Chapitre 76 : Le choc

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Erwann et Gwendoline se tournent l’un vers l’autre, les yeux écarquillés. Une chape de plomb s’étale dans la pièce et recouvre les trois protagonistes. Voyant que la gynécologue attend patiemment sa réponse, Erwann hoche la tête, en ajoutant :

— Oui, j’ai connu cette situation avec mon ex-femme. Elle attendait deux filles. Mais une seule a survécu.

Cette fois, c’est Gwendoline qui serra la main de son compagnon plus fortement. Elle sait la douleur qui poignarde le cœur de ce dernier. Observant le bras tendu vers elle, ses yeux retombent sur le petit ange tatoué à l’intérieur du poignet du Breton. Elle peut lire dans son regard embué que le temps n’a jamais fait son œuvre ou que, s’il l’a fait, le travail n’est pas encore fini. Cette tristesse résonne en elle. Elle se rappelle qu’il y a des blessures qui ne guérissent jamais.

En entendant cette révélation, le docteur Hong grimace et présente à Erwann un visage de circonstance, empli de désolation, tout en poursuivant son examen attentif. Son empathie ne doit pas l’empêcher de continuer à faire son travail.

— Des jumelles dizygotes ? tente-t-elle en pressant sa manette sur le ventre de sa patiente.

— Non, objecte Erwann. C’étaient des jumelles monozygotes. Que se passe-t-il ?

— Je capte deux battements de cœur à l’écran, mais je n’arrive pas à distinguer à l’échographie abdominale s’il s’agit d’une ou plusieurs poches.

La doctoresse embraye en expliquant qu’elle doit procéder à un examen complémentaire, appelé échographie endo-vaginale. Elle ajoute que cette solution plus invasive est aussi plus efficace. Puis enjoint Gwendoline à essuyez-vous le gel de son abdomen avant de retirer son pantalon et ses sous-vêtements. Cette dernière s’exécute et se lève, légèrement chancelante. Aidée d’Erwann, elle retire son jean en se maintenant à l’épaule de son compagnon. Celui-ci la tient fermement en retour. Ensuite, le docteur Hong l’invite à mettre les pieds dans les étriers. Un fois sa patiente en place, elle la prévient :

— Ce ne sera pas très agréable mais cela me permettra de mieux visualiser votre utérus. N’hésitez pas à me dire si je vous fais mal.

Allongée sur le dos, Gwendoline acquiesce et insère ses pieds dans les sangles de fer. Une fois installée, elle hoche de nouveau la tête pour donner son feu vert. Erwann s’est rapproché au plus près, conscient que les minutes qui vont suivre risquent de leur donner des sueurs froides. Soudés, l’un et l’autre se préparent mentalement à toute annonce, décidés à en avoir le cœur net. La gynécologue enfile une sorte de préservatif géant sur la sonde, qui a ni plus ni moins l’apparence d’un phallus d’homme, et de taille conséquente qui plus est. Pénétrée par l’engin, Gwendoline se crispe, le visage plus tendu. Une désagréable impression l’envahit. La sonde a beau être insérée avec attention, le contact reste néanmoins dur et froid, ce qui rend l’acte très inconfortable et malaisant.

— Bien, nous y voilà. Il y a bien deux battements de cœur et une seule poche. Ce sont de vrais jumeaux, pour parler couramment.

Gwendoline, jusque-là sur la réserve, a désormais l’air horrifié en entendant cette confirmation. Elle ne prononce plus un mot, ni ne fait un geste en direction de son partenaire. Ce dernier, qui lui tient toujours la main, n’est guère plus bavard, plongé dans les réminiscences d’un passé douloureux qui l’assaillent et reviennent le hanter.

— Oui, je vois que c’est un choc, constate la praticienne en voyant leurs regards perdus.

— Un peu, dit Erwann presque aphone, en faisant tourner ses bagues autour de ses doigts.

Depuis qu’il est ressorti de prison, il a décidé de recommencer à prendre soin de lui, mais la présence de ses anneaux aux mains lui sert désormais plus d’exutoire que de décoration.

