Chapitre 34 : Les amants contrariés
Lorsque tout le monde est arrivé, membres de la famille comme invités, la fête commence enfin réellement. Richard fait signe au DJ de balancer sa playlist et de mettre l’ambiance. Après une mise en bouche assez calme et éclectique dans l’après-midi, lors des réglages de la soirée, de la techno surgit des grosses enceintes entourant l’animateur.
De leur côté, les serveurs déposent sur les tréteaux, recouverts de nappes dorées, tous les éléments sélectionnés pour agrémenter le buffet. Richard a commandé plus qu’il n’en faut et s’assure que tout est en place pour gaver les convives. S’il y a des restes, et il y en aura sûrement, Erwann et lui iront faire le tour des associations de leur secteur pour partager les surplus.
Concernant le repas, tout a été prévu en amont : les gens peuvent manger debout en dansant ou en discutant ; ils ont également la possibilité de s’asseoir à des tables décorées installées sous le barnum, ou dans la maison, pour ceux qui préfèrent dîner plus tranquillement. Dehors ou à l’intérieur, tout a été anticipé. Sous les grandes tentes beiges en toile, des chauffages d’appoint et un brasero central ont été installés pour diffuser une douce chaleur aux invités et leur éviter de finir frigorifiés. Mais comme Richard est persuadé qu’on y dansera dès la tombée de la nuit, il y a peu de risque que les invités finissent congelés.
L’organisation de cette soirée a monopolisé le peu de temps libre dont il disposait mais, au vu du résultat, cela en valait la peine. Manon-Tiphaine et ses amis s’éclatent et Erwann est entouré de ceux qu’il aime. Et en dehors de Quentin, personne ne manque à l’appel.
Après avoir veillé au bon déroulé de l’aspect matériel des festivités, Richard surveille désormais de loin les gens qui sont attroupés en groupe épars sur la pelouse. Des connaissances plus ou moins proches d’Erwann défile autour de lui et ce dernier ne manque pas de leur présenter sa compagne à chaque fois. Gwendoline a troqué sa tenue près du corps du jour pour une tenue plus amble qui camoufle ses nouvelles formes de grossesse. Elle est flattée par toutes les attentions de son compagnon et heureuse de participer à ce joyeux évènement.
Manuella et Emma, ne connaissant pas l’ombre d’un visage à Crozon, restent auprès d’elle, sous la houlette de son homme, qui s’assure sans cesse qu’elles soient toutes les trois à l’aise. De temps à autre, des collègues ou des amis de la presqu’île le sollicitent et viennent aux nouvelles. Richard leur tourne autour sans arrêt, attentif à ce que personne ne rompe ses engagements. En effet, avant le jour J, l’organisateur attitré a briefé son petit monde. Il a interdit aux convives de parler à Erwann de son séjour en détention. Ses oreilles traînent partout pour garantir à celui-ci la tranquillité dont il a besoin pour reprendre ses marques en société. Erwann n’est déjà pas très sociable et friand de ce genre de réunion alors Richard, véritable boute-en-train et animateur-né, veille au grain. Heureusement, ce dernier constate avec plaisir que son ton menaçant a été efficace car tout le monde respecte ses consignes et l’atmosphère de la soirée est aussi légère qu’une bulle de savon.
Voyant tous les efforts que son amant déploie pour prévenir le moindre soucis, Anthony s’approche de lui et marmonne dans sa barbe, à côté de son oreille :
— Tu as été promu garde du corps d’Erwann ou quoi ?
Richard lui décoche un regard noir.
— C’est moi ou t’es en train de te foutre de ma gueule ?
— T’arrêtes pas depuis tout à l’heure. Je t’ai pas vu cinq minutes depuis que je suis arrivé. Fous-lui la paix, il est assez grand pour se démerder tout seul.
— Il faut bien que je m’occupe de lui, étant donné que je ne peux pas m’occuper de toi.
Son regard concupiscent trahit ses pensées lubriques. Anthony les devine en observant ses yeux remplis de désir. La tension sexuelle est palpable entre eux, trop palpable, au goût de Richard.
C’est mauvais. Très très mauvais.
Il ne faudrait pas que quiconque soupçonne ce qui se passe entre eux, surtout pas aujourd’hui. Ni aujourd’hui, ni jamais par ailleurs.
— Picole pas trop ce soir, lui conseille Richard en chuchotant. On s’envoie en l’air cette nuit.
— Tu dors où ?
— J’ai demandé à Erwann de me mettre dans la même aile que toi. Nos chambres sont face à face. Quand tout le monde sera couché, rejoins-moi.
