en ai jamais douté.
— T’en es sûr ?
La voix cassée qui monte dans les aigus surprend Richard, qui commence à entrevoir la profondeur des doutes qui assaillent son meilleur ami. Croit-il vraiment que ses proches le voient ainsi ? Qu’ils le pensent coupable ? Est-ce avec ce poids qu’il vit au quotidien ?
— Évidemment, mec, que j’en suis sûr. Tu ne ferais jamais ça. Faut que ce soit bien clair dans ta tête. Je ne pense absolument pas que tu sois coupable de ce que l’on te reproche. Et je ne l’ai jamais pensé. Si c’est ce que tu crois, tu fais fausse route. Tu n’es pas un violeur, Erwann. Tu ne l’as jamais été et tu ne le seras jamais. J’en mettrais mes deux mains à couper.
Erwann ne dit rien mais balaie le sable du bout de ses pieds. Le vent se lève. Une bourrasque vient les chahuter. Il n’y a rien à dire de plus. Si leur amitié n’est pas brisée, il est évident qu’elle a été abîmée par les récents évènements. Erwann souhaite le quitter en bons termes malgré tout.
— Même si tu n’en as pas besoin, je te donne ma bénédiction pour mon fils. Je te demande juste une chose. Tu sais de quoi il s’agit.
— Ne pas le faire souffrir.
— Tu lis toujours dans mes pensées, commente Erwann, plus léger. Malgré les années, ça, ça n’a pas changé. Traite-le bien, c’est tout ce que je te demande.
— C’est ce que je fais. Je sais que dans le cas contraire, j’aurais à faire à toi, ne t’inquiète pas.
— Je suis son père. C’est mon rôle de le protéger.
— Et si c’est lui qui me blesse, Gaz ? Tu seras là pour moi aussi ?
Le ton de Richard résonne comme une supplique autant qu’un désaveu. Aura-t-il droit à la même prévenance que celle dont il a entouré Erwann ces dernières semaines ? Celui-ci se tait, prit entre deux feux. Cruel dilemme pour le quadragénaire, qui devra alors choisir entre soutenir son ami de toujours et son fils récemment apparu.
— Voilà pourquoi j’aurais préféré que tout cela n’ait jamais eu lieu. Si vous vous ratez, nous en pâtiront tous.
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