Chapitre 77 : Ne m’oblige pas, part I
Les longues jambes d’Erwann la rattrapent tandis que Gwendoline se faufile sur le parking. Voyant qu’elle ne veut pas s’arrêter lorsqu’il la hèle, il tire sur son manteau pour la stopper dans sa course.
— Il est hors de question que tu avortes, décrète-t-il, énervé par leur entretien. Putain, à croire qu’ils n’ont que ce mot-là à la bouche. Tu parles d’un service d’obstétrique !
— Il est hors de question que j’ai des jumeaux, réplique-t-elle, ulcérée, en reprenant la poudre d’escampette.
Erwann jette sa cigarette allumée à peine entamée sur le béton, l’écrase avec le talon de sa chaussure et suit sa compagne, plus rapide qu’il ne s’y attendait. Il accélère et parvient enfin à la rattraper. Il la prend alors dans ses bras et l’enserre avec fermeté pour éviter qu’elle ne s’enfuie encore. Puis la regarde bien en face, mettant ses mains de chaque côté de son visage.
— Arrête, Gwen, s’il te plaît.
Elle le repousse, dégageant sa tête d’un geste brutal. Mais il la retient à nouveau, usant de sa force, comme il ne l’a jamais fait auparavant avec elle, tant il déteste cela.
— Lâche-moi, aboie-t-elle. J’ai besoin de me défouler.
— Nan. Je sais que tu paniques, mais on va trouver une solution. Et la solution ce n’est pas que tu me plantes ici pour te barrer je ne sais où.
— J’ai besoin de marcher. Et de marcher vite.
— Pas ici, alors. On rentre à l’appartement, on met des baskets et on fait tous les tours de pâtés de maisons que tu veux, mais là, tu veux juste m’éviter.
Erwann a conscience que la nouvelle qu’ils viennent d’apprendre est, pour elle, la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Face à la détresse de sa partenaire, la colère qu’il a ressentie envers la gynécologue retombe comme un soufflé, laissant place à de l’empathie pour sa compagne affolée. Il sait qu’il doit lui apporter son soutien alors que les violentes émotions qui déferlent sur elle menacent de la submerger et de l’engloutir. Elle a besoin de lui plus que jamais pour ne pas se noyer dans cette vague de peurs. Il la serre plus fort en murmurant :
— Je suis là, Gwen. Je suis là et tu n’es pas toute seule.
Le visage de sa compagne trahit l’abîme qui s’ouvre sous elle : les sourcils froncés, elle plante ses yeux de jade terrorisés dans ses pupilles noisette. Puis répète comme une litanie qu’elle ne peut pas. Elle ne peut pas gérer seule deux enfants en bas âge. C’est au-dessus de ses forces.
— Tu ne le feras pas, je te le promets.
— Tu ne peux pas me promettre ça avec le procès qui menace d’arriver et toi qui risques jusqu’à quinze ans de taule.
Il lui caresse la tempe, la maintenant d’un seul bras. Sa paume chaude vient se poser sur son visage glacé. Sous sa main, il perçoit sa mâchoire se contracter tandis qu’elle essaie de retenir d’irrépressibles claquements de dents. Le regard bienveillant, il lui sourit tendrement.
— Tu n’arrêtes pas de me répéter que je n’irais pas. Tu as changé d’avis, mon amour ?
— Non. Mais même si tu n’es pas coupable, les erreurs judiciaires existent.
Il soupire. C’est la première fois qu’il la découvre ainsi, pessimiste quant à leur avenir. Certes, elle a toujours eu du mal à se lancer dans leur histoire, alourdit de ses craintes liées à ses échecs passés, mais jamais à ce point-là. La négativité n’est pas un trait de caractère qu’elle cultive. Il comprend combien elle est ébranlée et cherche désormais par quels moyens il pourrait la rassurer. Raffermissant la prise de son bras, il scrute ses yeux affolés et déclare :
— On vient de se manger un quinze tonnes dans la tronche il y a cinq minutes. Laisse-nous le temps de le digérer, mon amour. On va y arriver.
— C’est déjà tout vu.
— Gwen... Je comprends que tu aies peur, mais on ne peut pas prendre de décision sur le parking d’un hôpital. Laisse-nous le temps d’en discuter et de tout envisager, s’il te plaît.
— Non, la décision est prise, je ne veux pas deux enfants d’un coup !
