Chapitre 46 : Le modèle
Tandis que Quentin se dirige vers Gwendoline et sa meilleure amie, Richard s’assoit près d’Erwann, sur un des canapés du salon, et demande, en expirant une longue goulée d’air :
— Ça va ?
— Ça va et toi ? T’as l’air exténué.
— Ouais, j’ai envie d’aller me pieuter. Toi aussi, t’as l’air naze. Putain, ces soirées, c’est vraiment plus de notre âge.
Richard manque d’ajouter que depuis qu’il est tombé fou amoureux, il préfère les soirées à deux au lit, à baiser, que ce genre de mondanités, qui n’ont plus grand intérêt à ses yeux, mais une fois encore, il se retient de partager ses états d’âmes. Il en a tellement marre de jouer à un double jeu, de ne pas pouvoir être lui-même, ni dire ce qu’il pense vraiment. Il se demande s’il supportera longtemps cette situation où il doit sans arrêt se surveiller. Il aimerait tellement dire à qui veut l’entendre que chaque moment passé avec Anthony le comble davantage que toutes ces festivités. Que cela soit lié à son âge ou à son état sentimental, il ne peut que constater que, ces derniers temps, il a changé.
— Et c’est toi qui dis ça ? Pourtant c’est bien toi qui à tout organiser.
— Ouais, mais je m’en rends compte que j’ai vu un peu trop grand.
— Grâce à toi, Manon est ravie.
Richard acquiesce, se retenant de préciser que depuis quelques temps, il ne trouve pas Manon-Tiphaine si ravie que cela. Au contraire, elle lui paraît par moments de plus en plus renfermée. Certes, la récente situation de son père et l’arrivée de son nouveau frère dans sa vie l’ont beaucoup perturbée, mais il soupçonne autre chose, quelque chose de plus intime, qu’elle n’ose visiblement pas partager. Richard baille aux corneilles en s’étirant.
— Va te coucher, lui conseille Erwann en sirotant son jus de grenade, dans l’espoir que ce dernier lui donnera assez de force pour satisfaire sa compagne cette nuit. Il est déjà tard, tu peux me lâcher, il ne m’arrivera rien, je t’assure. Tout le monde a été très sympa et accueillant avec moi, malgré mes récents déboires. Je vais gérer la suite, t’inquiète. Au fait, où est mon fils ? J’aimerais discuter un peu avec lui.
— Comment veux-tu que je le saches ? se renfrogne Richard, sur la défensive.
Erwann s’étonne de cette réaction, mais met ça sur le compte de la fatigue, qui les rend tous les deux soupes-au-lait.
— Je sais pas... Je vous ai vus ensemble tout à l’heure, tu sais peut-être où il s’est réfugié. J’ai bien vu qu’il n’était pas très à l’aise durant la soirée.
— Il est sûrement avec les jeunes, les potes de Manon, lui indique Richard en désignant l’extérieur.
Dehors, la trentaine de jeunes, venue célébrer Manon-Tiphaine, est en train de danser sans interruption au son de la musique électronique que le DJ increvable continue de mixer, du haut de son pupitre de maître de cérémonie. Erwann commence à sourire bêtement, visiblement perdu dans ses pensées, ce qui étonne Richard, qui lui demande aussitôt ce que lui vaut ce visage niais.
— Je pense qu’Anthony a quelqu’un, annonce son meilleur ami, l’air heureux. Je n’ose pas lui reposer la question mais je suis sûr qu’il n’est pas célibataire.
Le cœur de Richard rate un battement.
— Je ne le vois pas draguer de filles à la soirée alors je suis sûr qu’il doit y avoir une jolie nana qui l’attend quelque part.
Richard expire discrètement. Pour autant, si de tels soupçons devraient le soulager, tant Erwann est éloigné de la vérité, il n’en est rien. Soudain, il imagine son jeune amant dans les bras d’une adolescente qui aurait assez d’atouts pour le faire virer de bord. Si ça se trouve, il est bi. À son âge, on se chercher tellement que rien n’est impossible. Il va falloir qu’il surveille aussi bien les filles que les garçons maintenant.
Putain de bordel de chiottes, mais quelle idée de tomber amoureux !
— Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande-t-il à Erwann en feignant l’indifférence.
— Il a deux suçons dans la nuque. Un récent et un plus ancien. Tu connais beaucoup de façon d’en avoir, toi ? T’en sais quelque chose, c’est toi le spécialiste, il me semble !
Erwann s’esclaffe à cette idée, se souvenant de la « marque de fabrique » dont son meilleur ami s’est souvent vanté par le passé. Richard détourne le regard en marmonnant qu’il n’est pas le seul à faire ça. Puis, plonge son nez dans son verre de rhum, inquiet à l’idée que son visage ne trahisse son trouble.
— Je ne vois pas pourquoi il ne veut pas m’en parler, reprend Erwann, dépité.
— T’es son père. Tu racontais ta vie sexuelle à tes parents quand t’étais adolescent ?
— À seize ans, quand Yvonnick m’a fait la leçon sur comment bien me comporter avec une nana, je lui ai dit que Géraldine me plaisait. Cela me paraissait normal. Je n’avais pas de raison de le lui cacher. Après, je la leur ai présentée rapidement. Ils savaient ce qui se passait. Je suis sûr qu’il a quelqu’un dans sa vie, ça se voit.
Richard cherche à faire diversion en montrant du doigts plusieurs personnes en train de faire un jeu quelconque, assis par terre, avec des capsules de soda, mais Erwann ne se laisse pas distraire aussi facilement. Par ailleurs, après sa discussion larmoyante avec Quentin, ce dernier en a toujours gros sur la patate et a besoin de parler. C’est avec un relent de sanglots dans la voix qu’il se confie à son meilleur ami :
— Tu sais, t’as l’air plus proche de lui que je ne le suis.
— Hein ?
Richard le regarde, interloqué, le cœur tambourinant dans la poitrine et les mains moites.
— C’est normal, reconnaît Erwann, calmement. Avec les parloirs, vous avez passé du temps l’un avec l’autre. Il a dormi chez toi, vous avez pu apprendre à vous connaître. T’en sais sûrement davantage sur lui que moi, désormais. Il ne t’a rien dit ?
— Nan.
Un frisson glacial, de ceux qui nous font nous sentir en danger, le parcourt de la tête aux pieds. Ses mains se mettent à trembler malgré lui, bien qu’il essaie de le cacher.
— Je te dis pas ça comme un reproche, enchérit Erwann, mais de toute évidence, vous vous entendez bien. Et c’est super, vraiment. C’est juste que j’ai les boules que ça ne passe pas aussi bien avec moi qu’avec toi.
Richard commence à se détendre en comprenant qu’Erwann n’a pas de soupçon sur leur relation secrète. Il saisit que son ami ne sait pas comment aborder Anthony, pour se rapprocher de lui sans le brusquer.
— C’est pas ce que tu crois, Gaz... Tu l’impressionnes, c’est tout.
— Moi ? s’esclaffe-t-il. Un mec sortant de taule, pauvre photographe à la carrière brisée et au visage défiguré ? Ah bah mon gars, arrête la picole, tu délires. J’impressionne personne, crois-moi.
— Si, lui, ton fils. Avec ton charisme et ta personnalité, avec ta baraque, tes millions et ta famille recomposée, t’auras beau dire, tu impressionnes. Il est très jeune, il a besoin de modèle et tu en es un pour lui, c’est juste que pour le moment, ce modèle lui paraît inatteignable. T’as mis la barre trop haute, Gaz. Pour un mec, c’est déjà pas facile de rivaliser avec toi, alors pour un fils...
— C’est mon fils, pas mon rival.
— C’est pas à moi qu’il faut le dire, mon vieux, c’est à lui.
Toujours aux aguets, Richard aperçoit enfin la longue silhouette d’Anthony se dessiner au milieu d’un groupe de jeunes.
— Il est là-bas, avec des potes de Manon, indique-t-il à Erwann. Va lui dire ce que t’as sur le cœur au lieu de m’en parler à moi. Je ne peux pas t’aider sur ce coup-là.
Et sur ces mots, Richard se lève et fait volte-face, plantant son meilleur ami sans pitié. Celui-ci se demande quelle mouche l’a piqué.
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