Chapitre 66 : Marche ou crève
Gwendoline et Erwann se regardent, attendant un signal de réconciliation. Elle ne veut pas l’accabler. Il sait qu’il a déconné. Mais les enjeux sont trop grands. S’ils ne surmontent pas la première tempête, qu’en sera-t-il de l’ouragan qui les attend si le procès est confirmé ? Devant son air affligé, elle préfère ravaler ses reproches et amorcer le dialogue, quand bien même son compagnon voudrait se murer dans le silence.
— Pourquoi lui avoir dit ça ?
Elle a parlé doucement, sans énervement. Erwann exhale une nouvelle salve d’air, toujours dépité.
— J’ai dit beaucoup de choses, Gwen, ce soir. De quoi parles-tu ?
— Qu’il ne pouvait pas t’avoir.
— Parce que c’est vrai, rétorque-t-il en ricanant. Bud ne peut pas m’avoir. Je ne suis pas gay.
— Tu crois que c’est ce qu’il cherche en étant ton ami ? À te faire virer de bord ?
— Je pense que notre relation sera toujours ambiguë.
Voilà bien la première fois qu’elle entend ce discours dans la bouche de son compagnon. Certes, elle a eu des soupçons après le commentaire osé que Richard a fait lors de leur discussion, mais en revanche, elle n’a jamais rien remarqué de tel entre eux. Ont-ils déjà franchi la ligne ? Si elle se fie à la frustration de Richard, non. Mais qu’en est-il réellement ?
— Il est amoureux de toi ? demande-t-elle pour tâter le terrain.
— Peut-être plus maintenant. Mais il l’a été, à une époque, en tout cas.
— Il y a longtemps ?
— Il me l’a confié quelques mois après ma séparation d’avec Alice. Il pensait peut-être que le choc de mon divorce allait me faire flancher. Je n’en sais rien....
— Et tu as flanché ?
Une absurde pointe de jalousie vient titiller son cœur en imaginant Erwann et Richard nus dans le même lit, en train de s’adonner aux plaisirs de la chair. Connaissant leur lien puissant, cette scène irréaliste ne lui paraît soudainement pas si farfelue... et la déstabilise plus que l’image de toutes les conquêtes qu’il a enchainé ces derniers mois. Pourtant, n’est-ce pas elle qui s’envoyait en l’air de temps en temps avec sa meilleure amie, comme si de rien n’était ? Voilà que lorsque la situation s’inverse, elle réclame l’exclusivité. Mais pour la réclamer, elle devra la lui offrir sans réserve. Homme ou femme, fricoter avec autrui dans le dos de son ou sa partenaire ne lui apparaît plus si innocent que ça.
Erwann la regarde, attendri par les doutes qu’il devine dans les yeux de sa compagne.
— Tu ne connais pas ton homme on dirait, dit-il avec un sourire malicieux.
— Tu n’as pas flanché, alors.
— Non.
— Je ne comprenais pas pourquoi il t’en voulait autant, mais maintenant les choses sont plus claires.
— Il t’a dit qu’il m’en voulait ? s’étonne Erwann, le regard interloqué.
C’est le moins que l’on puisse dire ! Gwendoline se demande désormais si Richard n’a pas sauté délibérément sur Anthony pour assouvir un besoin de vengeance au moins aussi fort que l’attirance sexuelle qu’il a nourrie envers le père et le fils.
— Oui. Mais il t’en veut pour d’autres raisons… ton fric, ton physique, l’amour que je te porte malgré tes frasques, ce genre de conneries. Finalement, la seule chose qu’il doit te reprocher, ce sont ses anciens sentiments non partagés. C’est douloureux comme situation.
— Si cela ressemble à ce que j’ai vécu quand tu m’as rejeté alors oui, c’est douloureux. Mais je ne t’en voulais pas à toi.
— Parce que tu ne me voyais plus. Alors tu t’es vengé sur d’autres. Les femmes, c’était une manière de leur faire payer ma décision. Si j’avais été sous tes yeux et éprise d’un autre, comment penses-tu que tu aurais réagi ?
— En dehors du fait que j’aurais eu le cœur brisé et que, lui, je l’aurais peut-être tué ? Je pense que j’aurais fini par te détester.
Elle opine du chef. De l’amour à la haine, il n’y a souvent qu’un pas.
— Laisse-le vivre ce qu’il a à vivre avec Anthony. Prends un peu de distance avec ça. Si ça se trouve, c’est ce qu’il y a de mieux pour vous deux. Peut-être pour ton fils aussi. Bud est un type bien. Il vaut mieux que cela soit lui qu’un autre.
Face au mutisme pensif de son compagnon, elle s’approche, puis se laisse enfermer dans les bras qu’il lui ouvre en grand. Au bout d'un moment, voyant qu’elle réprime un bâillement, Erwann lui suggère de monter. La maison est à nouveau calme. Après le bruyant scandale qui a fait trembler la villa, tout le monde semble avoir retrouvé ses pénates. Dans leur chambre, il s’assoit sur le lit et plonge son visage dans ses mains, désabusé par la tournure qu’a pris cette petite virée à la cuisine. Gwendoline le rejoint et s’installe à ses côtés. Elle entoure et embrasse son bras musclé avant de se coller à lui.
— Tu étais au courant ? l’interroge-t-il en chuchotant.
— Oui, mais pas depuis longtemps, je t’assure. Je les ai surpris vendredi soir.