— L’examen est terminé. J’ai les informations dont j’ai besoin pour constituer le dossier. Je pense que vous avez besoin d’un peu de temps pour faire face à cette… nouvelle. La prochaine échographie aura lieu le mois prochain. En temps normal, nous n’en faisons qu’une par trimestre mais en cas de grossesse gémellaire et gériatrique qui plus est, les rendez-vous deviennent mensuels, à partir du second trimestre.

Erwann opine du chef, étant donné que c’est à lui que s’adresse le médecin, qui devine que la patiente n’écoute plus rien, complètement sonnée. En effet, Gwendoline reste coite, le visage décomposé, les yeux dans le vague. Erwann n’arrive plus à capter ses prunelles émeraudes qui s’obstinent à le fuir.

— Vous pouvez vous rhabiller Madame, dit-elle en se tournant vers son ordinateur.

— Gwen ? l’apostrophe doucement Erwann en posant la main sur son bras.

Elle hoche la tête et se lève pour se revêtir, complètement hagarde. Elle essuie son entrejambe avec le papier que le docteur Hong lui tend. Puis remet ses vêtements un à un dans un silence de mort, uniquement perturbé par le bruit des appareils allumés qui créent des bruits parasites de machines en surchauffe. Comme le cerveau d’Erwann, pourtant sollicité par la femme en blouse blanche. Voyant l’état apathique de sa patiente en train de se rhabiller, la praticienne s’en remet désormais à lui pour terminer l’entretien :

— Bien, Monsieur Le Bihan. En sortant, prenez rendez-vous pour le mois prochain.

Elle lui rappelle qu’il est important d’agir rapidement car leurs plannings sont surchargés. Elle l’enjoint à expliquer à la secrétaire les raisons de cette urgence, pour que celle-ci leur trouve une place tôt le matin ou tard le soir, si besoin, précisant qu’ils gardent toujours des créneaux libres pour ce genre de contretemps.

— Si toutefois, vous ne souhaitez pas poursuivre cette grossesse particulière, poursuit-elle, pédagogue, sachez que le délai légal pour une I.V.G est passé de quatorze à seize semaines d’aménorrhées. Votre compagne est encore dans les temps mais il faudra contacter le planning au plus vite.

Même pas en rêve ! s’insurge-t-il pour lui-même. Choqué par ce conseil, Erwann se retient de l’envoyer paître mais n’en pense pas moins. Le médecin les conduit jusqu’au seuil de son cabinet et les salue lorsque le couple en franchit la porte. Le Breton lui tend une main ferme. Sa compagne, qu’il enlace par la taille comme pour la maintenir debout, fait de même, gardant néanmoins les yeux baissés.

— Merci Docteur, s’enquiert-il avec un sourire de façade. On va y réfléchir.

C’est tout réfléchit, connasse.

La porte se referme derrière eux, sur le sourire contrit de la gynécologue. Gwendoline avance dans les couloirs sans savoir où elle va, emportée par la main d’Erwann qui s’élance d’un bon pas vers la sortie de l’hôpital. Les néons défilent, les portes battantes s’ouvrent violemment, frappées du plat de la main d’Erwann, puis se referment derrière elle, toujours aussi hagarde. Une fois dehors, il daigne enfin s’arrêter à l’orée des portes coulissantes et alpague un passant en train de s’allumer une cigarette.

— Vous en auriez une à me dépanner, s’il vous plaît ?

Voilà trois jours qu’il n’a pas fumé une clope, depuis sa sortie officielle de prison. Mais si son désir d’arrêter de fumer est très fort, la panique qui le gagne prend le dessus. Tandis qu’il lâche la main de sa compagne pour allumer sa cigarette, Gwendoline, enfin libérée de son emprise, profite de ce moment d’inattention pour s’élancer loin de lui. Une main en coupe devant son visage, Erwann a à peine le temps de finir d’aspirer la fumée qu’il réalise qu’elle l’a planté devant l’entrée du bâtiment. Sa compagne fuyante s’est déjà éloignée de plusieurs mètres lorsqu’il relève la tête.

— Gwen, attends-moi !

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