Chapitre quatre : Vinrent les comédiens
Je m'efforçai d'être un commis exemplaire. L'ennui de cette vie me pénétrait jusqu'à la moelle. Les jours se suivaient dans une monotonie qui m'aurait rendu fou s'il n'y avait pas eu la bonne nourriture, l'apprentissage que je faisais à moi-même du dessin, la faim jamais assouvie de tout lire et surtout la vue et les sourires de Julie. Mais - Ô Désespoir ! - au bout de trois années l'astre de mes jours, le soleil de ma vie, partit. Lasse de soupirer après Armand le parfumé Julie épousa un boutiquier, que je jalousai à mort. Je m'étiolais. La vie n'avait plus de sens sans Julie.
Une fin d'après-midi, la boutique étant fermée, je vis comme bien d'autres habitants entrer des comédiens ambulants dans la ville. Comment te décrire, ami lecteur, cette entrée ? Il faudrait un talent bien plus grand que le mien pour faire part de toutes les sensations qui submergèrent les provinciaux que nous étions, à la vue de ces deux charrettes usées tirées avec peine par des haridelles plus que maigres, de ces comédiens habillés de nippes et de chapeaux qui, même pour nous, semblaient lépreux, de ces vieilles malles toutes cabossées et surtout de ces comédiennes trop souriantes, dépoitraillées, bouleversantes...
Cette troupe demanda, telle l'autorité militaire exigeant réquisition, qu'on l'aida. Nous nous empressâmes tous d'obéir comme nul n'aurait obéi aux exigences militaires, curieux de voir ce que tout cela allait donner. Sans aucune gêne, aucun répit et avec force bruits nous tous dressâmes les tréteaux. De vieux rideaux lourds et poussiéreux furent tendus, des couvertures rapiécées sur lesquelles étaient peints des candélabres, des meubles, des nuages, des paysages, furent clouées aux «murs». Avec force roulements de tambour et grincements de violon le spectacle à venir fut annoncé en chantant et en gueulant. Ils avaient de la voix, pardieu, ces comédiens, et les dames n'étaient pas en reste...
Il y eut la pièce. Ma première pièce de théâtre. Des nuages descendaient du ciel, le soleil se couchait et de l'orage, comme un vrai orage, avec du tonnerre et des éclairs. De vieux barbons, des demoiselles éplorées, des servantes accortes, de méchants bagarreurs. Puis des soldats, sortis d'on ne savait où, galonnés et chapeautés qui, avec plus de bruits que d'épées, mirent vaillamment en déroute l'ennemi dans une fracassante bataille. Il fallait croire sur parole l'acteur : ils étaient cinq cent, et nous le crûmes. A la fin les soldats triomphèrent. L'honneur était sauf. Je n'avais rien compris. Mais c'était magnifique. Comment rester dans le commerce des toiles et draps après cela ?
Après avoir vu les comédiens je m'imaginais encore moins faire ce métier toute ma vie. Autant mourir de suite! Monsieur Marais fut déçu que je voulusse partir :
« J'augmente tes gages, petit Collot — ce qu'il ne m'avait jamais proposé avant— et comme tu es un brave petit épouse plus tard ma fille. »
Autant devenir moine ! Même la dot que m'apporterait ma « promise » - dot dont le montant grimpait au fur et à mesure qu'augmentait ma réticence - n'aurait pu m'arrêter dans ma volonté de partir.
Je proposai au marchand drapier une petite affaire : voulant pour mon jeune frère une vraie éducation avec latin et tout cela je promis au marchand que s'il faisait donner meilleure instruction à mon frère qu'à moi-même, en le mettant au collège de la ville, Pierre s'engageait à l'aider à la boutique et surtout, à l'âge d'homme, à épouser Odette.
Comment ferait mon frère, le moment venu, pour ne pas avoir à épouser Odette ? Mystère. Pauvre Pierre s'il devait arriver un jour à cette extrémité ! Mais l'important était d'obtenir d'abord ce que je voulais - l'instruction pour Pierre - puis gagner du temps en étant assez astucieux.
Curieusement Monsieur Marais, dur en affaires, accepta ma proposition. Odette était une charge, il voulait trouver une solution et ne plus s'en encombrer. Je quittai la boutique du père Marais mais restai en bons termes avec lui. Je lui écrivis plus tard quelques missives en enjolivant ma vie. Pendant la Tourmente il m'aiderait à obtenir à un prix plus que vil, et à son corps défendant, un bien national que je... Mais je ne veux pas succomber à cette manie d'anticiper dans mon récit...
Après avoir vu les comédiens je devais changer de vie. Je partis pour m'engager comme soldat.
Ami lecteur ne cherche pas la logique. Il n'y en avait pas.
Ailleurs
En chemin vers la métairie de mes parents il plut. J'attendis longtemps que la pluie cessât. Pensant faire le retour vite je n'avais rien emporté à manger. J'avais faim, très faim, sensation de ma petite enfance oubliée ces dernières années.
Quand la pluie enfin s'arrêta je me mis en quête de quelque chose à glaner de par les prés. Non loin de quelques vaches je vis de minuscules champignons tout frêles ayant poussé après ces grosses ondées. C'était tout ce que je trouvai pour me caler la dent creuse. Pas grand chose à se mettre dans l'estomac, mais cela valait mieux que rien.
J'en mâchai des douzaines.
Je repris ma route. Puis je dus m'asseoir. Puis m'allonger au creux d'une haie. Sans fermer les yeux les arbres autour de moi changent d'aspect. Le ciel s'approche de moi. Les nuages prennent des couleurs intenses et impossibles. Le vent me parle. Tel un oiseau des mers je vole au-dessus de la campagne. L'infini est à portée de main. Le temps s'agrandit. Disparaît. Une femme, belle, m'apparaît. Je ne l'ai jamais vue. Je sais qui elle sera. Mon corps n'est plus là. Il n'a plus d'importance. Je suis au-delà. Au-delà des mots. Je suis puissant. Invincible. Je suis hors de moi. Je vois tout. Je comprends tout. Je suis toi. Je suis nous. Je suis sans limites. Je suis tout. La Création est mienne. Je suis Dieu. Je suis fou.
Maman ! A l'aide! Au secours Maman ! Je ne veux pas me perdre... Rentrer en moi... Retrouver le chemin vers moi... Ma vie, mon monde, mon siècle. Rentrer dans ma coquille. J'ai peur. Dieu, Aidez-moi ! Seigneur Jésus Votre Fils, Aidez-moi ! Vierge Marie ! Aie pitié de moi ! Maman, sauve-moi !
Le temps du retour est dilaté, infini. Une seconde. Un siècle. Je suis en sueurs. J'ai la nausée. Je tremble. Avec violence. De tout mon corps. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Je n'ai pas de mots pour cela. Suis-je allé là où on ne doit pas aller ? Ai-je vu ce que je ne devais pas voir ? Suis-je fou ? Je ne sais.
Mais je comprends que je ne dois révéler cette expérience singulière à personne. Jamais.
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