Chapitre 79 : Seule
Les larmes de Gwendoline sont intarissables. Erwann sent combien elle est en train de s’enfoncer dans une détresse insondable, dont il ne voit pas l’étendue, camouflée par le silence qu’elle entretient depuis des années. Il l’invite à lui dire ce qui la tracasse autant, ce qui la met dans un tel état. Prêt à tout entendre, il se tait, espérant qu’elle se dévoilera à lui.
Elle secoue la tête de droite à gauche, comme incapable de prononcer les raisons de sa peine. Puis, essaie de respirer et de trouver les mots qui parleront pour elle, de cette douleur d’un autre temps, lorsqu’elle était tout juste séparée du père de sa fille. Elle commence par lui dire qu’il ne peut pas comprendre ses tourments car il n’a pas connu la difficulté d’élever un enfant seul.
— Quand tu t’es séparé d’Alice, Manon avait presque onze ans, et tu avais vécu toute son enfance avec elle et ta femme. Vous formiez une famille. Vous étiez trois...
— Une famille bancale, intervient-il pour clarifier les choses. Crois-moi, très bancale.
— Bancale, certes, mais quand même. Je…n’ai même pas… connu… ça, hoquète-t-elle en pleurant de plus belle.
Elle raconte alors la séparation, et Emma qui n’avait qu’un an et demi. Les dix années suivantes qu’elle a passé à s’en occuper seule, ou presque, étant donné qu’elle ne s’est jamais remise en couple. Une solitude pesante qu’elle a ressentie chaque jour, car chaque jour lui rappelait combien elle devait tout prendre en charge sans l’aide de quiconque. Certes, le père d’Emma n’était pas mort, mais il jouait un rôle tellement sporadique, qui si cela avait été le cas, elle n’aurait pas noté de différence.
— Je n’en doute pas une seconde, confirme Erwann. Tu n’en parles jamais, on croirait vraiment qu’il est mort.
— Non, parce que si cela avait le cas, on m’aurait offert de la sympathie, on m’aurait accordé de la compassion. Mais il était vivant et refaisait sa vie de son côté. Et moi, je n’ai jamais réussi !
Comme le confie Gwendoline, elle avait le sentiment que les gens pensaient que son célibat était de sa faute, que si elle n’arrivait pas à retrouver quelqu’un, c’est parce qu’elle n’était pas aimable. Elle imaginait souvent son entourage l’accusant dans son dos d’être invivable, ce qui aurait justifié que personne ne s’intéressa à elle durant ces longues années.
— Mais, en vérité, en accordant seulement quatre jours par mois à notre fille, il avait tout le loisir de refonder un foyer. Moi, j’étais celle qui s’en occupait du lever au coucher du soleil. Quand aurais-je pu retrouver quelqu’un ?
Elle reprend son souffle avant de poursuivre son récit. Elle se rappelle tous ces Noëls en tête à tête avec son enfant, sans compagnon avec qui partager ce moment en famille. Il en était de même des vacances ou des week-ends. Il y avait aussi les anniversaires où elle devait faire bonne figure face aux autres parents qui, en déposant leur gamin, demandaient toujours si elle allait s’en sortir, seule, face à tous ces bambins. Sans parler de toutes ces fois où sa fille était malade, et qu’elle devait veiller sur elle, sans personne pour prendre le relais. Et que dire de ces jours où Emma avait besoin d’attention, que sa mère, malade, devait lui apporter coûte que coûte, quitte à s’obliger à paraître en forme, alors qu’elle aurait rêvé de s’allonger et de dormir tout son soûl.
— Mais il fallait que j’assure quand même. Je n’avais pas d’épaules sur laquelle m’épancher après une dure journée, ou quelqu’un qui puisse me dire : « ne t’inquiète pas, je suis là, vas te reposer ».
