Chapitre 80 : Une nouvelle énergie
— Je comprends, se résigne Erwann, en caressant sa joue froide.
Il est tourné vers elle, assise sur le siège passager de leur X5. Bien que chaque mot prononcé par Gwendoline lui ait fait l’effet d’un lame acérée enfoncée dans le cœur, il s’oblige à sourire pour ne pas lui montrer sa peine. Il lui répète qu’il accepte son verdict. Il ne peut pas l’obliger à porter la vie contre son gré. Malgré ses yeux brillants qui trahissent la douleur de cette décision, il argumente encore en ce sens pour lui prouver qu’il la suit :
— On ne sait pas si je vais aller en prison. Tu as raison. C’est plus prudent d’agir ainsi.
Décidé à s’auto-convaincre, et en dépit de la souffrance qui lui lacère les entrailles, il poursuit :
— On a aucune certitude de qui sont ces enfants. Ce sont trop de paramètres hasardeux pour toi, pour nous, pour toute la famille.
Gwendoline opine du chef devant la bonne volonté de son compagnon. Elle porte sa main à ses lèvres et y dépose un baiser. Soulagé de la voir plus sereine, il en fait de même dans la foulée. Il lui rappelle que le plus important pour lui est qu’elle aille bien, quoi qu’il arrive. Apaisée par ce contact et ces mots, Gwendoline respire plus calmement et reprend peu à peu contenance.
— Dans le pire des cas, je me retrouve enceinte de deux enfants qui ne sont pas de toi et que tu ne peux pas élever parce que tu es en prison. Ce serait affreux.
Erwann approuve cette remarque, le cœur déchiré. Malgré sa déception, il reconnaît que cette hypothèse, la pire de toutes, ne peut être exclue. Il comprend son point de vue et sa position actuelle, face à tous ces bouleversements. Ce n’est pas lui qui devra porter tout ça seul à bout de bras. Il ne veut pas lui faire revivre ça, encore une fois. Bien que cela lui fende le cœur, il réaffirme qu’il se range de son côté, quelle que soit sa décision, y compris celle d’avorter.
— On fera comme tu voudras, Gwen. J’arrête de t’influencer. Je te laisse le dernier mot.
— Tu m’en voudras si j’avorte ?
Si ?
A-t-elle bien dit « si » ? Pourquoi n’a-t-elle pas dit « quand » ? Peut-il reprendre espoir ? Erwann sent sa poitrine se réchauffer mais, malgré sa joie, il décide de garder sa ligne de conduite et de laisser les cartes aux mains de sa compagne.
— Bien sûr que non, mon amour. C’est toi qui décides. Tu as peur que je ne sois pas à tes côtés pour les élever, et même si on est optimiste et tout ce qu’on veut, la prison reste une éventualité. Je ne peux pas t’obliger à poursuivre cette grossesse dans ce contexte incertain. Je ne veux pas m’immiscer dans ta décision. C’est ton corps, ton choix.
La dernière phrase résonne violemment en elle, non pas comme une sentence insoutenable, mais comme la clef d’un cadenas qu’on viendrait enfin de lui offrir pour s’en libérer. Un silence s’installe. Ni lourd, ni empressant, celui-ci n’est qu’un souffle léger qui vient les caresser pour les rafraîchir de la tension qui s’est insinuée entre eux quelques temps auparavant. Erwann répond à ses attentes dans la gestion des crises. Erwann répond à ses attentes quel que soit le problème qu’ils affrontent depuis le début de leur relation. Erwann a toujours fait ou dit ce qu’il fallait. Gwendoline se souvient du sac qu’il a porté pour elle au pied du pont, lors de leur première séance photo. Il l’avait délestée de sa charge. Il l’a fait ce soir-là et toutes les fois suivantes chaque fois qu’il en a eu l’occasion.
— Et le client ? demande-t-elle. On fait quoi ?
— Si tu penses que lui en parler éclaircira les choses pour toi, fais-le, je te soutiendrai.
La flamme de l’espérance ravivée en lui quelques instants plus tôt reprend de la vigueur. Si elle veut en parler au client, c’est qu’elle cherche encore à trouver une autre alternative à l’avortement. Son sourire s’élargit, même lorsque sa partenaire lui annonce :
— Mais imagine qu’il veuille les reconnaître ?
— C’est impossible ça.
— Non, c’est possible, assène-t-elle. C’est même un risque.
— Hein ? Comment ça ?
Erwann est incrédule. Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore !
— Ça s’appelle la reconnaissance anticipée et c’est uniquement possible lorsque l’enfant est conçu hors-mariage. N’importe quel homme peut aller à la mairie avec une adresse et dire : Bonjour, je suis Monsieur bidule machin chouette et je reconnais les enfants de Madame Gwendoline Beaurepaire. Il signe et basta !
