Chapitre 22 : Mémoires d'une masseuse érotique, partie II

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Manuella, comme tant de personnes avant elle, a du mal à comprendre le lien qui unissait Gwendoline à ses clients. Un lien complexe et ambivalent, que l’ancienne masseuse érotique a souvent du mal à expliquer. Les gens s’imaginent toujours que ses clients l’utilisaient contre sa volonté, bafouant son corps comme s’il n’avait été qu’un objet jetable, mais la réalité était plus nuancée. La vérité, c’est que certains d’entre eux lui avaient permis de surmonter des moments difficiles de sa vie et de cela, elle leur en était reconnaissante.

Cela avait été le cas au moment de la mort de Guillaume, ou lors de son divorce, mais aussi à d’autres périodes douloureuses comme son dernier avortement. Gwendoline s’épanchait rarement sur les bienfaits que lui avaient apporté ses clients, ne voulant pas glorifier son métier si décrié. Pourtant, ces derniers existaient réellement. Que ce soit à travers leurs compliments, leur attitude respectueuse, les marques d’affection et de tendresse qu’ils lui offraient, ou encore par le biais de cadeaux qu’elle recevait, elle s’était sentie choyée à maintes reprises. Certes, ces hommes n’avaient été que de passage dans sa vie. Mais parfois, ils lui avaient été plus précieux que les gens de son entourage proche.

Karim avait été de ceux-là. L’homme était marié, père de deux enfants et d’origine algérienne. De dix ans plus âgé qu’elle, il avait une nature bienveillante et généreuse. Dès leur premier rendez-vous, il l’avait complimentée. Cela n’avait pas eu pour but de la séduire, mais elle avait été charmée par ses mots doux et respectueux. Il lui disait qu’elle était belle et désirable, et qu’il aimait lui faire l’amour. Mais au-delà de son corps qu’il qualifiait de superbe, il vantait également son esprit et son intelligence. Leurs échanges sous la couette étaient passionnés, mais leurs discussions s’avéraient également enrichissantes. Il stimulait son corps autant que son esprit.

Elle l’avait vu à intervalles réguliers et plus les rencontres se multipliaient, plus leur complicité grandissait, à tel point qu’elle avait rapidement accepté ses baisers, ce qu’elle ne s’autorisait presque jamais. Chacune des attitudes de ce client un peu spécial étaient empreintes de déférence et de tendresse envers elle. Il ne venait jamais les mains vides, arrivait toujours à l’heure et lui envoyait systématiquement un message de remerciements. Au lit, il s’efforçait toujours de la satisfaire avant de prendre lui-même son pied. Il la caressait avec précaution, la pénétrait avec ardeur mais sans brusquerie, et lui souhaitait toujours le meilleur en repartant.

— J’étais en couple, mais Karim était plus attentionné que mon propre mari. Il était adorable. C’était toujours mieux que les réflexions qui m’attendaient le soir quand je rentrais à la maison.

— Si ça se trouve, il était plus attentionné avec toi qu’avec sa femme.

— Je ne sais pas... il en parlait toujours avec élégance et ne la dénigrait jamais, à tel point que je me disais qu’elle avait beaucoup de chance de l’avoir à ses côtés. Il avait l’air d’être un bon père et un bon mari.

— Mais il la trompait, ça craint, non ? lui fait aussitôt remarquer Manuella. Ce n’est quand même pas le compagnon idéal.

— Certes, mais après la naissance d’Emma, mon propre mariage partait à vau-l’eau. Alors, en comparaison, tout avait l’air idyllique.

Durant les derniers mois de leur union, délaissée par son ex-mari et privée de son soutien, Gwendoline avait ramé. Si elle avait tenu bon, malgré sa difficulté à être pleinement disponible au cours de ces rendez-vous sulfureux, c’est en partie grâce à ce genre de rencontres. Grâce à la douceur et à la gentillesse de certains hommes de passage, elle avait réussi à se dédoubler physiquement et émotionnellement, sans y sacrifier sa santé mentale. Et elle en ressentait encore de la gratitude à leur égard. Qu’ils lui aient offert un orgasme, un cadeau, de l’attention ou une petite parenthèse enchantée au milieu de sa journée à rallonge de femme multi-casquette, ils lui avaient permis de tout supporter.

