Chapitre 14 : ME TOO
L’interrogation de Manuella fait mouche et, au même titre qu’un avocat dérouté par un évènement inattendu en plein procès, Gwendoline se lève et se met à arpenter la salle de pause pour éclaircir ses idées et rebondir. Tout en marchant d’un pas vif, elle secoue la tête en guise de réponse négative.
Évidemment que Manuella a raison de soulever cette question. Les femmes qui utilisent l’hashtag #metoo doivent dénoncer les actes abusifs dont elles sont victimes mais, pour elle, à force de tenir un discours aussi virulent à l’encontre des hommes, l’objectif de ce mouvement semble se perdre de vue et ne fait qu’augmenter la scission qui existe déjà entre les deux clans.
Pour apaiser les craintes de Manuella, elle raconte avoir vu le film « She said » récemment. Film dont elle est ressortie bouleversée par le courage magnifiquement mis en lumière de toutes ces femmes bafouées. Néanmoins, aussi beau et nécessaire soit-il, il n’ébranle pas ses convictions profondes concernant son compagnon, accusé à tort. Une réalité dont elle ne démordra pas.
— Le monde d’aujourd’hui a besoin de faire cesser cette barbarie issue de notre société patriarcale, argue-t-elle, la voix montant dans les aigus. Pour autant, on ne va pas décréter, par principe de précaution, que tous les hommes sont des criminels.
— Personne n’a dit ça, rétorque Manuella, étonnamment calme.
— Vraiment ?
Gwendoline lui tourne le dos et martèle le linoléum comme une automate pour évacuer ses tensions. Elle confie à son amie que c’est pourtant ce qu’elle ressent. Elle déplore que les hommes, au même titre que les femmes, souffrent de préjugés. Et à ses yeux, ce genre de mouvement, parfaitement utile et légitime d’un côté, ne fait que créer de nouveaux a priori concernant la gent masculine.
Devant le regard interloqué de Manuella, Gwendoline précise sa pensée. En tant que modèle photo, la question qui revient le plus souvent est la suivante : « et les photographes, ils ne sont pas trop pervers ? » Idem pour ses anciens clients, que l’on associe systématiquement à des mecs dégénérés. Au quotidien et ce depuis des années, elle est confrontée à l’image décriée de l’espèce mâle, qu’ils s’agissent de ses clients d’autrefois ou de ses photographes actuels, sans compter tous les hommes qu’elle a connu dans sa vie privée. Il lui apparaît aujourd’hui très clair que la très grande majorité d’entre eux sont normaux, en tout cas, aussi normaux que le reste de leurs congénères. Par contre, tout comme la gent féminine, ces derniers souffrent de jugements négatifs.
— En treize ans de prostitution, aucune agression, déclare Gwendoline en posant une main sur la table de déjeuner.
— Tu prenais tes précautions aussi.
— Effectivement, mais quand tu es allongée sur le dos, avec un homme entre quatre-vingt et cent kilos qui décide de t’étrangler, par exemple, tu fais quoi ?
— Ça ne t’est jamais arrivé.
— Tout à fait ! Et tu sais pourquoi ? Parce que les hommes sont globalement corrects, et respectueux, et gentils, et doux, et tendres, et polis, et bien élevés et...
— Oui, j’ai compris l’idée. De parfaits gentlemen.
Manuella continue de manger sa salade en suivant des yeux son amie. Celle-ci a l’air remontée comme une pendule. L’hôtesse d’accueil sait combien cette histoire de préjugés envers les hommes est un des chevaux de bataille de Gwendoline, et maintenant qu’Erwann est dans le collimateur, il est évident que l’affaire lui tient plus à cœur que jamais.
— Ils peuvent l’être effectivement, rétorque Gwendoline, toujours sur les dents. En tout cas, ils sont très loin de ce qu’on imagine d’eux. Bien sûr dans le lot, tu auras toujours des dingues mais il ne faut pas que cela efface le très grand nombre de mecs biens. Et il y en a ! J’en ai croisé plus que de tarés. Jamais une agression, je le rappelle, et combien à qui j’ai dit non et qui ont respecté mon « non » ? Pourquoi est-ce qu’on n’en parle jamais de ceux-là ? Pourquoi est-ce qu’on oublie systématiquement tous ceux qui sont arrivés avec des fleurs, des chocolats, de l’alcool...
