Chapitre 40 : D’homme à homme
Comme annoncé, Richard s’éclipse sous les ricanements de ses deux amis d’enfance. Il est ravi d’apprendre que Quentin va beaucoup mieux mais cela ne l’intéresse pas autant que de savoir ce que devient Anthony. La propriété est peuplée de beaux gosses de son âge et il n’a pas envie de le retrouver entre d’autres bras.
Quelle chiotte l’amour ! Tu passes ton temps à craindre de perdre l’être aimé ! Tu parles d’une vie !
Le grincement sonore de la porte en fer qui se referme après son départ est suivi d’un long silence, durant lequel les deux hommes restants dans le patio s’observent à la dérobée.
— Eh bah, ça s’arrange pas celui-là, ricane Quentin en regardant la sortie.
Tous les deux s’esclaffent en même temps.
— Pas du tout ! Et c’est pire avec l’âge. Il a prévu une soirée mousse pour les seize ans de Manon. Il est complètement taré. Je ne sais pas ce qui lui arrive mais il n’est pas dans son état normal depuis quelques temps. Il a toujours l’air sur le qui-vive. Il doit nous cacher quelque chose cet abruti. Avec un peu de chance, lui aussi a réussi à mettre une meuf en cloques.
Quentin éclate de rire. Puis reprend plus sérieusement :
— Bon, ton fils... Tu me racontes.
Erwann ne se fait pas prier et lui fait le récit en version longue de l’incroyable histoire de ce gamin tombé du ciel. Bien que leurs situations soient assez différentes, les similarités dans leur paternité créent une connivence supplémentaire. Voilà plus d’un an, Quentin avait découvert qu’un de ses anciens plans culs, la jolie Coralie, était tombée enceinte de lui. Un « accident », comme on dit. Expression qui l’avait toujours fait sourire car il visualisait à chaque fois une femme s’empalant par mégarde sur le sexe d’un homme. Quoi qu’il en soit, Coralie avait gardé l’enfant, qu’il avait reconnu, et pour lequel il paie désormais une pension alimentaire. Mais ne vivant pas avec la mère de son fils, prénommé Jules, il n’a pas réussi, pour le moment, à créer de vrais liens avec ce dernier.
Erwann lui fait part de son expérience récente, très différente au demeurant, mais tout aussi déroutante, lorsqu’il a appris l’existence de son fils majeur, dont la mère est une de ses toutes premières compagnes, Solvène. Finalement, tous les deux étaient devenus père sans s’y attendre, à quelques mois d’intervalle seulement.
— Donc, on a tous les deux un fils désormais, résume Quentin.
À ces mots, l’image du petit Jules ressurgit dans son esprit, petite vision périphérique qui n’est jamais très loin. Depuis qu’il n’est plus défoncé du matin au soir et du soir au matin, Quentin sait qu’il ressent vraiment quelque chose pour ce petit bout de lui. Ses opinions sur la vie ont par ailleurs considérablement changé depuis qu’il n’est plus sous l’emprise constante de la boisson. Il se découvre des envies qu’il n’a jamais expérimentées auparavant. Comme celle d’élever un enfant. De partager la vie d’une femme, et tant d’autres choses qu’il n’aurait jamais imaginé dans le passé.
Le petit Jules est devenu, à ses yeux, plus important qu’il ne l’aurait pensé. Depuis le premier jour de son sevrage alcoolique, il est celui auquel Quentin pense pour se motiver à ne pas replonger. Il se dit que ce petit mérite d’avoir autre chose qu’une loque humaine comme père, et d’être aimé et éduqué convenablement. Certes, Quentin ne s’attend pas à être parfait dans ce nouveau rôle de père, survenu du jour au lendemain, mais il espère qu’avec le temps, il gagnera assez de plomb dans la tête pour réussir à s’occuper correctement de son gamin à temps partiel.
— Je suis content pour toi, reprend-il en souriant. Un fils, je sais que c’est ce que tu voulais...
— Oui, évidemment, mais... répond Erwann, dont le visage s’assombrit peu à peu.
Il est de notoriété publique que son meilleur ami a toujours voulu un fils, sans jamais avoir été exaucé. Quentin a eu cette opportunité sans même l’avoir réclamée, et s’il a bien une chose qu’il ne souhaite pas aujourd’hui, c’est foutre en l’air ce cadeau inattendu. Plus l’idée d’assumer pleinement son nouveau rôle chemine dans son esprit clair, plus il comprend ce qu’Erwann a toujours espéré en désirant vivre cela. C’est, pour eux d’eux, une occasion unique de faire mieux que leur géniteur raté, et de régler leurs comptes avec ces figures paternelles qui ont déserté.
