Chapitre 39 : Le trio
Quelques minutes plus tard, après quelques messes basses, Richard et Erwann rejoignent Quentin dans le patio. Tous les trois s’installent en silence dans le salon d’hiver. Quentin prend place dans le fauteuil, face à ses deux acolytes, qui s’assoient l’un à côté de l’autre sur la banquette. Tout le monde se regarde, attendant le coup d’envoi de cette réunion improvisée.
— Ben on t’écoute, s’impatiente Richard.
Dès qu’Anthony n’est plus dans son champ de vision, il se sent... nu ? mort ? vide ? inutile ? Ah... L’amour, qu’est-ce que ça rend con !
— Je sors de désintox.
Erwann ouvre de grands yeux stupéfaits. Il n’y croit pas ! Son plan a marché. Aussitôt, il déclare, enthousiaste :
— Sérieux ? C’est génial !
— Carrément, renchérit Richard.
Ceci explique cela. La bonne mine, le calme, tout ça, tout ça...
— T’y es resté combien de temps ? s’enquiert Erwann, abasourdi.
— Deux mois.
— T’es complètement sobre ?
— Ouais.
— Putain, la misère, intervient Richard, qui n’imagine pas sa vie sans alcool. Nan, en vérité, je déconne. T’as grave géré, il le fallait.
— Je sais, confirme Quentin, gêné par ces félicitations.
Il les mérite pourtant. Le chemin de la guérison, bien qu’encore à ses débuts, a été parsemé d’embûches. Le plus dur a cependant été de prendre la décision ferme et définitive d’arrêter. Une fois celle-ci entérinée, il lui a suffi de suivre le courant. Les soins, les groupes de paroles, les contrôles quotidiens, la thérapie chaque semaine, le parrainage d’un ancien, devenu depuis un mentor... Chaque étape a été importante mais aucune n’aurait été permise sans la première, celle de tirer un trait sur cette vie dissolue. Une fois le premier pas fait, les autres ont simplement suivi. À son grand étonnement, cela n’avait pas été aussi insurmontable qu’attendu. Il se souvient d’ailleurs de davantage de bons moments que de périodes compliquées.
Une vision fugace le ramène à son séjour. Il s’y revoit, regardant par la fenêtre de sa chambre, de laquelle il voyait la mer, les yeux perdus dans le vague, au loin, face à l’infini inconnu d’un horizon incertain. C’était son rituel depuis son arrivée au centre : observer le ballet des cormorans danser au-dessus de l’océan. Après des mois de torture psychologique sous l’effet de l’alcool qui décuplait ses angoisses, il a été étonné de se retrouver apaisé en admirant ce simple spectacle.
Il n’a jamais regretté sa décision. Coupé du monde civilisé, cette pause salutaire était ce dont il avait besoin, après des années de débauche et de vide intérieur. Il a fait le point sur sa vie, sur ses erreurs, sur son comportement face à ses amis... Depuis le jour de son entrée aux « Colombes », il a voulu écrire à Erwann pour s’excuser de son comportement vis-à-vis de lui et de sa compagne, des ennuis qu'il leur avait créés. Il a voulu le remercier de sa générosité et de sa bienveillance à son égard, lorsqu’il l’avait pris en charge après sa dernière cuite magistrale. Mais il n’a pas osé. Par pudeur, probablement. Et puis son manque de goût pour la rédaction de telles missives l’en a dissuadé. En plus, cela ne lui ressemblait pas, de parler de ses sentiments, pas plus que ce n’était son genre de se répandre en remerciements. Son ami d’enfance devait savoir cela et n’avait pas dû s’attendre à ce genre de déclaration.
Pourtant, lorsque Quentin voit l’enthousiasme d’Erwann briller dans ses yeux, il regrette de ne pas avoir suivi son idée, et de ne pas avoir donné signe de vie, au lieu de s’isoler comme il l’a fait.
— Désolé pour mon silence. Je... je ne savais pas par quoi commencer.
— Aucun problème, le rassure Erwann. Le principal c’est que tu aies agi comme il le fallait et que tu aies pris les choses en main. Le reste, on s’en fout.
Quentin acquiesce. Il a envie d’en dire plus mais n’y arrive pas. Les efforts déployés par Erwann pour le remettre sur pieds ont porté leurs fruits et il lui en est vraiment reconnaissant. Si sa gêne l’empêche de parler avec son cœur, son ami d’enfance, tout sourire, semble pourtant le comprendre sans mots. Peut-être qu’au bout de tant d’années, une forme de télépathie était née entre eux ? Peut-être n’avaient-ils pas besoin de dire les choses pour qu’elles soient sues ?
— Et ton fils ? demande Erwann avec beaucoup d’intérêt.
— Son fils ? intervient Richard, éberlué. Quel fils ? T’as un fils toi aussi ?
Envahi par la bonne humeur, Erwann a oublié qu’il n’avait jamais révélé le secret que son meilleur ami lui avait confié durant sa semaine de convalescence chez lui. Il a estimé que ce n’était pas à lui de le faire, même si Richard et Quentin ont toujours été aussi proches qu’eux deux, voire même plus, par le passé. Mais Quentin ne semble pas s’offusquer de sa maladresse car il interroge aussitôt :
— Comment ça « toi aussi » ?
Les questions fusent sans que quiconque puisse en placer une et donner des explications.
— Qui a eu un fils ? reprend-il en frottant son crâne rasé.
— Ben, Erwann, crétin, l’apostrophe Richard, choqué. Qui d’autre ici, sinon ?
Manquerait plus qu’on pense que cela pourrait être lui. N’importe quoi.
— J’ai un fils, poursuit Erwann en relevant le buste, rempli de fierté. Tu pourras le croiser ce soir... Si tu veux, je te le présenterai...
— Mais... il est de qui ? questionne Quentin, interloqué.
Gwendoline ne peut pas avoir déjà mis au monde un enfant ! Ça ne fait que quelques mois qu’ils se sont retrouvés. Et en plus, il a dit qu’il voulait le lui présenter, on ne parle clairement pas d’un nourrisson...
— Ohlala, je ne vais pas encore me farcir cette histoire, se plaint Richard en se levant. J’en ai ras-le-bol. Je vous laisse les mecs, je retourne à la soirée que j’ai organisé en l’honneur de ta filleule, dont tu ne t’occupes plus beaucoup.
Disant cela, il pointe le doigt vers Quentin, qui baisse les yeux au sol, plein de culpabilité.
— Si Erwann m’autorise à rester, j’irai saluer Manon et lui souhaiter un bon anniversaire. D’ailleurs, j’ai un cadeau pour elle...
— Bien sûr que je te laisse rester. Pourquoi je ne le ferai pas ? Tu crois que je t’ai remis sur pied pour ensuite te dégager de ma vie ? J’attendais de tes nouvelles, tu sais. La semaine qui a suivi ta convalescence, j’ai essayé de te joindre, sans succès... Bon ensuite, je n’étais plus trop disponible...
— Ah ah ! Non, plus trop, effectivement, éclate de rire Richard. Je vous laisse vous raconter vos petites péripéties, les gars. Moi, je rejoins mes invités. Vous tapez pas sur la gueule, hein, j’ai vraiment autre chose à foutre que vous emmener aux urgences ce soir...
J’ai d’autres urgences plus intéressantes à gérer...
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