— Tu ne bois pas...
— Peu importe, c’est l’intention qui compte !
— Ils voulaient peut-être te souler pour abuser de toi ?
— Tu vois, toujours à les envisager sous le mauvais angle ! Et tu n’es pas la seule, crois-moi. Mais moi, je les ai côtoyés tous ces clients soi-disant tarés, tous ces photographes soi-disant pervers et aucun, et je dis bien aucun, n’a mal agi envers moi.
Gwendoline reprend sa marche rapide en martelant ses arguments avec ses mains. Toute bretonne qu’elle se dit être, il y a un côté méditerranéen dans son expression corporelle très éloquente.
— Mais on s’en fout, poursuit Gwendoline après avec avoir repris son souffle, puisque l’idée de base c’est que les hommes sont potentiellement tous dangereux et qu’on n’a pas de raisons de faire du cas par cas. « Les hommes ont une bite à la place du cerveau », « les hommes ne pensent qu’au cul », « les hommes sont des queutards », « les hommes sont infidèles ». Les hommes-ci, les hommes-ça, et bien je suis désolée, mais c’est parce que j’ai pu les étudier de très près que je peux t’affirmer qu’il y a plus de bon en eux que toutes les horreurs qu’on leur met sur le dos. Et un dernier exemple, s’il ne fallait en citer qu’un : deux nuits dans un phare avec un mec qui n’avait pas touché une femme depuis des lustres et qui n’a rien tenté pour prendre son pied !
— Quel rapport avec Erwann ? intervient Manuella, en finissant sa salade.
Elle connaît si bien l’anecdote qu’elle n’a pas besoin que Gwendoline lui précise à qui elle fait référence. Mais s’il est vrai que l’attitude d’Erwann l’étonne encore à ce jour, à dire vrai, Manuella en a surtout conçu une immense jalousie envers son amie. Une telle déférence est quelque chose qu’elle n’a jamais connu.
— Bon ok, Erwann est photographe, reprend-elle, mais en dehors de ça, ce n’est pas un micheton, si ?
— Non, juste un homme, et crois-moi que cela suffit pour faire de lui le coupable idéal. Le bénéfice du doute, tu t’es assise dessus à la minute où j’ai ouvert la bouche. Il n’a même pas été jugé qu’à t’écouter, une enquête n’est pas nécessaire, c’est réglé d’avance. Vite, sortez l’échafaud et pendez-le !
Manuella continue de manger tout en souriant à cette image.
— Ne me tente pas… réplique-t-elle, avec une moue sarcastique.
Face à la provocation de son amie, Gwendoline s’affaisse sur son siège, comme subitement dégonflée. Malgré ses convictions profondes, les doutes l’assaillent. Voilà exactement ce qui lui fait peur s’il y a un procès, explique-t-elle, le regard éteint : que l’enquête soit faite à charge et non à décharge, comme elle devrait l’être en toute logique. Chaque citoyen est présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit reconnu coupable. En énonçant cette vérité, Gwendoline martèle chaque mot en tapant de la tranche de sa main droite dans la paume de sa main gauche. C’est la règle, renchérit-elle, mais celle-ci est rarement aussi bien appliquée. Et avec la vague « me too », elle a peur que cela porte préjudice à son compagnon.
— Je sais déjà que tout le monde va lui tomber sur le dos. C’est un homme face à six femmes. Pour la gentille ménagère de moins de cinquante ans qui regarde un peu trop BFMerde, Erwann sera coupable avant même d’avoir posé son cul sur le banc des accusés.
— Bien, je vois que tu es prête pour sa plaidoirie. J’espère qu’il t’a choisie comme avocate car tu es très convaincante, comme toujours.
— Manuella… il est innocent.
— Je veux bien te croire, mais toi qui aime tant les citations, ne connais-tu donc pas celle qui dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu ?
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