— ... Mais j’aurais préféré que cela ne se déroule pas comme ça, soupire Erwann, le cœur lourd. Solvène m’a fait un gros coup de pute. Je sais que je l’ai trompée et que je méritais une sanction, mais j’ai manqué dix-huit ans de sa vie. Il a été élevé par un autre... Moi, il m’appelle par mon prénom, mais lui, il l’appelle papa...
À ces mots, contre toute attente, Erwann craque, ce qui surprend Quentin, qui ne l’a jamais vu dans cet état auparavant. Pourtant, son ami a déjà encaissé des coups durs dans sa vie, entre la perte de l’une de ses filles à la naissance et son divorce, mais jamais au point de s’en ouvrir ainsi. Erwann s’excuse, mal à l’aise de s’effondrer devant lui, et souffle un bon coup en s’essuyant les yeux d’un revers de la manche. Malgré la gêne qu’il ressent à se montrer vulnérable, il a envie de continuer à parler. Sa tristesse au sujet d’Anthony est trop vive. Il a besoin de la partager.
— Je ne le connais pas du tout. Il ne me connait pas du tout. Comme je n’étais pas là pendant deux mois, il est devenu plus proche de Richard que je ne le serai jamais. Je crois qu’il me déteste. Je vois bien dans ses yeux qu’il m’en veut.
Quentin sait à quoi fait référence son absence de deux mois, l’ayant appris de la bouche d’amis communs. Il préfère ne pas revenir sur cet épisode douloureux et s’en tenir à leur discussion, déjà bien assez chargée en émotions.
— Gaz, t’y es pour rien si tu ne l’as pas connu plus tôt. On ne peut pas te le reprocher. Tu aurais fait ce qu’il fallait si tu avais su, j’en suis certain.
— Je sais. Je sais. Mais la douleur est là, au quotidien. Les regrets, la rage, la tristesse, j’ai l’impression de les porter en moi à longueur de temps. Tout ça, ça m’étouffe. Mais... je suis impuissant. Je dois seulement encaisser et fermer ma gueule.
Tous les deux se taisent, guidés par un accord tacite. Un calme s’installe, reposant. Bien qu’il perdure, à peine troublé par le bruit de la techno envoyée à tue-tête par un Dj survitaminé dans les enceintes de la sono, ce silence n’est pas malaisant. Au bout d’un moment, Quentin décide de le rompre :
— Je ne sais pas quoi te dire à part que le temps résout pas mal de problèmes. Et que c’est peut-être tout ce dont vous avez besoin pour développer un lien.
Erwann acquiesce, mutique. Face à la détresse de son ami d’enfance, Quentin se sent démuni et bien mauvais conseiller. Mais après tout, est-ce important ? Erwann a sûrement juste besoin de vider son sac, qui semble un peu trop lourd en ce moment, comme lui-même l’avait fait lors de son séjour aux Colombes.
Erwann apprécie les mots de son ami et son tact, mais reste néanmoins gêné de s’épancher ainsi. Cela ne lui ressemble pas. Depuis qu’il est en thérapie, il n’arrête pas de chialer, ce qui le gonfle prodigieusement. Ça le soulage, certes, mais ça le gonfle encore plus. Il redoute de se mettre à pleurer devant sa femme, si celle-ci venait à mettre un sujet un peu trop sensible sur la table... En gros, à peu près tous les sujets en ce moment. Ce ne sont pas les problèmes qui manquent.
Il n’a jamais su par quel miracle, lorsque Gwendoline et lui ont discuté de l’enfant qu’elle porte, aujourd’hui, il a réussi à ne pas rompre la digue. Elle l’a déjà vu pleurer, certes mais, justement, c’est ce qui l’inquiète. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude et qu’elle le prenne pour une chiffe molle ou une carpette... Erwann veut qu’elle se sente protégée et en sécurité avec lui, ce qui serait sûrement compromis s’il sanglotait à longueur de temps comme un faible... Il se doit de se montrer fort, d’afficher une allure brave et solide.
C’est pas facile d’être un homme, pense-t-il pour lui-même. Parfois, il en a vraiment plein le dos de devoir toujours jouer ce rôle.
Annotations
Versions