— Pourquoi ne m'avoir rien dit ?
— Ce n’était pas à moi de le faire, soupire-t-elle. Même si je regrette aujourd’hui. Il aurait mieux valu que je t’en parle pour te préparer plutôt que d’assister à cet esclandre.
— Putain, j’ai merdé avec mon fils.
Pas qu’avec lui ! pense-t-elle pour elle-même. Bud en a pris pour son grade aussi. Elle pourrait le lui souligner mais il ne lui viendrait pas à l’idée de tirer sur une ambulance, et surtout pas lorsqu’il s’agit d’un grand blessé, perfusé de toutes parts et au bord de la réanimation. Elle suppose qu’Erwann s’en veut déjà assez et n’a pas besoin qu’on l’enfonce davantage, surtout en ce moment, deux jours à peine après sa sortie de prison.
— J’espère qu’il va bien… et que Bud l’a trouvé, ajoute-t-il. T’avais raison, il est jeune et vulnérable, j’ai peur qu’il fasse une connerie maintenant. Je ne voulais pas lui faire de mal mais… j’ai agi sous le coup de l’impulsion, je n’ai pas réfléchi.
— Je sais.
— Tu crois vraiment que c’est une bonne idée de les laisser faire tous les deux ?
— Tu crois vraiment que tu as les moyens de les en empêcher ?
Erwann affiche une moue désappointée.
— Non, évidemment. Mais je ne cautionne pas.
— Ça m’a fait bizarre à moi aussi quand je l’ai appris, admet-elle. Mais après y avoir réfléchi… j’ai changé d’avis. Je sais que Richard se comportera bien avec lui, c’est le principal. C’est une belle personne, un mec adorable. Ça m’a touché ce qu’il a dit tout à l’heure.
— Moi aussi, reconnait Erwann, la voix cassée. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle-là, comme s’il n’était pas capable de sentiments. Alors que si, bien évidemment. C’est un homme, il ne les montre pas, mais il en a. Je l’avais oublié. J’avais oublié qu’il pouvait tomber amoureux de moi ou d’un autre. Je ne peux quand même pas lui reprocher cela. Il avait l’air sincère en plus. Je m’en aperçois désormais. Sur le coup, non, je n’avais que cette image en tête, lorsque je les ai trouvés. J’ai même cru… qu’il le forçait… je n’ai pas imaginé une seule seconde qu’ils étaient en train de… faire l’amour. Putain… j’ai grave merdé. Je m’en veux.
Elle se serre davantage contre lui et le réconforte. Demain, il pourra les appeler et s’excuser. Il réparera les pots cassés. Rien n’est complètement anéanti tant qu’on a la volonté de se corriger. Son compagnon acquiesce, même s’il fait remarquer qu’une feuille froissée ne revient jamais en l’état. Le mal est fait.
— Je suis sûre que Richard trouvera les mots pour soulager ton fils. Ça prendra peut-être un peu de temps mais les choses s’arrangeront.
Il se tourne vers elle et caresse sa joue, dégageant son visage de ses mèches argentées et rebelles. Il les glisse derrière son oreille. Puis plonge son regard triste dans le sien, toujours rempli de compassion lorsqu’elle a les yeux sur son homme.
— T’en a pas marre de moi, sérieux ?
Elle pouffe légèrement de rire, face à ce sale gosse qu’elle aime tant.
— Ça va, je te supporte encore.
— Ben, je ne sais pas comment tu fais. Moi, je ne peux plus m’encadrer.
— Tu traverses une période compliquée. Tant que ce procès sera comme une épée de Damoclès au-dessus de ta tête, tu pourras difficilement être serein.
— C’est en train de me bousiller, tu sais.
Elle abonde dans son sens, tout en le rassurant. Pour elle, les épreuves ont un sens. Elles permettent d’évoluer, de se renforcer et d’apprendre à mieux se connaître. En dépit de l’apparente souffrance dans laquelle elles plongent la personne, elles finissent toujours par se transformer en positif. Malgré leur cruauté, il en ressort toujours un bien, une étincelle de bon, un soupçon de mieux.
— Comment tu fais pour rester toujours aussi confiante, mon amour ?
— Je n’ai pas le choix. Parfois, la vie c’est un peu « marche ou crève ». Il faut essayer d’avancer coûte que coûte, en gardant en tête que tout a une raison et arrive pour nous et pas contre nous. Au premier abord, les choses ne sont pas aussi claires mais, avec du recul, on finit par comprendre que tout avait un sens.
Erwann soupire à s’en vider l’intégralité des poumons.
— Il a raison.
— Qui ?
— Bud. Je ne te mérite pas. Et je le sais très bien.
— Permets-moi de ne pas être d’accord, rétorque-t-elle en souriant et en s’allongeant en chien de fusil. Viens te recoucher. On va laisser le téléphone allumé et attendre un message de Bud pour nous assurer qu’Anthony est bien en sécurité.
Erwann se blottit dans les bras de sa compagne, le cœur déchiré par toutes ces émotions fortes. Il aimerait retrouver la paix ressentie la nuit dernière lorsqu’il lui faisait l’amour, avant que toutes ces révélations n’explosent au grand jour. Combien de temps aura duré l’accalmie depuis sa sortie ? À peine le temps de dire ouf que la vie le met déjà au défi... Sans sa compagne à ses côtés, cela fait un bail qu’il aurait baissé les bras.
Marche ou crève, Erwann. Bon, bah, y’ a plus qu’à...
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