Chapitre 65 : Le dindon de la farce
Gwendoline ne relève pas l’offense qui lui ai faite en même temps qu’à son compagnon. Seul Erwann semble visé par la dernière remarque de Richard. Ce dernier se met à rugir de plus belle, de plus en plus énervé :
— Entre deux baises sauvages, t’es-tu seulement aperçu que ton fils n’allait pas bien ?
Erwann se fige, anéanti par la sensation d’être pris en flagrant délit face à tant d’ignorance de sa part et de reproches justifiés de celle d’autrui. Il se revoit ces deux derniers jours, esquivant toutes les opportunités qu’il a eues de se rapprocher d’Anthony, terrorisé à l’idée de ne rien avoir à partager avec lui, redoutant qu’ils n’aient rien en commun, hormis leurs gènes, leur sang et leur physique avantageux. Il craint de s’apercevoir que leur relation ne pourra jamais être aussi forte que celle que lui-même a entretenu avec Yvonnick. Et si son propre fils le détestait vraiment, comme il ne cesse de l’imaginer ? Pourtant, même si Richard a vu clair dans son jeu, Erwann refuse d’admettre ses torts. Après tout, son soi-disant meilleur ami n’a pas arrêté de se foutre de sa gueule et de lui mentir pour parvenir à ses fins. Cultivant à nouveau ces pensées de trahison, Erwann se laisse une fois encore gagner par la rage :
— Putain, t’es trop fort toi ! Tu veux m’apprendre comment être un bon père, toi qui n’as jamais eu de gosses ? J’adore recevoir des leçons d’éducation de la part de quelqu’un qui ne sait même pas ce que c’est !
Mais Richard ne lâche rien de ce qu’il a avancé concernant l’état mental fragilisé du gamin. Il donne raison à Gwendoline, expliquant que si Anthony n’avait jamais parlé de ses préférences sexuelles, ni ne les avait affichées, c’est parce qu’il les vivait mal. Richard le sait d’autant plus qu’il a partagé suffisamment de temps avec lui pour se rendre compte que c’est la honte et le dégoût de lui qui obligent Anthony à garder le silence. Ce dernier ne le lui a jamais dit aussi franchement mais Richard connait bien ce sentiment, qu’il a longtemps éprouvé au cours de sa jeunesse chaotique. Il ne se confie pas à son auditoire sur les raisons, pourtant évidentes, du comportement renfermé de son amant, mais leur rappelle que le jeune homme n’est quand même pas la joie de vivre incarnée. Son air taciturne et son irritabilité proviennent d’un mal-être enfoui. Richard confirme que son homosexualité lui pèse et qu’il préfère se cacher que l’assumer.
— Mais, si ça se trouve, il n’est même pas gay ! persiffle Erwann entre ses dents.
Ce dernier désire plus que tout mettre fin à ce monologue qui lui montre une facette de son fils qu’il n’apprécie pas spécialement de découvrir.
— Bien sûr qu’il l’est, débile !
— C’est peut-être juste toi qui l’as influencé !
— Ben tiens, comme si j’avais besoin de débaucher des hétéros pour niquer.
— Évidemment que tu le fais et tu le sais très bien, hurle Erwann.
Richard ne répond rien, le visage de plus en plus courroucé, les yeux réduits à deux fentes au-dessus de sa bouche crispée. Gwendoline suit l’échange sans intervenir, ne comprenant pas tout ce qui se joue entre eux. Quelque chose lui échappe depuis quelques temps entre les deux amis, mais elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
— Ça a dû commencer pendant que j’étais en taule, cette histoire, renchérit Erwann face au silence de Richard. Je t’ai dit de veiller sur lui, pas d’en faire une pédale ! Tu t’es bien foutu de ma gueule au parloir. Tu voulais juste te le faire c’est tout. Forcément, tu ne pouvais pas m’avoir ! Tu t’es rabattu sur la version accessible !
Richard s’avance et s’apprête à lui en coller une en pleine face, mais Gwendoline fait de même et se glisse entre eux.
— S’il te plaît, Bud, non.