Elle le repousse plus fortement pour se dégager de son emprise. Une pointe au cœur le transperce. Blessé, Erwann la libère, la laissant s’écarter d’un pas. Il ressent sa réaction comme un rejet de lui-même et commence à vraiment s’inquiéter. Voyant que la douceur et la compréhension ne fonctionnent pas, il change de tactique, espérant la faire réagir :
— Tu sais à qui tu me fais penser quand tu te comportes comme ça ?
Mutique et les bras croisés sur la poitrine, Gwendoline le dévisage, le front plissé, prête à tout entendre.
À qui lui fait-elle penser ? À Alice, peut-être ?
Erwann lui en a déjà parlé. Elle se souvient qu’après l’annonce indigeste de sa grossesse surprise, son ex-femme avait très mal réagi en apprenant l’arrivée des jumelles, refusant de jouer les mères au foyer et de sacrifier son corps et sa jeunesse pour accueillir deux enfants. Forcément, deux bébés à la fois, ça mettait un sacré frein à la vie étudiante et libre qu’ils menaient jusque-là. Mais aux yeux de Gwendoline, cela n’a rien à voir avec leur situation actuelle. À cette époque, Erwann ne risquait pas de se retrouver derrière les barreaux.
Une bourrasque de froid l’extirpe de ses pensées et de son silence :
— Si tu me dis que je te fais penser à Alice, je te jure que je hurle.
— À Stéphane.
— Génial, crache-t-elle d’un ton ironique. Encore mieux. Merci de me comparer à un connard.
Il déclare cependant qu’elle réagit de la même façon que lui à l’époque. Puis explicite ses propos en lui rappelant que Stéphane, avant de lui suggérer comme seule alternative un avortement, avait surtout catégoriquement refusé d’en discuter. Or, comme Erwann le souligne à sa compagne, cette dernière avait eu besoin d’en parler et de tout envisager pour appréhender au mieux la terrible situation dans laquelle ils étaient.
— Mais il t’a imposé sa décision, son choix, ne te laissant pas voix au chapitre. Et tu fais pareil avec moi.
— Ce n’est pas toi qui devras avorter, Erwann, cela n’a rien à voir.
— Tu n’as pas l’obligation de faire ça. Je ne te le demande pas et je suis même contre. Moi, j’ai besoin qu’on envisage tous les cas de figure. Ne me fais pas aujourd’hui ce que Stéphane t’a fait à l’époque.
— Arrête de prononcer son prénom. Arrête de me comparer à lui.
— Arrête de te comporter comme lui, réplique-t-il du tac au tac. Gwen, je comprends que tu paniques, vraiment, mais laisse-nous le temps d’encaisser. Laisse-nous du temps. Juste du temps. S’il te plaît.
Il la reprend dans ses bras, mais malgré ses supplications douces, elle s’enfuit encore, lui échappant une nouvelle fois, semblable à une anguille vivante refusant de se laisser attraper. Elle recommence à courir, des larmes remplissant ses yeux, l’empêchant d’aller bien loin. Erwann suit sa course et la rejoint après quelques mètres. Lorsqu’il est à sa hauteur, il l’entoure de ses bras et, pour la première fois, contre toute attente, elle se débat en criant :
— Ne m’oblige pas s’il te plaît, ne m’oblige pas !
— Mais je ne veux pas te forcer, Gwen, juste en discuter !
— Ne m’oblige pas, s’il te plaît, ne m’oblige pas.
Sa compagne semble soudain possédée par il ne sait quel démon maléfique. Elle ne le regarde plus, les yeux dans le vide, des larmes ruisselants de chaque côté de ses joues. Son visage exprime un tel désarroi que cela lui fait mal de la voir ainsi. Elle paraît ailleurs, dans un autre monde, loin, si loin de lui. Où a-t-elle subitement disparu ? Tandis qu’il l’enserre fermement contre son torse, elle répète encore et encore sa litanie désœuvrée.
— Ne m’oblige pas, supplie-t-elle à présent, comme si elle se sentait menacée et en danger. Je t’en prie, ne m’oblige pas.
— Ma chérie, arrête de dire ça, l’enjoint-il avec douceur. Je t’assure que je ne veux t’obliger à rien du tout.
Mais c’est comme si elle ne l’entendait pas, comme si elle ne le voyait plus. Sa voix n’est plus qu’un filet, une faible sonorité psalmodiant la même diatribe depuis quelques minutes déjà. Elle se laisse glisser le long de son corps, jusqu’à s’écrouler à terre, sur le sol sale, inerte, petite poupée de chiffon entre ses bras forts.
— Je t’en supplie, ne m’oblige pas.
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