— Putain, mais même pas en rêve ! s’énerve Erwann, outré. Il en est capable ?
— Comment veux-tu que je le sache, je ne le connais pas. Je ne l’ai vu que quelques heures dans ma vie.
Dubitatif, Erwann souligne que son ancien client est marié et n’aurait rien à gagner à faire ça, si ce n’est ruiner son couple qui n’allait déjà pas très bien au vu de ce que sa compagne lui a raconté. Face à cet argument, Gwendoline reconnaît qu’il marque un point et se tait, pensive. À présent, le cerveau d’Erwann se met à turbiner en se remémorant les dernières phrases qu’ils viennent de prononcer. Si Gwendoline appelle son client, et que ce dernier ait la mauvaise idée, aussi farfelue soit-elle, de faire une reconnaissance anticipée des deux enfants, Erwann a trouvé la parade pour lui couper l’herbe sous le pied. N’a-t-elle pas dit que cette action n’était possible qu’hors-mariage ?
— Je viens d’avoir une idée, reprend-il, arborant de nouveau un large sourire aux lèvres. Est-ce que tu sais si Manuella est libre ce soir ?
— Non, Quentin vient la visiter. Ces deux-là, ils se sont quittés depuis cinq minutes mais ils sont déjà en manque.
Erwann se mord la lèvre inférieure, déçu. Puis déclare avoir pourtant besoin de l’aide de Manuella pour réaliser le plan qu’il a en tête. « Un plan ? » s’étonne Gwendoline, confuse. Elle ne dit rien mais lève un sourcil, dans l’attente d’une explication plus poussée.
— J’aimerais qu’elle nous garde Emma ce soir.
— J’avais bien compris, mais pourquoi ?
— Retourner en Bretagne.
— Hein ? Mais on vient à peine de rentrer. Et puis, on ne peut pas leur demander ça, c’est leur première soirée en amoureux.
Erwann repense au problème d’impuissance de Quentin, qui va devoir éviter de se retrouver seul à seule dans l’intimité avec sa nouvelle compagne. Et qui a-t-il de plus efficace qu’un enfant pour casser une ambiance romantique à souhait ? Parfait, s’il met son plan de génie à exécution, cela permettra à son meilleur ami de passer une super soirée avec Manuella et sa belle-fille, sans aucun risque que la première découvre sa libido en berne. Sans lui dire ce qu’il a réellement derrière la tête concernant les deux tourtereaux, Erwann informe Gwendoline qu’il trouvera le bon argument auprès de Quentin pour l’inciter à inviter les deux filles à se faire un ciné-resto.
— Tu es sûr de ton coup ? Tu penses que Quentin, ou pire, Manuella, vont apprécier ce guet-apens ? Troquer une soirée en amoureux contre un baby-sitting ? Certes, Quentin a des choses à se faire pardonner, mais Manuella risque de s’y opposer.
— Crois-moi, si elle veut que son histoire marche avec lui, elle a intérêt à suivre mon idée.
— Bon... Je te fais confiance. Tu as l’air sûr de toi. Pour Emma en tout cas, tu vas marquer des points, c’est sûr !
— Étant donné que j’en suis à -100000 avec ta fille, je pense que cela ne me fera pas de mal de redorer mon blason.
— Elle est pro-LGBT, rappelle Gwendoline pour justifier la colère de sa fille.
— Et elle a raison ! Mais...
— Je sais Erwann, pas la peine de me refaire ton sketch du « on a enculé mon fils, on a enculé mon fils ».
Disant cela, elle le mime en éclatant de rire, suivie de près par son compagnon, qui reconnaît le ridicule de ses propos et de la scène qu’il leur a imposé cette nuit-là. Tous les deux partent d’un fou rire incontrôlable. Durant celui-ci, Erwann se met à glousser de plus belle en repensant à Quentin qui n’est plus capable de lever le drapeau. Il aimerait en parler à sa compagne mais se retient, de peur que celle-ci ne puisse s’empêcher de s’en ouvrir à sa meilleure amie. Il sait le lien ténu qui les unie et préfère ne pas prendre de risque. Aussi fiable soit-elle, Gwendoline reste une femme et les femmes se racontent tout entre elles. Il vaut mieux s’abstenir. Voyant sa partenaire rire aux éclats, il se réjouit qu’elle ait momentanément oublié l’objet qui les a conduit, là, sur le parking de cette maternité. Il a un nouveau projet pour l’aider à conserver cette joie de vivre qu’il aime tant chez elle. Ce soir, il va la faire rêver.
— Maintenant que notre soirée est sauvée, j’ai un coup de fil à passer dès qu’on sera rentrés à la maison. Pendant ce temps-là, tu pourras nous préparer une petite valise, s’il te plaît ? Je te kidnappe cette après-midi, après le déjeuner.
— Pour aller où ?
— Ça, c’est une surprise.
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