— Franchement, tu préfères pas qu’on se barre après ? Je suis pas sûr de réussir à baiser avec mon père à proximité...
— Il sera à l’étage, en train de déglinguer sa meuf. Si tu crois qu’il en aura quoi que ce soit à foutre de ce qui se passe en bas. En attendant, la soirée va être longue...
Le soupir de Richard en dit beaucoup sur la frustration qui l’habite et qu’il essaie de contenir depuis tout à l’heure en s’affairant à droite et à gauche.
— Y’a pas un coin où on peut se voir tous les deux discrètement ? demande Anthony, toujours en murmurant.
— Y’a des coins partout dans cette immense baraque, mais le problème c’est que si on disparaît tous les deux en même temps, on risque de se faire griller par ton daron.
— Ouais, t’as raison.
Tous les deux se tiennent côte à côte. Leurs épaules se frôlent, aiguisant leur envie irrépressible de se toucher.
— Je vais étudier le terrain, chuchote encore le quadragénaire. Je te dirais si je trouve un endroit où je puisse te sucer tranquillement.
Disant cela, il lui offre un sourire en coin, de celui qu’Anthony aime tant. Ce dernier rougit, déstabilisé. Richard s’éloigne, le laissant seul face à la masse de visages inconnus qui dansent autour de lui. Mais avant de le quitter définitivement, il fait volte-face et lui fait un clin d’œil. Ses yeux gris le détaillent avec tendresse, avant de se retourner et de continuer à vaquer à ses occupations. Anthony a beau être habitué au franc-parler de son amant, il le déroute toujours autant.
À l’écouter, Richard ne s’intéresse qu’au cul, et vu de l’extérieur, c’est ce que son attitude pourrait laisser penser. Mais Anthony a appris à le connaître et l’a découvert beaucoup plus tendre et affectueux qu’il ne veut bien le montrer. Sous ses allures brutes de décoffrage, Richard est un partenaire doux et attentionné, et chacun de leurs ébats a cette saveur unique qu’il pense être celle de l’amour. Ils ont beau ne pas se l’avouer, ils sont tous les deux fous l’un de l’autre.
Anthony a maintes fois eu envie de le lui dire mais il a peur de le faire fuir en se dévoilant trop tôt. Pourtant, les yeux de son amant sont explicites quand ils plongent dans les siens lors de leurs nuits passionnées. Certes, le sexe reste omniprésent entre eux, et ils ne sont pas vus une seule fois sans que l’un et l’autre n’aient eu envie de s’y adonner, mais... il y a plus. Tellement plus. Tellement plus que deux corps... Leurs échanges sont profonds, bienveillants et sincères. Richard est entreprenant mais il ne manque jamais de s’assurer que son désir est partagé. Quand Anthony est exténué par ses études, il lui dit qu’ils peuvent juste se voir comme ça, sans autre plaisir que celui de partager un moment tous les deux.
Un soir, l’adolescent devait réviser et Richard l’a aidé avant de l’obliger à se mettre au lit pour.... dormir. En cuillère l’un contre l’autre, cette nuit-là, ils ont juste savouré le fait d’être ensemble, sans aller plus loin. Ce n’est que le lendemain matin qu’ils ont fait l’amour, à l’initiative de l’adolescent, toujours aussi excité lorsqu’il est à côté de son amant. Il était plus en forme, rassénéré par une bonne nuit de sommeil, et Richard aussi, visiblement, comme son sexe le lui avait indiqué au réveil. En dehors de toutes ces précautions au lit, Richard veille sur lui comme il le fait actuellement sur son père, avec le sens du devoir. Il le questionne sur ses heures de sommeil, sur son alimentation, sur ses rendez-vous médicaux. Il est plus un père pour lui qu’Erwann ne l’a jamais été, tout en se comportant comme un partenaire sexuel digne de ce nom. Leur relation est intense et sereine à la fois.
Pour autant, Anthony ne veut pas s’afficher, pas plus que Richard, qui craint les foudres de son meilleur ami. Ils savent tous les deux qu’ils ne pourront pas dévoiler la vérité sans que cela ne fasse un esclandre... La différence d’âge, l’homosexualité masculine, tout cela a beau être du déjà-vu, ici, dans ce petit coin reculé de la Bretagne profonde, les choses ne sont pas aussi évoluées. Il suffit de voir les remarques que se prennent encore Manon-Tiphaine et Clara lorsqu’elles s’affichent ensemble pour s’en persuader.
Non, ce n’est pas demain la veille que cette liaison apparaîtra au grand jour...
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