Erwann la serre plus fort. Mais Gwendoline ne fait plus attention à lui désormais, replongée dans les réminiscences de ce passé pas si lointain qui l’a conditionnée à ne plus jamais vouloir se retrouver dans cette situation. Elle raconte les rendez-vous médicaux, les médecins, les ostéopathes, les orthodontistes, les dentistes, l’ophtalmo ou les thérapeutes que sa fille a vus quand elle en a eu besoin. Puis le temps passé à remplir les dossiers d’inscriptions, à faire la queue pour les écoles, les centres aérés, pour le sport, pour les stages, à l’emmener à droite et à gauche, à des anniversaires, ou pour accompagner des sorties scolaires…
— J’étais corvéable à merci, je n’arrêtais jamais. J’étais de toutes les réunions parents-prof, celle qui assistait à toutes les fêtes de l’école, qui participait aux activités sportives ou culturelles. Je ne pouvais dire non pour la simple et bonne raison que si je ne le faisais pas, personne ne l’aurait fait à ma place. Il s’est entièrement dédouané sur moi, sans me laisser le choix, parce qu’il y avait toujours une bonne raison, une bonne excuse, parce que reconstruire sa vie, refaire des enfants, se marier, tout cela, ça lui prenait un temps fou !
Erwann essuie les larmes qui dévalent sur ses joues tandis qu’elle débite ses paroles à la hache.
— Et moi, ma vie privée ? Eh bien, comme tu t’en doutes, je n’en avais pas.
À bout de souffle, elle raconte comment, lors de l’une des rares fois où elle a accepté d’aller au restaurant avec un homme, un soir, elle a reçu un message du père de sa gamine. Photo à l’appui, ce dernier l’informait avoir atterri aux urgences avec Emma, présentement en train de se faire plâtrer. Elle s’était fait un arrachement osseux sur un trampoline le dernier jour des vacances. Le verdict était tombé pendant le repas de Gwendoline et de son prétendant : six semaines de plâtre.
— À ton avis, qui allait devoir gérer ça ? demande-t-elle, narquoise.
— Toi…
— Moi, évidemment. Moi toute seule, en dehors des fameux six jours où il allait l’avoir en week-end chez lui. Et tu sais ce qu’il m’a osé me dire quand elle est revenue avec ses béquilles : « c’est pas si méchant, ça passera vite ».
Erwann émet un rire jaune de dépit. Il commence à comprendre l’ampleur du problème, et celle de la tâche qui a incombé à sa compagne, forcément seule pour assumer les gestions de crise.
— Six jours, oui, ça passe vite, mais pas six semaines, reconnaît-il plein d’empathie.
Elle acquiesce, reconnaissante qu’il ait compris combien elle s’était sentie démunie et impuissante face à ce genre d’ennuis. Elle ajoute qu’elle a dû elle-même l’emmener se faire déplâtrer, parce qu’elle cite : « monsieur travaillait ». Avec une morgue pleine d’ironie, elle embraye en affirmant qu’elle, apparemment, devait posséder un arbre à billets chez elle, dans lequel elle piochait chaque jour puisque selon son ex, elle n’avait pas besoin de travailler. Puis renchérit quant au fait qu’il n’y avait visiblement que lui qui était concerné par ces basses obligations, par ces contingences matérielles, car il disait qu’elle, avec son métier, faisait ce qu’elle voulait. À l’écouter, comme elle n’avait qu’une enfant et pas de patron pour la commander, son quotidien n’était que strass et paillettes.
— À croire que je passais ma journée à faire des claquettes en chantant.
— Gwen, tu ne m’avais pas raconté tout ça… je ne pouvais pas deviner mais…
— Non, Erwann, l’interrompt-elle. Je ne veux pas revivre ça. C’est au-delà de mes forces. Pas avec deux bébés, et même plus avec un non plus, d’ailleurs. Rien que d’en reparler, cela m’a rappelé combien ces années ont été tristes par moments. Je ne peux plus accepter cette situation. Je veux avorter.
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