Reprendre son travail après son congé maternité avait été une gageure tant elle ne se sentait jamais à la bonne place. Elle s’était sentie dévorée simultanément par son rôle de jeune maman et celui de travailleuse du sexe. Gwendoline avait cumulé l’allaitement à un travail qui exigeait d’elle de donner également de son corps. Ce dernier était devenu un instrument d’éducation, un outil de travail, que l’on se partageait, ne lui laissant que des miettes, comme si elle ne s’appartenait plus.

— J’avais parfois l’impression d’être vampirisé, qu’on me suçait le sang jusqu’à la moelle.

— C’était vraiment le cas. Tu étais très maigre à l’époque, je me souviens.

— Effectivement. Alors quand un client prenait soin de moi, crois-moi, je ne me faisais pas prier !

Manuella acquiesce.

— J’aurais dû me sentir coupable car j’étais mariée, mais très honnêtement, je n’y arrivais même pas.

— Le père d’Emma ne t’aidait pas... Tu m’appelais en pleurs...

Manuella se remémore la tristesse et l’impuissance qu’elle avait ressenties lorsque son amie, au téléphone, lui contait ses déboires maritaux. Quand Gwendoline rentrait le soir, exténuée d’avoir pris sur elle pour laisser ses clients la toucher, il lui fallait encore préparer le dîner, nourrir sa fille et s’en occuper. Puis gérer ce qui ne l’avait pas été dans la maison en son absence. Son ex-mari avait beau être là physiquement en journée, c’était comme s’il avait déserté le foyer, car elle retrouvait les lieux exactement comme elle les avait laissés le matin en partant.

— J’étais harassée de devoir tant donner de moi. Dieu merci, j’avais les sourires de ma fille en récompense pour tenir. C’est à ça que je me suis accrochée. Et à défaut du père d’Emma, certains clients m’ont aidé.

— Tu frôlais le burn-out. Ton ex te mettait la pression pour que tu arrêtes ton taf mais il vivait à tes crochets...

L’ex-mari de Gwendoline, toujours en recherche de sa voie professionnelle, alternait périodes de chômage, formations rémunérées, stages bénévoles et petits boulots sous-payés. Pourtant, c’est sans aucune honte qu’il vivait grassement sur ses deniers tout en lui reprochant son activité, qu’il lui avait demandé de cesser.

— Mais je ne pouvais pas arrêter, se défend Gwendoline comme si cette période noire était toujours d’actualité. J’étais celle qui faisait bouillir la marmite. Je me faisais entre six et huit mille balles par mois. À deux, avec un travail « normal » on en aurait gagné la moitié. Et il n’en trouvait même pas un, de travail normal, alors où l’aurait-on trouvé tout ce fric ? Sous les sabots d’un cheval ?

Bien qu’elle fasse rire Manuella avec sa façon de s’exprimer, Gwendoline s’énerve en y repensant.

— C’était tellement frustrant car Karim, lui, était plein aux as et entretenait sa femme qui ne travaillait pas. Comme je l’enviais ! Je rêvais d’un mec qui me soulage mais, à la place, j’en avais un qui me pesait.

— T’as bien fait de divorcer. C’était un parasite. Il voulait le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière.

— Sauf que mon cul, il a fini par ne même plus y avoir droit, sourit Gwendoline. Si tu crois que j’avais encore envie qu’il me touche après sa litanie de reproches en revenant du taf !

— De toute façon, tu m’as toujours dit qu’il était un piètre amant. Raison de plus pour le larguer celui-là : baise-moi mal une fois, honte à toi, baise-moi mal deux fois, honte à moi !

Gwendoline éclate de rire. Elle se souvient de cette réplique de la série « Sex and the City », que les deux amies connaissent par cœur à force de l’avoir visionnée ensemble nombreuses fois.

— Je comprends pourquoi Rambo te plaît autant, reprend Manuella en souriant. Bon amant et pété de thunes, il est peut-être mieux que je ne le pensais, finalement !

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