Erwann care les épaules en poussant sa compagne sur le côté, prêt à répondre au coup qu’il cherche. Gwendoline regarde Richard, suppliante. Ce dernier sait où elle veut en venir. Un coup de plus et sa face ne sera plus que de la bouillie. Sans parler du fait que si Erwann fini à l’hôpital et est soupçonné de s’être battu lors de son contrôle judiciaire, il retournera directement en prison. Et pour de bon cette fois, car sa surveillance électronique ne sera plus que de l’histoire ancienne. Richard se recule, le poing en l’air, tremblant.
— Rejoins-le et réconforte-le, s’il te plaît, reprend-elle, soulagée qu’il se soit arrêté à temps. C’est ce qu’il y a de mieux à faire pour Anthony.
Il opine du chef et se dirige vers la sortie. Gwendoline le rejoint, délaissant Erwann, qui les observe de travers silencieusement. Elle enserre Richard dans ses bras, en s’excusant tout bas. Elle lui demande pardon de l’avoir obligé à rester alors qu’il voulait partir. Se sentant coupable de son erreur d’appréciation, elle rejette la faute sur elle et reconnaît qu’elle aurait mieux fait de l’écouter. Il lui assure qu’il n’y a rien à pardonner, qu’elle a agi en croyant bien faire, et la remercie de son soutien.
Erwann comprend que sa compagne était au courant, même s’il n’arrive pas encore à déterminer à quel moment elle l’a appris. L’a-t-elle su de la bouche de Richard ou les a-t-elle surpris, comme lui ? Quoi qu’il en soit, elle savait, il en a à présent la certitude et, pourtant, elle ne lui a rien dit. D’autres personnes ont-elles été mises dans la confidence ? Manuella, Quentin, Manon-Tiphaine, Emma, ses parents ? Qui sont les complices de son meilleur ami, s’il peut encore le surnommer ainsi ? Erwann commence à entrevoir ce qu’il est devenu dans cette fable grotesque : le dindon de la farce, une farce aberrante organisée par celui qui se disait prêt à tout pour lui. Ne dit-on pas que les absents ont toujours tort...
Quel aveugle j’ai été de lui faire confiance !
— Envoie-moi un message quand tu seras auprès de lui.
La demande vient de Gwendoline, inquiète du sort d’Anthony. Il devrait peut-être prendre exemple sur elle et s’enquérir de ce qu’est advenu son fils. Malgré le choc et la colère, il perçoit un fond de vérité dans ce dont Richard lui a fait part... Celui-ci, sans un regard pour son meilleur ami, remercie une dernière fois Gwendoline, tourne les talons et quitte la chambre en s’écriant :
— Tu ne la mérites pas Erwann, j’espère que tu le sais !
Elle retient un sourire triste en entendant cette dernière pique adressée à son compagnon. Même dans l’adversité et la douleur, Richard reste égal à lui-même.
— Il croit quoi, ce con ? Que je ne le sais pas ?
Erwann espérait que sa remarque dériderait un peu sa partenaire mais il n’en est rien. Elle le foudroie du regard, toujours très mécontente. Elle qui d’ordinaire est toujours prompt à le ménager, ne cache plus sa déception :
— T’as grave déconné, sérieux.
Erwann soupire mais ne répond rien. Il sait qu’il a dépassé les bornes et s’en veut déjà de son comportement inacceptable et de ses paroles en partie injustes, balancées sournoisement à l’encontre de son meilleur ami, mais la découverte de ce soir lui reste encore en travers de la gorge. Debout, en caleçon, adossé au mur, son regard est sombre et dur, et son visage froid reflète la part la plus noire de son âme en détresse.
Gwendoline se laisse aller contre le chambranle de la porte, épuisée et alourdit par une profonde lassitude. Impuissante à l’aider, à le soulager, et même à le comprendre. Et toujours coupable. Elle aurait dû suivre l’avis de Richard et le laisser s’échapper de la villa tant qu’il était encore temps. Elle a préféré favoriser le bien-être d’Erwann à celui d’Anthony et de son amant, et vu le résultat, elle s’est clairement trompée. Elle regrette de ne pas l’avoir écouté. Tout le monde commet des erreurs, elle la première, se rappelle-t-elle aussitôt intérieurement.
Erwann se frotte le visage, désabusé. La distance qui les sépare lui semble énorme. Qu’attend-elle de lui désormais ?
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