Chapitre 15 : Docteur Erwann et Myster Rambo
Gwendoline se relève et recommence à arpenter la pièce pour se défouler et encaisser la remarque légèrement perfide de Manuella. Même si elle s’attendait à ce que sa meilleure amie la tacle sans relâche pour avoir le dernier mot, elle se sent de plus en plus épuisée d’avoir à lutter sans cesse.
— Je la connais très bien cette maxime et d’une certaine façon, elle est vraie, avoue-t-elle, la voix incertaine. Et si aujourd’hui Erwann se retrouve dans cette situation, c’est parce qu’il a déconné.
— Donc, tu confirmes les accusations ?
— Non, la réalité a été tronquée.
— Explique.
Tout en faisant les cent pas, Gwendoline obtempère et raconte le comportement irrespectueux que son compagnon a eu avec un certain nombre de jeunes femmes durant les quelques mois de leur séparation. Plus que six selon ses dires. Beaucoup plus que six, apparemment, même si elle ne possède pas le décompte exact, pas plus que lui probablement. Il reconnaît avoir dépassé les bornes de la bienséance et les avoir utilisées sexuellement, mais jamais contre leur gré. Elles étaient consentantes.
— Erwann s’est bien comporté comme un salaud. Un salaud, pas comme un violeur, conclut-elle, tremblante.
— Qui te dit qu’il n’essaie pas de cacher son comportement de « violeur » derrière cet écran de fumée du « salaud », et derrière le fameux « elles étaient consentantes » ?
Évidemment, Manuella se fait l’avocat du diable, ce qui ne surprend pas le moins du monde Gwendoline, habituée à sa verve hargneuse. Au pied du mur, cette dernière lui donne sa version des faits : son comportement irrespectueux, le photographe s’en était ouvert dès leurs retrouvailles. Pourtant, à ce moment-là, il n’avait eu nulle obligation de le faire. Et la conversation avait bien failli la faire partir en courant, affirme-t-elle en se remémorant cet épisode. Ce à quoi Manuella rétorque de sa voix haut perchée qu’elle aurait peut-être dû, effectivement, prendre ses jambes à son cou. Gwendoline n’a plus la force de s’en offusquer et répète qu’Erwann joue franc jeu avec elle depuis le début, à ses risques et périls. Voilà pourquoi elle reste de son côté.
— D’accord, donc si je comprends bien, actuellement Erwann est en taule, prêt à sortir, et toutes les accusations d’agressions verbales et physiques, de violence et de viol sont fausses ?
— Pas exactement.
— Tu m’en diras tant ! s’exclame une Manuella qui ronge son os jusqu’à la moelle.
— Laisse-moi finir, intervient son amie, agacée par l’attitude sans compromis de son interlocutrice. Erwann est très doux de nature. C’est un homme gentil, attentionné et tendre...
— Mais ? intervient Manuella sur les dents. Je sens qu’il y a un « mais »…
— Mais c’est un volcan qui dort. Non, attends, je me corrige : c’était un volcan endormi. Après sa visite à l’hôpital, lorsque je lui ai dit que je ne voulais plus le voir, il a…
— Disjoncté ?
— Probablement. De ce qu’il m’en a dit et de ce que Richard m’a confirmé, Erwann est devenu… un autre.
— Docteur Jekyll et Mister Hyde, dit-elle avec un rire sarcastique. Un vrai phénomène de foire celui-là ! Puisque tu reconnais que l’agneau s’est transformé en loup, pourquoi n’aurait-il pas fait ce qu’on lui reproche ? Tu dis toi-même qu’il est devenu « un autre ».
— Il l’a fait… en quelque sorte.
— Il a « en quelque sorte » violé des femmes ? répète Manuella, incrédule.
— Non, ça il ne l’a pas fait, mais il admet la violence.
— Il a cogné des femmes ?
— Une. Une seule, répète-t-elle tel un automate.
— Il a cogné une femme et ça, ça ne te dérange pas ?
Manuella s’enflamme comme une trainée de poudre au contact d’une étincelle. Déçue, elle toise son amie d’enfance. Elle se demande comment celle-ci, soi-disant féministe, et maman d’une petite fille qui plus est, peut retourner sa veste pour les beaux yeux d’un homme. Est-elle devenue folle pour penser ainsi ? Manuella monte sur ses grands chevaux, lui reprochant de renier tout ce en quoi elles croient depuis toujours.
— Je ne peux pas croire que tu cautionnes la violence ! éructe-t-elle, choquée.
— Il ne s’agissait que d’un stupide jeu érotique, plaide Gwendoline. Une sorte de délire sado-maso.
— Erwann est sado-maso ? interroge sa comparse, affichant soudain une mine intriguée. Et c’est quoi son délire à ce taré ? Aime-t-il se faire martyriser en retour ? Possède-t-il une armoire-coffre insonorisée en cèdre dans laquelle il se fait enfermer pour se faire fouetter le derche ? Je suis sûre qu’il aime qu’on l’attache dedans avec des chaînes et qu’on le fasse crier. Je l'entends d'ici, oh oui Gwen, fais-moi mal ! Non ? Allez avoue ! C’est quoi son genre ? Les menottes en moumoute et les talons aiguilles enfoncés dans le dos ? Ou alors son style, c’est plutôt le fouet, le cuir et les tenues cloutées ? Rambo avec une combinaison en latex, les bras en croix et une couronne d’épines sur la tête ?? Ah je l’imagine bien, ce corniaud, il lui manquerait plus qu'une plume dans le cul ! De mieux en mieux !
Cachée derrière son poing, Gwendoline dissimule mal un rictus en coin devant l’imagination débordante de son amie. Elle essaie de se contenir mais ses épaules commencent à tressauter, signalant à l’hôtesse qu’elle a réussi à dérider son amie. Manuella, qui se retenait jusque-là d’en faire autant, laisse échapper un ricanement, qu’elle tente en vain d’étouffer dans sa paume de main.
Les deux amies se dévisagent, le regard complice et amusé. Elles se mettent à rire aux éclats, emportées chacune leur tour par un fou rire incontrôlable, qu’elles ne parviennent pas à réprimer. Les nerfs de Gwendoline lâchent et elle ne peut plus s’arrêter, secouée de soubresauts. Des larmes de joie roulent le long de ses joues. Elle tape du plat de la main sur la table et Manuella la suit, hilare. Quand l’une cesse enfin de rigoler, l’autre s’esclaffe à nouveau et c’est reparti pour un tour.
La porte s’ouvre subitement sur une collègue de Manuella, figeant les deux amies.
— C’est vous qui faîtes un tel raffut ? s’égosille-t-elle dans l’encadrement. On vous entend jusqu’en bas !
Les deux femmes se regardent et repartent à rire de plus belle, incapables de mettre fin au retour de leur complicité.
L’hôtesse referme la porte en levant les yeux au ciel, persuadée que l’une et l’autre sont devenues folles.
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